L’ivresse du sans alcool gagne le Bordelais
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L’ivresse du sans alcool gagne le Bordelais

Du rouge désalcoolisé de Montagne Saint-Emilion, du gin qui n’en est pas distillé dans le Cognaçais, du kéfir dans des bouteilles de bière et du tonic "de dégustation" à la carte des restaurants étoilés : le sans alcool est multiple et les entreprises de Nouvelle-Aquitaine l’investissent. Ces boissons tendance s’ajoutent aux poids lourds vendus en grande distribution depuis parfois des décennies comme Mister Cocktail et Festillant, eux aussi made in Gironde.

Le sans alcool est multiple, décliné en bières, vins, spiritueux, infusions, macérats, distillats, boissons fermentées... — Photo : Brasserie Parallèle

Il y a des signes qui ne trompent pas : le réseau de cavistes girondin Dock du Vin a déployé des corners dédiés au sans alcool dans tous ses magasins l’an dernier. La coopérative viticole Bordeaux Families s’est dotée de la première unité de désalcoolisation du vin en France fin 2023 à Sauveterre-de-Guyenne (Gironde). Château Clos de Bouärd, à Montagne Saint-Emilion, produit depuis 2021 le premier rouge désalcoolisé de France. Quant aux spiritueux 0°, la première marque créée, Djin Spirits, est charentaise.

Une tendance mondiale et autant de marchés à investir

"Il y a trois ans, on nous riait au nez quand on démarchait les cafés dans Bordeaux, nous étions accueillis comme un vegan dans une boucherie", se rappelle Laurent Drège, cofondateur de Brasserie Parallèle qui produit de la bière 0° et du kéfir. "Aujourd’hui, nous sommes accueillis à bras ouverts."

L’entreprise a lancé la commercialisation d’une bière sans alcool il y a trois mois, à côté de son kéfir, un des cinq français, brassé à Floirac depuis la création de la société en 2019. Issu du monde de la bière et de Pernod Ricard, le dirigeant sent le vent tourner. "C’est une vraie tendance de fond. En Angleterre, 30 % des 18-24 ans ne boivent pas d’alcool, à la fois pour l’impact sur leur santé et pour garder le contrôle sur les réseaux sociaux." Les Britanniques, décidément capables des grands écarts, inventeurs du "binge drinking" auraient aussi lancé l’essor du No/Low.

Laurent Drège et Guillaume Soares, cofondateurs de Brasserie Parallèle, brassent du kéfir, des bières sans alcool et des ''houblonades'' (infusions de houblon) — Photo : Brasserie Parallèle

"Le phénomène est mondial", confirme Philippe Cazaux, directeur général de Bordeaux Families (300 adhérents, 5 000 hectares de vignes). Au moment où il prononce ces mots, son téléphone bipe. "C’est un de nos commerciaux, ça y est, on va vendre au Brésil."

Selon l’institut britannique Drinks Market Analysis, une référence, le segment des boissons peu ou pas alcoolisées (3,5 %) devrait croître de 8 % par an d’ici à 2025 dans le monde, contre 0,7 % par an seulement pour l’alcool "classique".

Dans le même temps, l’Observatoire français des drogues et des tendances addictives enregistre une baisse de la consommation d’alcool dans le pays de 23 % entre 2000 et 2022.

Un débouché pour le vin

"Si le vin de Bordeaux s’était très bien porté, nous n’aurions peut-être pas investi (2,5 millions d’euros, NDLR) dans cette unité de désalcoolisation", reconnaît Philippe Cazaux. "Nous avons investi au bon moment. Nous avons la première unité dédiée au vin en France, mais nous ne resterons pas seuls longtemps. À nous à gagner de l’expérience et conserver notre avance."

Tout comme pour la bière sans alcool à ses débuts, la recette du vin 0° s’affine de mois en mois. "Nous expérimentons encore beaucoup. L’alcool n’est pas que de l’éthanol, il contribue à la complexité du vin, à sa longueur en bouche. Nous savons désormais que pour obtenir un bon vin désalcoolisé, il doit être déséquilibré au départ", poursuit le DG de Bordeaux Families.

- — Photo : Sébastien Brillant

La production a débuté en décembre. Les premières bouteilles ont investi des cavistes, la grande distribution, le secteur des cafés hôtels et restaurants (CHR), en France, en Grande-Bretagne, au Japon et aux États-Unis.

Pour les vignerons, c’est un débouché supplémentaire. "Ils nous ont rapidement fait confiance, surtout après le succès de notre stratégie avec le crémant", poursuit Philippe Cazaux. Objectif : peser entre 10 et 15 % du chiffre d’affaires dans trois ans.

Le premier vin rouge de France, déjà partout dans le monde

Coralie de Bouärd a été la première à produire du vin rouge désalcoolisé en France, avec sa cuvée Prince Oscar. Sa famille, propriétaire du Clos de Bouärd à Montagne Saint-Emilion, possède aussi le prestigieux Château Angelus. "Nous avons commencé les expérimentations en 2019 pour sortir le premier millésime en 2021. Au début, on me demandait si j’avais perdu la tête. Au final, j’ai bien tiré mon épingle du jeu." Le vin, issu des 30 hectares du domaine, est expédié en Allemagne pour y être désalcoolisé et mis en bouteille. Avec 50 000 bouteilles en 2022, il pèse déjà 20 % de la production. Et la dirigeante est prête à pousser le curseur. "Vendre du vin traditionnel est moins facile, j’ai une exploitation à faire tourner."

Coralie de Bouärd a développé le premier vin rouge désalcoolisé en France, à Montagne Saint-Emilion — Photo : Clos de Bouärd

D’autant que les ventes explosent, à la mesure du buzz phénoménal. Corée, Japon, Thaïlande, États-Unis, Europe : Prince Oscar est partout. En France, les regards ont changé grâce aux passages dans les médias. "JT de TF1, France 2, Envoyé spécial, l’AFP…", liste la vigneronne. L’engouement récompense les efforts. "Nous avons développé un brevet pour capturer les arômes avant la distillation et les réintégrer ensuite. À ce jour, aucun rouge en France n’a égalé notre niveau", assure Coralie de Bouärd.

La première marque de spiritueux sans alcool

Romuald Vincent aussi est un pionnier. C’est lui qui a créé Djin Spirits à Saint-Brice (Charente) en 2020, officiellement la première marque de spiritueux sans alcool en France. "J’étais déjà connu pour des produits ovniesques dans la région, avec des spiritueux peu alcoolisés", s’amuse le dirigeant, fondateur de la distillerie Maison Dâme en 2016. "La R & D a commencé il y a cinq ou six ans. J’ai breveté une distillation haute pression", indique-t-il

La SAS Djin Spirits est la première entreprise de spiritueux sans alcool créée en France, à Saint-Brice (Charente) — Photo : Djin Spirits

Son Djin, dont il dit ne pas chercher à reproduire le goût de gin, est composé de plus de 25 plantes. Son Amaro contient un savant dosage de curcuma, betterave, pamplemousse, entre autres. "Un vrai digestif amer, comme un Campari", explique le liquoriste. "Ce qui m’intéresse est toute la gamme que l’on peut développer", en adressant non pas la grande distribution mais les bars haut de gamme, les épiceries fines et magasins bio. Il a déjà écoulé des dizaines de milliers de bouteilles.

Un marketing soigné

Cette demande déferlante émanant des consommateurs bouscule les codes. "Boire du sans alcool à l’apéritif ne doit plus être un sacrifice gustatif ni un sacrifice social", explique Laurent Drège, qui entend faire de la Brasserie Parallèle une marque nationale et "cool".

Ici le kéfir est vendu dans des bouteilles de bière avec un marketing soigné, des parfums passion ou gingembre piment d’Espelette qui dépoussièrent la boisson fermentée. "Nous voulons conserver la convivialité, c’est aussi pour cela que nous nous appelons brasserie", indique Laurent Drège. 200 000 bouteilles sont produites chaque année, "c’est petit pour une brasserie mais énorme pour du kéfir". Elles ont investi un tiers des magasins bio en France, avec un taux de croissance de 30 à 40 %.

"La réglementation européenne a acté que nous puissions garder l’appellation Vin de France. C’était le dernier coup de pouce à notre prise de décision en 2021."

Même choix chez Bordeaux Families, qui décline ses vins désalcoolisés en rouge, blanc, rosé, pétillant. Dans des formats standards du vin, en reprenant les codes des collections alcoolisées. "Les gens cherchent à se rassurer", assure Philippe Cazaux.

Mieux : moyennant qu’il titre à 0,5 % d’alcool, le vin désalcoolisé figure au rayon vin. La législation française classifie en boissons sans alcool celles qui en contiennent jusqu’à 1,2 %. Et mieux encore, "la réglementation européenne a acté que nous puissions garder l’appellation Vin de France. C’était pour nous le dernier coup de pouce à notre prise de décision, l’élément déclencheur qui nous a fait nous décider en 2021", poursuit le dirigeant bordelais.

bordeaux families philippe cazaux — Photo : Caroline Ansart

Bordeaux Families produit ainsi des 0.0° dénommées "boissons aromatisées à base de vin" au rayon jus, et du 0,5 ° qui reste considéré comme du sans alcool au rayon vin.

Bordeaux Families propose aussi une gamme IGP à 9° : "La cible est la même que pour les amateurs de vin, le goût est quasiment identique", assure Philippe Cazaux. Un 6° est aussi en réflexion "pour concurrencer directement la bière. On a des parts de marché à reprendre". Les services R & D et marketing sont toujours en ébullition. "Nous avons encore des bouchons lièges, mais peut-être allons nous changer", glisse la responsable communication de la coopérative viticole Anna-Sophie Sobecki.

Investir les cafés, hôtels, restaurants

"30 % des consommateurs peuvent choisir un bar sur la base de sa carte sans alcool. Aujourd’hui, c’est un facteur qui compte et qui ne peut pas être ignoré des professionnels, même si 80 % de leur chiffre d’affaires provient de l’alcool", analyse Laurent Drège. C’est ce qui a motivé la Brasserie Parallèle (6 collaborateurs) à développer sa bière sans alcool.

Développé pour accompagné un apéritif, le tonic Archibald a finalement conquis les amateurs. C'est aujourd'hui la locomotive de l'entreprise Archibald Distillations — Photo : Archibald-Distillation

"La bière n’a pas besoin d’explication et pénètre des marchés plus facilement que le kéfir encore méconnu. Un serveur devra davantage le présenter. Il nécessite par ailleurs le respect de la chaîne du froid pour conserver ses propriétés probiotiques", indique Laurent Drège.

"Le CHR est aussi plus rentable. Un CHR qui fonctionne bien équivaut en ventes à 3 ou 4 magasins bio", estime le dirigeant. Il prédit à sa bière de devenir majoritaire dans son business plan à horizon trois ans et de quasiment doubler son chiffre d’affaires (300 000 € en 2023) cette année.

"Il y a aujourd’hui un vrai travail d’accord mets-sans alcool au même titre que les accords mets-vin."

C’est aussi le marché du CHR qui est visé par Archibald Distillations (7 collaborateurs). Créée en 2017 à Bordeaux, la marque estampille des tonics haut de gamme inattendus. "Nous avons créé l’entreprise pour commercialiser un apéritif bio à 12° à partir d’une recette de ma grand-mère, raconte l’une des trois associées, Estelle Sauvage. Faute de trouver un tonic français et bio pour l’accompagner, nous avons créé le nôtre." Assemblage de macérats et distillats issus d’un alambic de la distillerie d’eau-de-vie de Chevanceau (Charente-Maritime), "il s’est très vite distingué". "On s’est aperçu via notre petit e-shop que nos clients le consommaient seuls et que les chefs et sommeliers s’en sont vite emparés", poursuit Estelle Sauvage.

Estelle Sauvage et Olivier Fichot, deux des trois associés d'Archibald-Distillation, ont conquis les plus grands chefs d'inscrire leur ''tonic de dégustation'' à la carte de leurs restaurants étoilés — Photo : Archibald-Distillation

Au point qu’il figure à la carte de 40 % des restaurants étoilés en France. "Il y a aujourd’hui un vrai travail d’accord mets-sans alcool au même titre que les accords mets-vin", affirme la codirigeante d'Archibald Distillations. Décliné en plusieurs versions, dont l’une à la bergamote vieillie en fût de chêne, c’est finalement la locomotive de l’entreprise (90 % du chiffre d’affaires), exporté dans plusieurs pays européens. "Nous nous plaçons sur le marché du luxe à la française avec un savoir-faire unique", poursuit-elle.

"On a travaillé avec des sommeliers et avec le champion du monde de Barista pour élaborer un rituel de service. L’Archibald, que nous classons en tonic de dégustation, se sert comme un vin, sans glaçon, avec potentiellement un tour de moulin à poivre. Le buveur de sans alcool est mis en avant, il vit une expérience", détaille Estelle Sauvage.

Du sans alcool chez le caviste pour une clientèle de "flexidrinker"

L’art de séduire des consommateurs finalement déjà connus mais au comportement nouveau. Tous les acteurs du no/low partagent ce constat : la demande n’émane pas que de non consommateurs d’alcool, mais bien d’amateurs de vin, de bière, de spiritueux, soucieux de modérer leur consommation. Des "flexidrinkers", selon le directeur général de Bordeaux Families.

Les cavistes l’ont bien compris. Le réseau Dock du Vin, filiale du groupe Ballande créée en 2016 (7 magasins, un bar, 33 salariés, 7 M€ de CA), a installé des corners dédiés, au printemps 2023. "Nous nous posions la question depuis six mois. C’est la dégustation d’un vin blanc vraiment bluffant au salon Wine Paris l’an dernier qui nous a décidés. S’il y en avait un, c’est qu’il y en avait d’autres…", raconte William Patin, directeur du réseau retail.

William Patin, directeur du réseau retail de Dock du Vin, devant l’un des corners déployés dans les magasins du caviste — Photo : Caroline Ansart

Aujourd’hui, les étals prennent forme, alignant des jus de raisin premium, du rhum 0°, du gin 0°, du vermouth 0°, des bières 0°, du cola et des vins 0°. "Nous avons étoffé la gamme en début d’année et lancé une grande campagne autour du Dry January. Nous sommes de plus en plus démarchés par des professionnels, mais nous voulons conserver notre rôle de conseil. Nous n’avons pas été convaincus dans le whisky par exemple", poursuit William Patin. En attendant une "vraie signalétique et du mobilier qualitatif" pour cet été, les chiffres "grimpent tranquillement". "Ce sont des clients nouveaux qui poussent nos portes, qui auparavant n’allaient qu’en grande distribution, et aussi des habitués", indique le directeur du réseau retail.

Les historiques, made in Gironde

Pourtant, les apéritifs et vins sans alcool n'ont pas attendu le raz-de-marée de ces dernières années pour exister. "Sans alcool la fête est plus folle", nous clamait dès les années 1980 la marque Mister Cocktail dans un spot publicitaire. Le territoire bordelais est bien placé pour le savoir puisqu’il en produit une grande partie.

Des locaux de Bardinet (224 M€ de CA en 2022) à Blanquefort sortent ainsi Mister Cocktail, D’Artigny, Palermo, Blancart, Venezzio Spritz, des marques pour la plupart nées il y a près de 40 ans et propriétés du groupe depuis 2011. De Freixinet Gratien à Bordeaux (filiale du groupe franco-allemand Henkell-Freixenet), coulent les pétillants Festillant depuis 12 ans. Cordier (500 salariés) filiale bordelaise du groupe coopératif InVivo (12 Md€ de CA 2022) commercialise la marque trentenaire de vin sans alcool Bonne Nouvelle et les vins légers Low Matter What. À eux trois, ils ont trusté la quasi-totalité du marché français. Du moins jusqu’à peu, tant qu’il végétait.

Désalcoolisation, spiritueux 0° : comment ça marche ?

Les sans-alcools sont composés de deux familles : les boissons non alcoolisées d’origine et celles qui sont désalcoolisées.

Le principe des vins désalcoolisés est celui de la distillation : en chauffant le liquide, l’alcool s’évapore. "La particularité de notre distillation est de chauffer non pas à 80° pour récupérer l’alcool mais à 35°", explique Philippe Cazaux de Bordeaux Families. De la gigantesque unité de plusieurs mètres de haut, sortent trois produits : de l’alcool, des arômes et du sans alcool. "Les alcools sont revendus pour servir de base au brandy ; les essences peuvent être réinjectées pour du 0,5° ou du faiblement alcoolisé ; le sans alcool sert de base pour toute la gamme no/low, de 0° à 12°. Nous mixons ensuite cette base avec du vin classique pour obtenir le degré souhaité."

Les spiritueux, qui titrent à un degré bien plus élevé (40, 50° pour du gin ou du rhum) sont plus compliqués à désalcooliser. Leur version 0° est davantage issue d’infusions, de macérats qui peuvent ensuite être distillés. Les "houblonades" de la Brasserie Parallèle - autre boisson sans alcool développée par l’entreprise - sont une infusion de houblon pétillante.

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