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Les chefs d’entreprise innovent pour loger leurs salariés
Enquête Bretagne # BTP # Conjoncture

Les chefs d’entreprise innovent pour loger leurs salariés

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Alors que le recrutement reste au centre des préoccupations des dirigeants d’entreprise, la crise de l’immobilier vient encore compliquer la donne. La pénurie de logements abordables sur une grande partie de la Bretagne amène des candidats à renoncer à des postes. Pour autant, certains patrons se mobilisent pour trouver des solutions.

Le groupe Yves Rocher a ouvert "La Bergerie" pour accueillir des salariés — Photo : Ségolène Mahias

L’été qui s’achève aura été le révélateur d’un mal qui grandit en Bretagne : le manque de logement pour les salariés. Avec un taux de chômage à 5,7 % de la population active au premier trimestre 2023, le besoin en main-d’œuvre atteint un seuil critique. Aux difficultés de recrutement s’ajoutent celles pour les nouveaux embauchés de trouver un logement. Le sujet pourrait sembler éloigné des préoccupations de chefs d’entreprise mais une prise de conscience a eu lieu. "Certains embauchés renoncent au poste faute de logement. Il faut s’emparer du sujet si l’on veut recruter aujourd’hui", insiste Alban Boyé, PDG de Trecobat (520 salariés, 166 M€ de CA) mais aussi membre d’Investir en Finistère.

Sujet lié à l’attractivité

Pour ce groupement de 26 entreprises finistériennes emblématiques (Arkéa, Crédit Agricole, Trecobat, Armor Lux, Sill, etc.), le sujet a commencé à apparaître "il y a deux ou trois ans", estime Françoise Lelann, sa directrice. Alors que l’attractivité de la pointe bretonne était l’un des sujets majeurs du réseau il y a quelques années, "nous avons vu une évolution. Le problème, très prégnant sur les saisonniers, a commencé à toucher même les recrutements en CDI. C’est ce qui nous a incités à pivoter sur ce sujet pour désormais parler également d’accueil, poursuit la directrice. On ne peut pas vouloir attirer des talents et des entreprises si, derrière, le territoire n’est pas capable d’assurer un logement, des soins, etc. Ce serait déceptif."

Un ressenti qu’il a fallu évaluer. "C’est une chose de sentir une évolution, il faut aussi pouvoir quantifier les choses pour trouver des solutions adaptées", note Françoise Lelann. Dès fin 2021, Investir en Finistère a donc lancé une étude sur les nouveaux arrivants (actifs et étudiants). L’étude révèle que la pointe bretonne attire : 42 % des 367 répondants n’étaient jamais venus en Finistère (36 % jamais en Bretagne) et 48 % d’entre eux n’y avaient pas d’attaches familiales. Leur première difficulté s’est avérée être l’accès au soin (66 %) ; la deuxième, le logement (56 %). Du faible nombre de logements en location (pour 90 % des enquêtés ayant rencontré des difficultés), au manque d’adéquation entre les attentes et l’offre disponible (pour 48 %), en passant par des prix trop élevés (location ou vente, pour 46 %), les raisons de s’inquiéter sont nombreuses. "Pour les soins, Investir en Finistère ne voyait malheureusement pas trop quoi faire. Au contraire, sur la question du logement, les entreprises ont quelques leviers, estime Françoise Lelann. Car l’adéquation entre les attentes et la réalité est un vrai sujet lié à l’attractivité."

Françoise Lelann, directrice d’Investir en Finistère — Photo : Isabelle Jaffré

Si Investir en Finistère n’a étudié que son territoire, il est tout à fait possible d’extrapoler aux autres départements bretons. "Quand nous échangeons avec d’autres structures (Produit en Bretagne, Audelor, CCI) qui travaillent sur cette problématique, nous voyons que le problème existe partout en Bretagne", remarque la directrice.

Trouver des solutions à court et long termes

Mais à l’intérieur des départements, la situation est très disparate. Alors que le chantier naval Piriou (1 200 salariés, 250 M€ de CA en 2021) à Concarneau tire la sonnette d’alarme depuis quelque temps, le secteur de Locronan et Douarnenez semble plus épargné. "Ce n’est pas critique chez nous", assure Emmanuelle Cadiou, PDG de Cadiou Industrie (650 salariés, 110 M€ de CA). "Ce n’est pas un problème qui remonte pour l’instant", confirme Jean Mauviel, de la conserverie Chancerelle (600 salariés, 184 M€ de CA). De même, le Centre Bretagne est - pour l’instant - moins impacté que les métropoles et le littoral.

Une fois le diagnostic posé, encore faut-il trouver à le parer. "C’est pourquoi, nous avons décidé de proposer en 2023 un panorama des solutions, expose la directrice d’Investir en Finistère. Ce guide regroupe toutes les solutions, que nous avons trouvées que ce soit en Bretagne, en France ou ailleurs." Le guide classe ces solutions selon leur horizon à court, moyen terme et long terme : hébergement chez l’habitant, coliving, lutte contre la vacance, recours à Action Logement, etc. Si des solutions rapides peuvent être trouvées pour les saisonniers, un travail de fond sur l’urbanisation et la réglementation est également à faire. Mais déjà, des entreprises bretonnes ont pris le problème à bras-le-corps.

Dominique Lamballe, PDG de FenêtréA, accélère sur des projets de lotissement pour ses salariés — Photo : Ségolène Mahias

Dans les Côtes-d’Armor, la Cooperl (7 700 salariés, 2,79 Md€ de CA) possède depuis une quinzaine d’années des logements dans le centre-ville de Lamballe, commune où se situent le siège et beaucoup de sites de la coopérative, qui y emploient au total 3 000 collaborateurs. Ces 22 logements, studios et T2, sont attribués par le service "qualité de vie au travail" de l’entreprise, à des salariés qui arrivent dans la région, qui sont en séparation ou en difficulté passagère. Les loyers se situent au niveau des prix du marché. Les logements sont toujours tous occupés, la demande dépassant l’offre. Le contrat de location des logements est cependant lié au contrat de travail. Autrement dit : si l’employé quitte l’entreprise, il quitte le logement.

Pour parvenir à recruter dans une cité balnéaire où l’immobilier flambe, mais aussi afin de faciliter le quotidien et le bien-être de ses collaborateurs, le groupe malouin Raulic (900 salariés, 70 M€ de CA en 2022) a, lui, investi pour loger certains saisonniers, stagiaires et apprentis. Un engagement et une réflexion qui s’inscrivent pleinement dans le cadre de la politique de RSE du groupe d’hôtellerie et de thalassothérapie (à la tête des Thermes Marins de Saint-Malo, de 7 hôtels et résidences de tourisme, d’un golf…). Raulic dispose ainsi de 75 lits pour ses collaborateurs, répartis au sein de plusieurs de ses établissements, ainsi que dans une maison de 9 chambres située près de son golf et acquise en 2021. Cette année, il ouvre un nouveau lieu destiné à loger certains de ses effectifs. Le groupe a en effet acquis en décembre 2022 le petit hôtel Gambetta, à Saint-Malo, pour 900 000 euros. Il l’a entièrement transformé en un foyer d’hébergement.

"Pas promoteur immobilier" et pourtant…

À la Gacilly (Morbihan), le groupe Rocher (16 300 salariés, 2,4 Md€ de CA) a ouvert les portes de La Bergerie, fin 2022. Cet éco-lieu vise à servir le développement local en offrant des solutions d’hébergement pour des jeunes travailleurs, mais aussi pour des cadres et dirigeants en déplacement professionnel. Jacques Rocher, président de la Fondation Rocher et initiateur de ce projet, témoigne : "C’est une réponse aux besoins des restaurateurs et des entreprises, en saison mais aussi pendant l’année avec des apprentis." Le tarif est volontairement accessible, à 10 euros la nuit dans un bâtiment posé au milieu d’un écrin de verdure de 1 450 m². L'ambition du lieu est notamment d’apporter des solutions aux difficultés de recrutement des entreprises. Son financement est assuré par Rocher Participations, la holding d’investissements de la famille Rocher à hauteur de 2,5 millions d’euros. Action Logement et la Région Bretagne ont également apporté leur concours pour 500 000 euros au total.

Les anciennes chambres de la clinique Saint-Luc de Landerneau seront transformées en chambre pour salariés — Photo : DR

Le secteur du logement pour actifs est en pleine ébullition avec de nombreux projets dans les cartons, à différent stade de maturité. À Landerneau (Finistère), Joël Gourmelon, patron du centre de congrès Cap Stream, a investi entre 500 000 et 800 000 euros pour convertir une ancienne clinique en espace de réunions baptisé "Cap Saint-Luc". "J’ai conservé les chambres en les transformant afin de proposer un espace de coliving pour des salariés. Ils ont leur chambre équipée mais disposent aussi d’espaces communs et de services de conciergerie", détaille-t-il. Douze T2 et six chambres seront disponibles à partir de l’automne. "L’idée est d’accueillir de nouveaux arrivants le temps qu’ils trouvent un logement définitif, ou bien des salariés en mission", ajoute le dirigeant qui a proposé le service à plusieurs groupes des alentours.

En développement continu, le morbihannais FenêtréA (près de 600 salariés, 85 M€ de CA), fabricant de portes, fenêtres et volets multiplie les initiatives pour recruter. Et son PDG, Dominique Lamballe, constate lui aussi que les recrutements sont difficiles car les candidats peinent à se loger. De quoi le décider à forcer un peu le cours des choses en accélérant un projet de nouveaux lotissements à Beignon. Sur une parcelle de 13 000 m² acquise en lien avec la commune, 37 pavillons mitoyens devraient être construits pour les salariés de FenêtréA. La société portera ensuite ce projet de construction avec d’autres partenaires. "Je suis chef d’entreprise, pas promoteur immobilier. Je veux que ce soit coopératif avec différents acteurs. Ces logements seraient progressivement vendus aux salariés. Le tout avec un calendrier fixé : il ne s’agit pas de déstabiliser le marché immobilier local", explique-t-il. Si l’heure est à l’élaboration du projet, le calendrier sera serré car le dirigeant souhaite que ces logements puissent être construits au moment de la livraison de sa nouvelle usine.

Aider et fidéliser

Leader européen des lames de bois composite, la société Silvadec (110 salariés, 42 M€ de CA en 2022) se heurte aussi au manque de logements criant dans le Sud Morbihan. "Nous réfléchissons à un éventuel projet de construction de logements collectifs pour recruter, indique la dirigeante, Bénédicte Jézéquel. Je ne suis pas opposée au zéro artificialisation nette (ZAN), bien au contraire, mais il faudra aussi trouver des solutions. Nous n’avons pas vocation à être promoteur immobilier mais à être facilitateur pour nos nouveaux salariés en attendant qu’ils trouvent un logement."

Trémeur Fraval, dirigeant de l’entreprise Bidault, à Saint-Donan — Photo : Julien Uguet.

Dans les Côtes-d’Armor, Bidault SAS (45 salariés, 4,8 M€ de CA en 2022) et Bidault Menuiserie (35 salariés, 3,6 M€ de CA), accordent des prêts à leurs salariés pour "mettre en route une acquisition de logement". Le prêt, à intérêts minimum, est remboursé par le collaborateur en travaillant chaque vendredi, alors que le rythme de travail dans l’entreprise est de travailler un vendredi sur deux, notamment pour permettre aux employés de travailler à la rénovation de leur logement. Pour Trémeur Fraval, le dirigeant de ces deux sociétés : "C’est gagnant-gagnant, si on aide les gens, ils font ce qu’il faut au travail et ça les fidélise."

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