Michel Offerlé, sociologue : « Ce que pensent les patrons des Gilets jaunes et du Grand débat »
Interview # Politique économique

Michel Offerlé professeur émérite à l’Ecole Normale Supérieure Michel Offerlé, sociologue : « Ce que pensent les patrons des Gilets jaunes et du Grand débat »

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Comment se positionnent les patrons face aux Gilets jaunes et au Grand débat ? Le patronat lui-même semble divisé, entre dirigeants ralliés aux Gilets jaunes, commerçants mis en difficulté et organisations représentatives étonnamment discrètes. Pour y voir plus clair, Michel Offerlé, sociologue à l’École Normale Supérieure qui a dirigé l’ouvrage Patrons en France (2017), analyse, pour Le Journal des Entreprises, la place et les revendications des chefs d’entreprise dans la conjoncture actuelle des Gilets jaunes et du Grand débat national.

Michel Offerlé note que « les clivages traditionnels droite/gauche ou salariés/patrons ne sont pas centraux » dans le conflit social actuel : « Ce sont les riches, les privilégiés et les politiques, qui sont visés par nombre de revendications, pas les patrons directement. » — Photo : DR

Le Journal des Entreprises : Comment se positionnent les chefs d’entreprise face au mouvement des Gilets jaunes ?

Michel Offerlé : À partir des premiers résultats des enquêtes sociologiques en cours, on constate, parmi les personnes mobilisées sous l’étiquette très disparate de « Gilets jaunes », un nombre non-négligeable, mais encore difficile à quantifier, de petits patrons et de patrons retraités.

Ce n’est pas étonnant si l’on prend en compte les formes de précarités « petites-patronales » que j’ai pu mesurer avec Julien Fretel, en dépouillant les courriers adressés, entre 2012 et 2017, au président de la République François Hollande. Dans ces lettres percent à la fois une détresse, des plaintes et aussi une colère, parfois dirigée contre l’impuissance, l’incompréhension, voire le mépris des hommes politiques et du chef de l’Etat. Ces courriers sont une espèce de description de ce qui se passe depuis trois mois. L’ouvrage que j’ai dirigé, Patrons en France (La Découverte, 2017), documente également ces clivages, au sein d’un monde patronal très diversifié, du point de vue des ressources économiques, culturelles et sociales.

Pourquoi certains chefs d’entreprise participent au mouvement des Gilets jaunes, alors que la politique d’Emmanuel Macron a souvent été présentée comme pro-business ?

M. O. : Lorsque l’on parle de patrons mobilisés, il s’agit de dirigeants de toutes petites entreprises. Ils se plaignent, certes, de l’Etat, mais aussi des banques et de l’inégalité fiscale qui joue en faveur des moyennes et grandes entreprises. Les mesures qui ont été prises depuis 2017 concernent aussi les petits patrons (loi travail, pénibilité), mais d’autres mesures, qui sont fondées sur le ruissellement éventuel de la richesse, sont peu parlantes pour eux, sinon négativement, en termes d’injustice fiscale.

« Les patrons mobilisés dirigent de toutes petites entreprises. Ils se plaignent, certes, de l’Etat, mais aussi de l’inégalité fiscale en faveur des moyennes et grandes entreprises.  »

Le dégoût du politique touche aussi les petits patrons qui s’abstiennent et votent dans une proportion significative pour le Rassemblement National de Marine Le Pen.

Plusieurs chercheurs ont relevé que l’entreprise était absente des revendications des Gilets jaunes et que les patrons échappaient à la colère sociale. Comment l’expliquez-vous ?

M. O. : Les clivages traditionnels droite/gauche ou salariés/patrons ne sont pas centraux dans cette confrontation. On peut styliser les mouvements Gilets jaunes comme étant anti-taxes, anti-élites, anti-hommes politiques, et particulièrement anti-Macron. Ils sont aussi porteurs d’une revendication d’égalité fiscale et territoriale. Les chefs d’entreprise en tant que tels sont apparemment absents des critiques pointant du doigt les élites, si l’on excepte quelques cibles entrepreneuriales - les banques, la grande distribution, les sociétés d’autoroutes, voire des multinationales étrangères. Ce sont les riches, les privilégiés et les politiques, qui sont visés par nombre de revendications, pas les patrons directement. Peu de manifestations se sont dirigées en cortège vers les sièges locaux ou nationaux du Medef, par exemple.

Par ailleurs, la question du pouvoir d’achat n’est pas posée dans les termes habituels de la confrontation sociale. Cela tient sans doute à la diversité des mouvements et au fait que beaucoup de petits patrons y ont contribué, en dénonçant la lourdeur de « leurs charges ». On peut imaginer que nombre de salariés, compagnons de ces petites boîtes, peuvent adhérer au discours type : « J’aimerais bien t’augmenter, mais tu comprends, il y a les charges… »

De leur côté, les organisations patronales, Medef en tête, semblent marcher sur des œufs. Comment comprendre leur discrétion face aux Gilets jaunes ?

M. O. : Les grandes organisations patronales se sont tues pour plusieurs raisons. Parce qu’elles étaient inaudibles, comme bien souvent dans toute crise sociale. Parce qu’elles ne souhaitaient pas attirer l’attention vers elles, alors que le cœur du mouvement était dirigé contre l’Etat fiscal et inégalement redistributeur et contre un homme, Emmanuel Macron. Et aussi parce qu’elles sont fondamentalement anti-charges.

Patronat et Grand débat

Le 15 janvier s’est ouvert le « Grand débat national ». Parmi les revendications des patrons, que ce soit celles qui remontent de l’appel à contributions du Journal des Entreprises ou celles de la consultation de la CPME, on retrouve, en tête de liste, la fiscalité à diminuer et le secteur public à rationaliser. Pourquoi ces deux points cristallisent-ils l’attention des dirigeants d’entreprise ?

M. O. : L’agenda patronal visible est assez clair : « Fichez-nous ma paix », « Laissez-nous faire ». Ce que l’on peut traduire par : « Réduisez le train de vie de l’Etat, réduisez les contraintes, les contrôles, la suspicion et la paperasserie, donc les impôts et les charges, et laissez-nous travailler. » L’agenda invisible est plus complexe. Il accepte volontiers les aides et les niches fiscales.

Si, à l’élection présidentielle 2017, une partie des patrons ayant voté pour François Fillon a pu se féliciter de certaines mesures prises par Emmanuel Macron, elle est restée sur la réserve aussi. Elle reproche à l’actuel exécutif de ne pas s’être attelé au dégraissement massif de la fonction publique et des prélèvements. De plus, depuis juillet, entre l’affaire Benalla et les « Gilets jaunes », d’aucuns pensent que la capacité du président de la République à imposer ses réformes est obérée.

À la lecture de la synthèse des doléances de la CPME se dégage une forte impression que les entreprises se sentent persécutées par l’administration. D’où vient ce sentiment ?

M. O. : La déclinaison d’une posture victimaire a été l’une des thématiques du mandat de Pierre Gattaz au Medef : les entreprises étaient alors décrites comme « asphyxiées », « étranglées », « terrorisées », « martyrisées », « dépréciées », « décriées », « méprisées », « maltraitées ». Les chefs d’entreprise « excédés » seraient « les parias de la société ». Ce sentiment est partagé par une partie des patrons.

« Ce qui prédomine chez les chefs d’entreprise, c’est quand même une sorte de fierté d’être indépendants et de se sentir socialement et économiquement utiles.  »

Mais dans tous les entretiens que j’ai pu mener avec des chefs d’entreprise, petits et grands, ce qui prédomine, c’est une sorte de fierté, certes avec des coûts personnels et des engagements forts, mais une fierté d’être indépendants, d’être son propre patron et de se sentir socialement et économiquement utiles.

À l’inverse, les revendications patronales ne disent quasiment rien du paritarisme, des syndicats, du dialogue social. Pourquoi les dirigeants d’entreprise se désintéressent-ils de ces sujets aujourd’hui ?

M. O. : La question est désormais plutôt de savoir quelle place réinventer pour un dialogue interprofessionnel choisi. Les patronats ont obtenu que nombre de décisions soient prises au plan de l’entreprise. Cela pose la question de ce qui doit rester à la branche - sur ce point il y a des débats assez vifs - et ce qui pourrait rester à l’interprofession.

Mais cette question en pose aussi une autre : quand on a supprimé le social interprofessionnel, que devient "la raison d’être" des confédérations patronales ? Comment décliner le nouveau mot d’ordre médéfien, qui vient de réformer ses statuts pour y inscrire un "agir pour une croissance responsable" comme étant sa "raison d’être" justement ? Le Mouvement des entreprises de France s’apprête à changer de nom pour dire cela : "Les Entrepreneurs pour la France"… ce qui signifiera quoi au juste ?

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