Les craintes des industriels de la montagne face à une crise qui va durer
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Les craintes des industriels de la montagne face à une crise qui va durer

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Alors que la saison 2020-2021 de ski risque d’être blanche, les acteurs de la montagne font grise mine en Auvergne Rhône-Alpes. Malgré le boom des activités de pleine nature comme le ski de randonnée et le ski nordique, l'interdiction du ski alpin torpille les objectifs des équipementiers et suscite l'inquiétude à plus long terme.

Le ski alpin étant à l'arrêt, la demande en skis de randonnée ou nordiques s’avère brutale et importante en volumes, ce qui n’avait encore jamais été observé dans l’histoire du ski — Photo : Zag Skis

Pas de remontées mécaniques, pas de ski alpin en France pour cause de coronavirus. Lorsque la sentence est tombée, à l’aube de la saison hivernale et des vacances de Noël 2020, les acteurs de la montagne ont pressenti le pire… à raison. Télécabines et télésièges restent jusqu’à nouvel ordre immobiles sur les pentes enneigées des massifs alpins et plus largement français, plongeant toute l’industrie du ski et de la montagne dans une profonde morosité – ou plutôt une crise sans précédent.

Un scénario inédit dans l’histoire du ski

« Une saison pendant laquelle le ski nordique et le ski de randonnée prennent le pas sur le ski alpin, c’est un scénario que personne n’avait jamais vu, ni même imaginé », confie Nicolas Bernard, responsable des sports d’hiver chez l'équipementier sportif Salomon (CA 2019 : 830 M€ / 1 000 salariés en France), dont le siège est à Annecy (Haute-Savoie). En effet, dès l’annonce de fermeture des remontées mécaniques, la demande s’est littéralement envolée auprès de tous les fabricants de matériel nordique et de randonnée, multipliant les chiffres habituels par deux ou trois. « Malgré le contexte, la dynamique des sports d’hiver n’est pas cassée : les Français ont envie de profiter de la montagne », analyse Nicolas Bernard.

À tous les échelons – fabricants, magasins revendeurs, loueurs, particuliers –, la demande s’avère brutale et importante en volumes, ce qui n’avait encore jamais été observé dans l’histoire du ski. Qu’elles aient anticipé le phénomène ou non, toutes les marques ont été débordées et, rapidement, n’ont plus été en mesure de répondre aux besoins du marché, malgré le transfert des moyens habituellement alloués à l’alpin et en dépit du travail réalisé avec les fournisseurs. « Nous avions repris une production normale après la saison tronquée de 2019-2020, mais nous avons dû nous adapter très rapidement : dès les premiers signes indiquant que la saison 2020-2021 serait compliquée, nous avons baissé la cadence sur l’alpin – pour ne pas générer davantage de stock – et augmenté la production sur les autres secteurs », indique Laurent Richard, directeur de Dynastar, marque du groupe Rossignol (650 salariés en France). Le groupe basé à Saint-Jean-de-Moirans, en Isère, avait réalisé 370 millions d'euros de chiffre d'affaires au 31 mars 2020, dont 70 % sur des équipements d'hiver et ski.

Skis Rossignol — Photo : B. Jorgensen

Chez Salomon également, il a fallu réagir rapidement pour accroître les volumes en un laps de temps très court. Malgré les efforts fournis, les ruptures d’approvisionnement ont rapidement bridé les ventes. Fixations et peaux ont vite été épuisées, tandis que le bois – différent de celui utilisé pour le ski alpin – a commencé lui aussi à manquer. « Les composants et les moules sont très spécifiques, ce qui ne permet pas d’augmenter la production facilement, surtout en cours de saison », justifie Nicolas Bernard.

Randonnée et nordique ne compensent pas l’absence de l’alpin

Et si le nombre de paires produites en randonnée et en nordique a explosé, il ne saurait en aucun cas compenser l’inexistence de l’alpin, qui correspond à environ 80 % du marché en valeur (12 % revenant au ski de randonnée et 8 % au nordique, le matériel du premier étant beaucoup plus onéreux que le second).

« Le tout ski est fini mais sans le ski tout est fini »

« Ces deux activités alternatives ne peuvent tout simplement pas compenser l’absence de ski alpin », confirme l’analyste suisse Laurent Vanat, qui publie chaque année un rapport international sur le tourisme de neige et de montagne. « Les acteurs de la montagne répètent depuis longtemps que le tout ski est fini mais que, sans le ski, tout (le business de la montagne) est fini. Les incrédules en ont la preuve par les faits cette saison », pointe-t-il. Certes, le ski nordique attire de plus en plus de pratiquants séduits par sa dimension familiale et son coût peu élevé. Et le ski de randonnée suscite un réel engouement auprès des plus sportifs (et des plus nantis aussi, un équipement complet exigeant un investissement de 800 à 1 500 €). Les chiffres en attestent, avec entre 3 et 5 % de croissance pour le ski de randonnée. Mais ces pratiques restent marginales à côté du ski de piste et leur vitalité récente ne peut compenser les pertes engendrées par la fermeture des remontées mécaniques.

Alors les majors souffrent. Chez Rossignol, « nous avons tout mis en veilleuse », indiquait Bruno Cercley, PDG du groupe isérois, dans les colonnes du journal Ouest-France le 15 janvier, ajoutant : « La fabrication de skis a été stoppée dans notre usine de Sallanches (Haute-Savoie). On en produit d’ordinaire un million de paires par an. » Le groupe a d’ores et déjà perdu 40 % de son chiffre d’affaires et Bruno Cercley redoute « des faillites, dans les magasins de sport de montagne pour commencer ». Chez Salomon, 2020 s’est terminée avec une baisse de 5 % environ du chiffre d'affaires sur l’année. « La marque peut compter sur d’autres secteurs, en particulier les activités d’été (randonnée, trail running, etc.), estime Nicolas Bernard, le responsable des sports d’hiver. Mais il est évident qu’aucune entreprise ne peut être indifférente à un tel trou dans le chiffre d’affaires. Nous sommes très inquiets », glisse-t-il. Hasard ou coïncidence ? Le 18 janvier, Salomon a annoncé le retour de Jean-Marc Pambet en tant que président "par intérim". L'ancien PDG de Salomon avait été remplacé il y a un an suite au rachat d'Amer Sports, la maison mère finlandaise de l'équipementier français, par le groupe chinois Anta Sports.

« Des années de vaches maigres » en perspective

Les inquiétudes des fabricants se révèlent légitimes car une telle baisse d’activité engendrera forcément des mesures économiques au sein des entreprises. Pour bien comprendre les enjeux, il faut rappeler que le marché du ski est régi par un rythme et un fonctionnement particuliers. De mars à avril, les équipementiers enregistrent les commandes passées par les magasins, généralement grâce aux différents salons internationaux (Sport Achat, ISPO). Tout au long de l’été et jusqu’en novembre, les usines tournent à plein régime. À partir de septembre, les premières livraisons commencent à l’étranger (notamment en Amériques du Nord et du Sud), puis en Europe à partir de novembre. Au cours de l’hiver, les marques gèrent le réassort et, si elles s’adressent en direct à cette cible, honorent les ventes aux particuliers. En parallèle, elles démarrent les opérations de promotion des produits de l’hiver suivant.

Station de sports d'hiver Les Deux Alpes, en Isère — Photo : Office de tourisme Les 2 Alpes - Bruno Longo

« Ce serait un miracle si la saison prochaine était normale »

La crise sanitaire a bouleversé ce fonctionnement, notamment en amputant une partie de la saison hivernale 2019-2020 et en annulant de nombreux salons cruciaux pour le BtoB. Les magasins ont toutefois passé commande, la crise semblant devoir être résolue avant le début de l’hiver 2020-2021. C’était sans compter le deuxième confinement et surtout l’annonce de la fermeture des remontées mécaniques… Face aux incertitudes et aux difficultés financières, les magasins ont annulé leurs commandes, refusé les produits livrés ou demandé des délais de paiement. Sur un marché aussi concurrentiel que le ski, les marques n’ont guère eu d’autre choix que d’être accommodantes, acceptant bien souvent de rapporter la marchandise non payée dans leurs entrepôts.

« Même si nous avions forcé les magasins à prendre et payer la marchandise, nous aurions été confrontés au même problème : des skis qui ne seraient pas sortis de leur emballage cet hiver et qui n’auraient touché la neige que l’année prochaine. La conséquence aurait été identique dans les deux cas : pas de commandes en mars 2021 », évoque Christian Alary, PDG de La Fabrique du Ski (3 salariés, CA 2019 : 200 000 €), petite entreprise de ski alpin et de randonnée basée à Villard-de-Lans (Isère) qui approvisionne les magasins et les particuliers. Les paires fabriquées pendant l’été 2020 feront donc deux saisons, étalant sur deux exercices le chiffre d’affaires d’une année normale – si tant est que la saison 2021-2022 se déroule sans encombre, perspective qui semble improbable à l'analyste Laurent Vanat : « Ce serait un miracle si la saison prochaine était normale. Je pense qu’il va y avoir encore quelques années de vaches maigres. »

80 000 emplois à sauver dans la région

L’avenir semble bien sombre pour l’industrie du ski et ses acteurs en sont pleinement conscients. Les investissements 2021 ont évidemment été gelés, faute de trésorerie et de visibilité à court et moyen termes. La production de skis alpins promet d’être faible cette année, les paires fabriquées en 2020 étant vouées à revenir sur le marché. « J’ai aujourd’hui 35 000 euros de skis dans mon stock qu’il faudra bien écouler », constate, un brin fataliste, Christian Alary, de La Fabrique du Ski.

Alors que vont pouvoir raisonnablement produire les fabricants cet été ? La question reste entière. « Nous sommes dans le flou absolu », regrette Nicolas Bernard, de Salomon. La période cruciale de prise des commandes promet d’être très compliquée si tous les salons BtoB sont annulés. De plus, le paiement reste un sujet sensible : les magasins demandent des délais alors les marques ont produit les skis depuis des mois en assumant l’intégralité des coûts. Tandis que l’État vient en aide aux détaillants touchés par la fermeture des remontées mécaniques, les acteurs situés en amont – autrement dit les équipementiers – sont restés jusqu'à présent à l’écart des mesures de soutien mises en place par les pouvoirs publics. Les dernières annonces gouvernementales laissent toutefois entrevoir la mise en place de mesures d'accompagnement pour les entreprises encore exclues du fonds de solidarité.

Inquiète pour la filière, la CCI Auvergne Rhône-Alpes réclame d’ailleurs des aides substantielles pour toutes les entreprises concernées, ainsi qu’un grand plan de relance de la montagne. Objectif : sauver les plus de 80 000 emplois concernés dans la région d’après la CCI, sans compter les emplois induits.

« Quoiqu’il advienne pour la suite, l’année 2021 sera placée sous le signe de la survie », estime Christian Alary, qui a renoncé à ses habituelles embauches saisonnières pour faire des économies. Du côté des grands groupes, les syndicats craignent des licenciements dans les usines de production, tout comme dans les services de R & D ou encore de communication. Laurent Vanat est, lui, pessimiste : « Dans le monde du tourisme international, plus personne ne croit à un retour à la normale avant 2023 ou 2024. Même si le marché se redresse au niveau domestique, les grandes stations de ski peineront à compenser le déficit de clientèle étrangère, qui pourrait durer plusieurs années. Malheureusement, il n’est pas réaliste de penser que tous les acteurs de la montagne survivront, surtout ceux qui ne sont pas diversifiés. »


Ces petites marques qui tirent leur épingle du jeu

Si les grands groupes leaders du marché tels que Rossignol et Salomon regardent le présent et l’avenir avec inquiétude, de petites entreprises encaissent mieux le coup porté à leur activité par la crise sanitaire. Parmi elles, la marque Zag Skis (14 salariés, chiffre d'affaires non communiqué), à Chamonix (Haute-Savoie), spécialiste du ski alpin et de randonnée. Dès septembre, elle a été alertée par la demande de réassort en Amérique du Sud. « Nous avions prévu des volumes supplémentaires mais cela n’a pas suffi », raconte la directrice générale Caroline de Wailly. La société a alors commandé davantage de paires à l’usine polonaise, et a augmenté ses quantités de fixations et de peaux. « La croissance sur la randonnée (+25 % de CA cette année) a permis de compenser la perte sur le reste de nos gammes d’alpin. Le ski de randonnée représente aujourd’hui 70 % de notre chiffre d’affaires », décrit-elle. À Annecy, TSL Outdoor (130 salariés, CA 2020 : 13 M€), leader en France des raquettes à neige, a également vu la demande exploser. Son usine a augmenté la cadence de 50 à 100 paires par jour. « Nous avons même connu une journée à 10 000 paires ! », confie Philippe Gallay, PDG du groupe haut-savoyard Gallay, auquel appartient TSL Outdoor. Du coup, en dépit de la crise, le fabricant de raquettes devrait afficher 13 millions d'euros de chiffre d’affaires sur son exercice 2020, soit trois millions de plus qu’en 2019. Cette croissance l'encourage à s’agrandir. Un investissement de 3 à 4 millions d’euros va permettre de construire un nouveau bâtiment de 3 000 m² destiné au montage et au stockage des raquettes à neige pour 2022.

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