Le ciel se dégage à l’Est pour les sous-traitants aéronautiques
Enquête # Aéronautique

Le ciel se dégage à l’Est pour les sous-traitants aéronautiques

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Après les difficiles années Covid, la discrète filière aéronautique du Grand Est et ses 6 000 emplois profitent des vents favorables soufflés par les grands donneurs d’ordres nationaux que sont Dassault Aviation et Airbus. Son tissu majoritairement composé de PME familiales hyperspécialisées doit cependant jongler entre pression des clients, R & D et trésorerie.

Pour retrouver des marges de manœuvre, Preci 3D a actionné deux leviers : Un de ses clients a repris une partie de son stock et l’entreprise installée à Ennery, en Moselle, va céder ses locaux — Photo : Philippe Bohlinger

La filière aéronautique et spatiale dans le Grand Est n’est certes pas comparable à l’Île-de-France ou encore à la région toulousaine. Elle ne pèse que 2 % des effectifs hexagonaux, soit tout de même 6 000 salariés (chiffres Insee 2020). On y identifie de grands groupes comme le motoriste et équipementier Safran qui emploie plus de 1 500 personnes en Lorraine et en Alsace ou encore l’Américain Leach International (groupe Transdigm) qui a localisé son siège pour l’Europe et l’Asie à Sarralbe, en Moselle.

Ce tissu industriel est aussi animé par une kyrielle de PME hyperspécialisées, sous-traitantes des géants du secteur que sont Dassault Aviation, Airbus, Saab, Raytheon Technologies, etc. Elles comptent dans leurs rangs des fleurons, à l’instar de Realmeca (CA : 34 M€ ; 140 salariés), sous-traitant de rang 1 de l’équipementier Thales. Installée dans la Meuse, à Clermont-en-Argonne, cette entreprise de 135 personnes fabrique sept sous-ensembles de l’avion de chasse français Rafale de Dassault Aviation : des systèmes de guidage de missiles, des capteurs pour la vision nocturne et diurne ou encore un radar niché dans le nez de l’avion. L’entreprise s’est bâti une solide réputation en assemblant et commercialisant en parallèle ses propres machines-outils.

Ces sociétés, souvent familiales, ont la particularité d’employer une part importante de leurs salariés en bureaux d’études. "C’est une filière qui se nourrit énormément d’innovation et de R & D", résume Jean-Luc Reis, le directeur du cluster Aeriade, un réseau qui fédère 77 entreprises de l’aérospatial dans le Grand Est.

Moins de casernes, plus d’industriels

Après les difficiles années Covid, la reprise des vols commerciaux et les contrats spectaculaires signés par Airbus et Boeing redonnent du tonus aux acteurs régionaux. Tout comme les commandes pour la défense, un secteur soutenu par les exportations de Rafale, mais aussi les tensions géopolitiques mondiales. "L’activité de l’industrie de la Défense ne s’est pas vraiment arrêtée pendant la pandémie. Cela a permis au site Safran Nacelles de Florange (Moselle) de conserver un rythme soutenu pendant cette période, alimenté notamment par des commandes pour les hélicoptères militaires d’Airbus", détaille Dominique L’Hotellier, directeur du site. Nichée au cœur de la vallée de l’acier, cette filiale du géant français emploie 170 salariés dans la fabrication de pièces en composites pour les nacelles (structure qui entoure le moteur, NDLR) et les cockpits, ainsi que des pièces de moteurs.

À Marville, dans la Meuse, Arelis a profité du plan de relance post-Covid pour augmenter et moderniser ses capacités de production — Photo : Philippe Bohlinger

La filière régionale est jeune, à l’image du cluster Aeriade qui célébrera ses vingt ans au Salon international du Bourget du 19 au 25 juin 2023. En effet, comme le rappelle Jean-Luc Reis, "historiquement, à l’Est on avait des casernes, mais pas d’usines aéronautiques, car il fallait éloigner cette industrie stratégique des frontières. Aujourd’hui, cette tendance s’inverse et c’est une bonne chose". Sa plus importante représentante se situe en Alsace, à Molsheim où Safran emploie 880 personnes, au travers de son entité Safran Landing Systems. Les salariés y travaillent à la maintenance et réparation de trains d’atterrissage, la fabrication de roues, freins et systèmes de freinage et d’atterrissage pour l’aviation. Jean-Michel Hillion, vice-président de la division "roues et freins" de Safran Landing Systems évoque "les investissements réalisés chaque année pour la modernisation de l’outil industriel, gagner en capacité, en qualité, en coûts et, bien sûr, pour améliorer la sécurité de nos collaborateurs et de nos clients. Cela passe par le renouvellement de machines mais également par des investissements dans le digital". Le groupe injecte à ces fins 10 millions d’euros en 2023 sur le site alsacien.

Reconversions lorraines

Une part importante des emplois régionaux de l’aéronautique semble concentrée dans les départements lorrains ; une répartition géographique que Thierry Jean, gérant de Preci 3D (CA : 5,5 M€ ; 45 salariés), au nord de Metz, explique par les enjeux de reconversion industrielle : "Lorsque la sidérurgie lorraine a émis de premiers signaux de faiblesse dans les années 1960, les pouvoirs publics ont soutenu l’implantation d’usines automobiles dans la région. Par la suite, dans les années 1980, face aux difficultés des constructeurs, l’État a poussé des grands de l’aéronautique à faire leur marché sur notre territoire".

Aresia va doubler la capacité de production de son site rémois pour atteindre 160 réservoirs de carburant en 2025 — Photo : Aresia

Le fondateur d’AML Microtechnique Lorraine (CA : 7,8 M€ ; 53 salariés), Alfred Limbach, se remémore avec émotion sa rencontre avec de hauts dirigeants de Dassault dans les années 1980. À l’automne 2022, à l’occasion des 50 ans de cette PME mosellane, il a rappelé comment cette rencontre avait fait évoluer l’entreprise de la métallurgie traditionnelle déclinante vers l’aérospatial et la défense. La société de 83 salariés, désormais dirigée par son fils Régis, négocie actuellement un nouveau virage avec le lancement d’une start-up spécialisée dans le traitement de surface de pièces conçues par fabrication additive métallique. Dans la Meuse, Realmeca a emprunté un chemin similaire, à partir d’une entreprise de robinetterie, toujours sous l’impulsion de Dassault. Enfin, l’électronicien Cimulec (CA : 23 M€ ; 200 salariés) a été encouragé à s’implanter en Moselle où il conçoit des cartes électroniques, notamment celle qui équipe le nez du Rafale. Laurent Bodin, son directeur général, se souvient qu’à la fin des années 1970 son "beau-père, alors ingénieur chez Électronique Serge Dassault, a été incité à concrétiser son projet de création d’entreprise dans un territoire en restructuration industrielle. Il a préféré la Lorraine sidérurgique aux départements accueillant des chantiers navals en crise".

Cadence doublée

Plus récemment, c’est une restructuration militaire qui a favorisé l’implantation d’une usine aéronautique à l’Est. Le départ du 8e Régiment d’artillerie de Commercy (Meuse) a été en partie compensé par l’installation en 2014 d’une usine Safran. Le site exploité en partenariat avec le spécialiste américain du tissage industriel Albany International, emploie 480 personnes dans la production de pièces en composite (lire par ailleurs).

Aujourd’hui, la pression sur les ailes de ces sous-traitants est maximum : Realmeca s’organise cette année pour doubler sa production en réponse à la hausse des cadences du Rafale. Même chose pour le site rémois du groupe Aresia qui doit passer de 80 réservoirs de carburant par an cette année à 160 en 2025. Airbus impose un rythme similaire.

Cimulec conçoit les cartes électroniques qui équipent le nez du Rafale — Photo : Philippe Bohlinger

Le challenge s’avère ardu pour les plus petits acteurs qui doivent jongler entre pression des clients R & D et trésorerie. Et ce, malgré les aides attribuées par France Relance. "Avec la pandémie, les trésoreries sont tombées au plus bas, faute de contrats. Or, aujourd’hui, notre besoin en fonds de roulement augmente car les commandes repartent à la hausse. Ça tire tous azimuts ! Or, les banques se fondent sur nos bilans 2020 et 2021 pour accorder des prêts…", analyse le dirigeant de Preci 3D. Pour se ménager des marges de manœuvre, l’entreprise de 45 salariés a actionné deux leviers : un de ses clients a accepté fin 2022 de reprendre une partie de son stock. Par ailleurs, l’entreprise va céder cet été les locaux dont elle est propriétaire à Ennery (Moselle) pour en devenir simple locataire.

Les industriels doivent, enfin, composer avec des difficultés de recrutement accrues par leurs besoins élevés en main-d’œuvre qualifiée. Après avoir été contraint de se séparer de 51 salariés sur son site de Sarralbe pendant la pandémie, Leach International mise sur la grande variété de ses métiers pour attirer les profils et compenser sa situation géographique à mi-chemin entre Metz et Strasbourg.

Consolidation à l’œuvre

Dans ce contexte tendu, des consolidations s’opèrent au sein de la filière. En témoigne l’avènement de l’ETI nationale Aresia, bâtie à partir de 2018 sur les fondements du groupe Rafaut. Le groupe est passé de 2 à 14 sites en quatre ans pour atteindre un total de 650 salariés pour 180 millions d’euros de chiffre d’affaires. Dans son giron figurent les sites de Witry-lès-Reims (Marne) et de Baccarat (Meurthe-et-Moselle) représentant une centaine d’emplois dans l’assemblage de roues, freins et réservoirs pour l’aviation civile et militaire. Mathieu Detante, directeur d’Aresia-Witry, juge que "le secteur aéronautique a besoin de réduire sa dépendance vis-à-vis des supply chain internationales. Cela implique d’internaliser certaines étapes de fabrication, ce qui n’est pas forcément à la portée des plus petits acteurs. D’où l’intérêt d’atteindre une taille critique". Aresia investit 3,5 millions d’euros sur ce site de 58 salariés, en vue d’internaliser des procédés de tôlerie et d’acquérir un robot de soudure.

À une centaine de kilomètres à l’ouest, une autre consolidation s’est opérée il y a deux ans avec l’entrée du sous-traitant aéronautique Arelis sous la coupe du français LGM. Créée en 1980 à Marville (Meuse) par le fondateur de Realmeca, l’entreprise de 130 personnes a intégré un groupe de 1 500 salariés, spécialiste de l’ingénierie et du management de l’information technique. Une manière d’asseoir son statut d’acteur indépendant de la microélectronique. L’entreprise a profité du plan de relance post-Covid pour augmenter et moderniser ses capacités de production, "une absolue nécessité dans un contexte où la dimension des composants a été divisée par deux en dix ans", rappelle Guillaume Pees-Martin, directeur du site. De quoi donner des gages aux grands donneurs d’ordres qui ont redécouvert avec la pandémie les atouts des sous-traitants du Grand Est, des PME de mécanique ou d’électronique capables de proposer des solutions clé en main, car dotée d’un bureau d’études, de petits ateliers de tôlerie ou encore de câblage.

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