Philippe Chalmin : "Les entreprises doivent gérer le risque que représente l'achat de matières premières"
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Philippe Chalmin économiste "Les entreprises doivent gérer le risque que représente l'achat de matières premières"

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Gaz, pétrole, denrées agricoles, métaux, matériaux pour le bâtiment : la guerre en Ukraine exacerbe la flambée des prix.Pour les entreprises, l'inflation galopante doit générer de nouveaux comportements. Explications de l'économiste Philippe Chalmin, spécialiste des matières premières au niveau mondial.

Philippe Chalmin, économiste : "Lorsqu'une entreprise répond à un appel d'offres, elle doit être capable de se dire qu'un certain nombre de prix de matières premières vont évoluer sur la durée de vie du contrat" — Photo : DR

Quel était le contexte du marché des matières premières avant l'invasion de l'Ukraine ?

Nous avions déjà des tensions très fortes sur un certain nombre de marchés de matières premières et de "commodités" depuis le printemps 2021. L'an dernier, nous avons vécu au moins trois crises : une crise logistique, avec la flambée du prix du fret conteneur qui a paralysé un certain nombre de filières, y compris des filières de matières premières avec des taux de fret multipliés par 8 à 10 et des délais de livraison qui sont passés de semaines en mois. Deuxième crise, une crise énergétique – électricité en Europe, engrais et pétrole – déclenchée par le gaz naturel. Ce dernier n'a pas n'a pas attendu l'Ukraine pour flamber, que ce soit sur les marchés asiatiques ou européens. Et un début de crise agricole lié à quelques mauvaises récoltes et surtout à l'importance de la demande chinoise. On pourrait même ajouter une quatrième crise sur un certain nombre de marchés de matériaux de minerais et métaux liés à la transition énergétique et à la reprise de l'économie mondiale et de la demande. Donc globalement, si je fais le bilan de 2021, on observe des augmentations moyennes du prix des matières premières et des commodités de 50 à 100%, en dehors du cacao et de l'or dont les prix avaient stagné. Voire une multiplication par quatre pour le gaz naturel en Europe.

La guerre en Ukraine prolonge finalement des crises déjà aiguillées par la pandémie ?

La guerre a d'autant plus d'impact qu'elle intervient donc sur un terrain qui était miné et sur lequel on avait déjà de très fortes tensions. C'est la cerise sur le gâteau. L'invasion de l'Ukraine a provoqué une crise énergétique, en particulier sur le gaz naturel, mais aussi sur le pétrole. Une crise énergétique qui va exacerber les tensions sur les marchés des engrais. Autre phénomène, la crise agricole, que l'on n'avait pas forcément vu venir. Celle-ci est liée à trois facteurs : la fermeture de la mer Noire qui bloque les exportations en fin de campagne de la Russie et de l'Ukraine, l'impact sur les marchés des engrais qui va avoir des conséquences sur les campagnes à venir.

"En tant qu'exportateur de blé, la France peut profiter de cette situation à l'exportation"

Enfin, du fait que l'Ukraine est devenue une zone de combat, nous ne savons pas quelles seront les conditions des emblavements (semis, NDLR) pour les céréales de printemps - maïs, orge, betterave... Conséquence, on commence à penser que l'on va vivre une campagne 2022-2023 sans la présence de l'Ukraine à l'exportation, or c'était un acteur important sur ces marchés. Et enfin, une crise liée à tous les métaux – métaux non ferreux, petits métaux comme le palladium, le titane, etc. – pour lesquels la Russie joue un rôle important.

Est-ce que la France va être touchée par la flambée des prix ?

Les éleveurs vont voir le prix de l'alimentation du bétail augmenter. Nous allons payer plus cher en tant que consommateurs, ainsi que les industriels pour le blé, le maïs, les huiles, etc. En revanche, en tant qu'exportateur de blé, la France peut profiter de cette situation à l'exportation. Car du fait de la hausse des prix et devant la disparition du blé de la mer Noire, certains vont se tourner vers la France. C'est le cas de l'Algérie, qui avait plus ou moins boycotté le blé français. Ayant besoin de s'approvisionner en blé à court terme, elle a finalement fait le choix de l'importer de France. Et de le payer une bonne centaine d'euros la tonne plus cher qu'avant l'invasion et la fermeture de la mer Noire.

Quelles vont être les conséquences de la hausse des prix, notamment pour les entreprises ?

Pour les entreprises, a priori cela va augmenter leurs coûts de production. Il faut différencier deux types d'entreprises : celles qui peuvent transmettre sur leur aval la hausse de leurs coûts de production sur leur facture d'achat et celles qui ne le peuvent pas. Ces dernières auront intérêt à prévoir des clauses de revoyure sur leurs prochains contrats. Lorsqu'une entreprise répond à un appel d'offres, elle doit être capable de se dire qu'un certain nombre de prix de matières premières vont évoluer sur la durée de vie du contrat. Une entreprise du BTP doit par exemple intégrer la variation des prix du béton ou du bois de charpente. C'est d'ailleurs tout l'exercice que l'on a dans le cadre de l'agroalimentaire avec les lois Egalim et toutes les renégociations en cours.

"Il est de plus en plus nécessaire pour une entreprise d'avoir une gestion anticipatrice de ses achats"

Mais ce n'est peut-être pas encore un réflexe évident dans beaucoup d'entreprises. Cela va les obliger à anticiper et à gérer le risque que représente l'achat de matières premières. Aujourd'hui, et cette crise en est la preuve, il est de plus en plus nécessaire pour une entreprise d'avoir une gestion anticipatrice de ses achats, d'être capable de gérer ces risques et de les couvrir dans la mesure du possible. Or pendant longtemps, en France, la fonction achat n'était pas considérée, avec des prix qui étaient relativement stabilisés et des coûts de production qui ne rentraient pas dans leurs équations de calcul.

Est-ce qu'elles doivent économiser l'énergie dès à présent ?

Il y a un vrai choc énergétique qui part du gaz et qui est tout à fait comparable au choc énergétique que le monde a connu dans les années 70. S'il est donc un choc que toutes les entreprises subissent aujourd'hui, c'est bien celui-ci. Il est d'autant plus fort pour ces dernières car si les particuliers ont leur facture de gaz et d'électricité à peu près plafonnée en France, ce n'est pas le cas des entreprises. Ce qui sous-entend que la gestion des achats d'énergie des entreprises – qui ont des factures d'énergie supérieures à celle des particuliers – doit être totalement intégrée dans la gestion de leur compte d'exploitation.

Que pensez-vous des mesures du plan de résilience pour aider les entreprises à endiguer les conséquences de la guerre en Ukraine ?

Les tensions sur les carburants sont bien antérieures à la guerre. Mais le plan de résilience va plutôt dans le bon sens s'il est capable d'aider vraiment les entreprises qui sont confrontées aujourd'hui à des problèmes du fait de l'augmentation de leur facture énergétique. On ne peut pas toutefois demander de miracle à l'État. Il ne peut pas tout faire.

"La notion de pénurie est surtout liée à la crise logistique qui perdure et aux retards de livraison"

Les aides financières sur le gaz et l'électricité sont bonnes mais la remise carburant qui s'adresse à tous et ses 4 milliards d'euros sont quelque peu démagogique. Le problème, c'est de réussir à cibler et à aider les entreprises qui en ont réellement besoin. C'est aussi d'essayer de mettre en place des démarches afin de les amener à être moins dépendantes, c'est-à-dire qu'elles aient vis-à-vis de leur compte énergie une démarche plus pro-active que nombre d'entre elles aujourd'hui. Même si ce n'est pas évident.

Y-a-t-il un risque de pénurie de matières premières ?

La notion de pénurie est surtout liée à la crise logistique qui perdure et aux retards de livraison. Etant donné que nous n'en avons pas fini avec la pandémie – regardez ce qui se passe actuellement avec le confinement à Shanghai –, les chaînes de valeur au niveau mondial sont très durablement perturbées. Au-delà, cela se traduit par des hausses de prix. C'est la seule variable d'ajustement du marché de l'offre et de la demande. Un prix à un moment donné, c'est la somme des anticipations que font tous les opérateurs pour savoir ce que sera le rapport entre l'offre et la demande demain. Lorsque cette dernière excède l'offre, le prix monte jusqu'au moment où il est tel que cela provoque une baisse de la demande, non pas par manque de besoin mais par manque de moyens. C'est exactement ce qu'il se passe actuellement. L'Ukraine n'a vraiment d'impact sur les marchés mondiaux que sur les céréales.

"Le risque concerne finalement plus la flambée des prix, que l'on retrouve dans l'augmentation générale des prix et dans l'inflation, que dans une pénurie"

Par contre, il est clair que la Russie joue un rôle important en tant qu'exportateur de pétrole, de gaz et d'un certain nombre de métaux et de céréales, mais de manière un peu moins marquée, d'autant plus que le blé russe pour l'instant continue à être exporté tant que les conditions le permettent dans la mer Noire. Il pourrait à la limite y avoir pénurie sur le gaz, car c'est un goulot d'étranglement étant donné que nous n'avons pas de capacité suffisante pour importer du gaz d'ailleurs. Pour le reste, la France peut toujours importer, quitte à payer plus cher. Le risque concerne finalement plus la flambée des prix, que l'on retrouve dans l'augmentation générale des prix et dans l'inflation, que dans une pénurie. La seule crainte en la matière concerne le gaz naturel en Europe, si jamais la Russie imposait d'être payée en roubles pour soutenir sa monnaie et décidait de fermer le robinet.

Est-ce que selon vous les effets de la crise vont aller en s'accentuant ?

On a à la fois une incertitude géopolitique et une incertitude sanitaire qu'il ne faut pas oublier. L'écrivain et journaliste Alphonse Allais disait : "Il est difficile de faire des prévisions, surtout en ce qui concerne l'avenir". Je suis incapable de vous dire ce qu'il va en être de la guerre mais j'aurais quand même tendance à penser que l'on arrivera peut-être, d'une manière ou d'une autre, à trouver une solution permettant, éventuellement, d'arriver à une sorte de cessez-le-feu ou de paix des braves entre la Russie et l'Ukraine. Néanmoins, cela va laisser des traces et prendre du temps. De ces incertitudes naissent la volatilité et l'instabilité. En toute logique, on devrait avoir un tassement de la crise énergétique et des crises industrielles, à l'exception des nouvelles utilisations de certains minerais et métaux de la transition énergétique sur lesquels des tensions pourraient perdurer. En revanche, je pense que la crise logistique va durer.

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