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Comment les PME se sont retrouvées prises au piège de la crise de l’énergie
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Comment les PME se sont retrouvées prises au piège de la crise de l’énergie

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La crise de l’énergie met le feu aux comptes des entreprises. L’emballement des prix, au cours de l’été, a complètement éclipsé les craintes de pénurie pour cet hiver. Et pour cause : l’explosion des factures d’électricité et de gaz est devenue une menace existentielle, en particulier, pour les PME.

Le verrier Arc International réduit son activité cet hiver, seul moyen pour cet industriel des Hauts-de-France d’alléger sa facture énergétique — Photo : MOITESSIER

Les entreprises passeront-elles l’hiver ? La question est désormais sur toutes les lèvres et c’est peu dire qu’elle donne des sueurs froides à bon nombre de dirigeants. En cause : la crise de l’énergie, apparue dans le sillage de la guerre en Ukraine. Dans un premier temps, l’inquiétude a surtout porté sur les enjeux d’approvisionnement, avec le spectre d’une pénurie de gaz ou de pétrole, sous le double coup des sanctions occidentales contre la Russie et de la riposte de Moscou à ces représailles. Mais les craintes ont vite changé de nature au cours de l’été, lorsque les prix se sont subitement emballés sur les marchés de l’énergie.

Fin août, les contrats à terme en gaz naturel s’envolaient ainsi au-dessus des 300 euros le mégawattheure (MWh) sur leur marché de référence (le TTF) - un niveau 30 fois supérieur environ à 2019 (et 6 fois plus qu’il y a un an). Même flambée du côté de l’électricité, avec, notamment, un niveau moyen des prix au jour le jour (marché spot) oscillant entre 500 et 800 euros le MWh (avec même un pic à plus de 1 000 euros fin août) - 16 fois plus élevé au moins qu’avant la pandémie de coronavirus. Des prix "délirants", de l’aveu même du ministre de l’Économie Bruno Le Maire, qui se sont, depuis, en partie dégonflés. Trop peu et trop tard, car le mal était déjà fait dans des entreprises d’autant plus désarmées que la loi leur a progressivement retiré la protection des tarifs réglementés depuis 2020, ceux du gaz étant même censés s’éteindre complètement le 1er juillet prochain… Résultat, la flambée des cours n’a pas tardé à se propager aux prix proposés aux professionnels, en particulier ceux dont les contrats à terme arrivaient à échéance en plein milieu de ce boom. Pour eux, les compteurs se sont littéralement affolés, avec des tarifs multipliés par deux, trois, cinq… ou plus. Une explosion des coûts énergétiques capable de faire voler en éclats même le plus solide des modèles économiques.

Une équation impossible pour les entreprises

Dans ce contexte, aux grands maux, les grands remèdes. Dès la rentrée de septembre, les verriers Duralex et Arc International annonçaient, coup sur coup, la réduction de leur activité pour l’hiver, seul moyen, pour ces entreprises très gourmandes en énergie, d’alléger une note devenue incontrôlable. "En 2022, notre facture de gaz s’élèvera à 75 millions d’euros" - quatre fois plus que l’an dernier, calculait, début octobre, Guillaume Rabel-Suquet, le directeur des ressources humaines d’Arc. Pis, "si cela continue ainsi, en 2023, nous serons aux alentours de 200 millions d’euros. C’est intenable !".

Une équation impossible sur laquelle ces verriers ne sont plus les seuls à buter. Car au-delà de leurs cas très médiatiques, l’envolée de la facture a aussi pris à la gorge, et par surprise, de nombreuses entreprises à travers le pays. Combien exactement ? Difficile à dire. Au début de l’automne, le ministère de l’Économie indiquait avoir été sollicité par 350 sociétés en difficulté. Mais il ne s’agissait que de la "partie visible de l’iceberg", reconnaissait Bercy. De son côté, la CPME s’inquiète du sort de 150 000 entreprises… mais sans compter celles qui ne se sont pas encore penchées sur le renouvellement de leurs contrats d’énergie.

Seule certitude : dans les entreprises en première ligne, la situation génère des conséquences en cascade. À l’image de la TPE savoyarde Mecanhydro (maintenance hydraulique). Confrontée à un prix de l’électricité pour 2023 multiplié par 3 ou 4, selon les offres commerciales reçues en octobre, sa dirigeante Marie-Emmanuelle Contesse redoute de payer encore plus cher le prix de cette flambée, à travers "des investissements qui deviennent irréalisables, des embauches remises en question, la peur d’être déficitaire par la suite et de ne pas pouvoir accéder à l’emprunt". D’où cette question, lancinante, chez la plupart des dirigeants : en plus de rogner sur leurs marges, doivent-ils aussi répercuter la hausse de ces dépenses sur leurs prix de vente, quitte à perdre des clients ? "Si je ne le fais pas, je meurs", a tranché Jean-Dominique Reggazzoni, à la tête de deux PME du textile (Sotratex et EMO) dans l’Aube.

Choc de rentabilité

"Une question de vie ou de mort", c’est également en ces termes que le directeur général de La Mie Câline résume la situation actuelle pour les entreprises françaises. Le risque ? Celui de la récession et des faillites. Plusieurs études s’en alarment déjà. Allianz Trade prédit ainsi un "choc de rentabilité", susceptible de faire remonter en flèche les défaillances, à 3 % au-dessus de leur niveau d’avant-coronavirus d’ici fin 2023. L’assureur-crédit évalue, par exemple, à 9 milliards d’euros le coût de cette flambée de l’énergie pour les quelque 7 000 industriels français, actifs dans les quatre secteurs les plus vulnérables (métallurgie, mines, papier et machines-équipements).

Un coût financier qui pourrait avoir des conséquences sur les niveaux de production. France Industrie estimait, en octobre, que la production des usines françaises pourrait baisser de 10 % au quatrième trimestre, sous le seul effet de l’augmentation des prix de l’électricité et du gaz. Et pour cause : au début de l’automne, 7 % des ETI et 9 % des PME envisageaient tout simplement d’arrêter leur activité, en réaction à cette flambée, selon deux enquêtes distinctes du Meti et de la CPME. Sans aller jusqu’à cette extrémité, plus de la moitié des 1 200 entreprises de taille intermédiaire interrogées pensaient a minima lever le pied pour alléger leurs factures.

Une menace loin d’être hypothétique : en septembre, le gestionnaire du réseau électrique relevait déjà, dans les grands sites industriels raccordés au réseau public, une baisse de la consommation de 8 à 9 % par rapport à la moyenne de long terme. Ce chiffre, qui tient compte de la douceur des températures extérieures, trahit, selon RTE, "le ralentissement économique observé en Europe et, spécifiquement, la hausse spectaculaire des prix de l’énergie, qui ont conduit certaines usines à arrêter ou modérer leur activité".

La réaction à retardement de l’État

Face à ces risques systémiques, le gouvernement n’est pas resté les bras croisés. Mais a semblé quand même traîner des pieds pour répondre à la détresse des patrons. Comme s’il n’avait pas pris la mesure de la catastrophe en cours. Focalisé tout l’été sur les enjeux de sobriété et d’approvisionnement énergétiques, soucieux aussi de préserver les finances publiques et de refermer le robinet du "quoi qu’il en coûte", le ministère de l’Économie a d’abord voulu tenir bon sur sa ligne : le "ciblage" des aides, oui, mais le "saupoudrage", c’est fini. Résultat : un soutien a minima des entreprises en 2023, sous la forme d’un copier-coller des mécanismes instaurés en début d’année… en décalage, donc, avec le dérapage incontrôlé des prix, survenu depuis lors.

Dans cette logique, seules deux catégories d’acteurs ont été visées. Les TPE, d’une part, avec un "bouclier tarifaire" prolongé, mais moins protecteur (les hausses de gaz et d’électricité étant plafonnées à +15 %, au lieu de +4 % en 2022). Les sites les plus énergivores et exposés à la concurrence internationale, d’autre part, à travers la subvention spéciale, mais simplifiée, apparue dans le "plan de résilience" (cette enveloppe de 3 milliards d’euros n’ayant jamais trouvé son public, au vu de ses critères rapidement jugés trop complexes). Et les PME dans tout ça ? Rien. Si ce n’est l’invitation de Bruno Le Maire à répercuter la hausse des coûts sur leurs prix de vente. "Si l’État compense toutes les augmentations, l’inflation n’en finira jamais. Il ne faut pas confondre les remèdes et les maux", balayait alors le ministre de l’Économie.

Son message s’est vite avéré inaudible pour des entreprises au bord de l’asphyxie. Et les organisations professionnelles n’ont pas tardé à monter au créneau pour tirer le signal d’alarme. Un cri d’alerte relayé par le Medef, la CPME, le Meti ou CroissancePlus, jusqu’à des coalitions de PME régionales, comme ce collectif de l’Ouest qui réclamait, fin septembre, "un traitement équitable pour éviter à très court terme la destruction de nos outils de production et des emplois de nos territoires".

Devant la bronca, le gouvernement a bien tenté de corriger le tir, mais de manière détournée. Il y a d’abord eu la "charte des fournisseurs d’énergie", compilation de 25 engagements volontaires, censée fluidifier le renouvellement des contrats professionnels. Le tout adossé à une garantie publique pour "réduire le risque de défaut" des entreprises clientes, les cautions exigées et, par répercussion, les tarifs proposés. Est ensuite venu le "plan de sobriété", avec un objectif étendard : diminuer de 10 % (par rapport à 2019) les consommations de gaz, électricité et carburant du pays d’ici à 2024 (mais dès cet hiver, dans la mesure du possible). Un catalogue d’actions, originellement voué à déjouer les pénuries, mais opportunément présenté comme un moyen, aussi, de rassurer les marchés, calmer les cours et, in fine, dégonfler les prix.

Une rallonge de 7 milliards d’euros

Ultime carte longtemps espérée par l’exécutif : la mise en place d’une réponse structurelle au niveau européen (réforme du marché commun de l’électricité, plafonnement des prix du gaz). Mais, faute d’accord rapide à Bruxelles, Paris s’est finalement résolu à desserrer encore les cordons de sa bourse pour parer à l’urgence. "Nous voulons apporter des réponses à chacun", lançait ainsi, le 27 octobre, la Première ministre Élisabeth Borne, dans un spectaculaire revirement de situation. À la clé : une rallonge de 7 milliards d’euros, orientée vers le gonflement des aides aux grandes entreprises énergivores et, surtout, la création d’un mécanisme exprès pour les PME, l'"amortisseur électricité". Soit, grosso modo, l’allègement automatique d’un quart de leurs factures, dès lors que leur prix d’achat se situe entre 325 et 800 euros le MWh. De quoi couvrir seulement "10 à 20 % de la hausse" des dépenses, a calculé le Conseil du commerce de France. Un coup de pouce insuffisant, de l’avis, aussi, des chambres de métiers et de l’artisanat et de l’industrie textile - les unes redoutant les faillites, les autres les délocalisations. Pas question toutefois pour le gouvernement d’aller plus loin - en tout cas, pour l’instant.

En attendant, et pour ne rien arranger, les entreprises vont donc continuer à payer au prix fort une énergie sur laquelle elles ne sont même pas sûres de pouvoir compter. Malgré le "plan de sobriété", la menace de délestages plane en effet sur l’hiver et les autorités s’y préparent activement en coulisses. Or, la mainmise russe sur le robinet du gaz n’est pas la seule en cause dans cet assèchement de la ressource. Les déboires du parc nucléaire français (plus de la moitié des réacteurs à l’arrêt cet été) pèsent aussi sur la sécurité d’approvisionnement du pays. Ce qui n’est pas sans alourdir, en retour, la note énergétique. Exportatrice traditionnelle d’électricité, la France s’est ainsi mise à en importer massivement au troisième trimestre (+178,3 % en trois mois), pour un montant 42 fois supérieur à 2019, selon les douanes !

Les entreprises n’ont pas donc fini de s’épuiser dans le cercle vicieux de cette crise énergétique. D’autant que le FMI, l’Agence internationale de l’énergie et la Commission européenne ont, l’un après l’autre, déjà prévenu : cette saison 2022-2023 n’est qu’un tour de chauffe, car le pire est plutôt à craindre pour l’hiver suivant. Il reste un an pour s’y préparer.

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