Le boom du recours aux freelances
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Le boom du recours aux freelances

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De plus en plus de Français se mettent à leur compte et les entreprises, dans un marché de l'emploi tendu, n'hésitent plus à sortir du sacro-saint cadre du CDI pour faire appel aux freelances et aux indépendants. En 15 ans, leur nombre a presque doublé en France. Alors demain, tous indépendants ?

En 15 ans, le nombre de travailleurs indépendants a presque doublé en France, passant de 2 à 3,6 millions de personnes — Photo : Comet

Devenir indépendant, un nouvel idéal pour beaucoup de Français ? En 15 ans seulement, le nombre de travailleurs indépendants a presque doublé, passant de 2 à 3,6 millions de personnes en 2019 en France, selon l'Urssaf. Un bel essor, en grande partie stimulé par la création du statut d'auto-entrepreneur en 2009. Mais du graphiste au coiffeur, l'appellation générique et fourre-tout "d'indépendant" recouvre des métiers très divers. Majoritairement, il s'agit toujours de commerçants, artisans, agriculteurs et professions libérales (infirmière, kiné…). Des profils "classiques". Mais une foule de nouveaux-venus a récemment gonflé les effectifs. Et pas seulement des livreurs à vélo.

"Depuis les années 2000, la catégorie des travailleurs indépendants créatifs, qu'on appelle aussi freelances, émerge. Il s'agit de développeurs informatiques, d'infographistes, de consultants… Ce sont ces professions intellectuelles plutôt récentes qui peuplent les espaces de coworking, les makerspaces et les collectifs de digital nomads", note Anthony Hussenot, professeur à l'université Côte d'Azur. "Ces derniers seraient environ 900 000 aujourd'hui, d'après certains chiffres, à prendre toutefois avec prudence", ajoute cet expert en théorie des organisations.

Des plateformes en plein essor

Surfant sur cette vague, des plateformes numériques destinées à mettre en relation freelances et entreprises se multiplient sur le web. Malt, Comet, Crème de la crème, Codeur.com, Izyfreelance ou encore Cherry Pick : un nouveau business a vu le jour, prometteur. Malt se voit déjà en future licorne de la French Tech. Après avoir levé 80 millions d'euros, cette entreprise parisienne revendique aujourd'hui 300 000 freelances inscrits et 40 000 entreprises clientes. "Nous vivons une révolution dans le monde du travail. La pandémie mondiale, les confinements et le télétravail ont changé la relation au travail, à l'entreprise", assure Alexandre Fretti, directeur général de Malt.

Pourquoi un tel engouement pour les freelances ? Selon un sondage Odoxa pour Union Indépendants, "l'autonomie", "l'envie d'exercer son métier à sa façon" et "d'être libre de son emploi du temps" figurent dans le top 3 des motivations de l'indépendant. C'est le cas de Gillian Bataille, ancienne cadre du secteur bancaire, reconvertie en assistante administrative et commerciale freelance. Lorsqu'elle fait le grand saut en 2020, son projet avait déjà mûri de longue date. "J'avais besoin de nouveaux challenges et d'avoir la sensation que j'étais utile à nouveau", confie-t-elle. Sa mission : épauler des TPE-PME, peu staffées par définition, via des prestations d'assistance de direction, de gestion RH ou d'administration des ventes. L'envie d'être "sa propre patronne" motive aussi sa décision.

D'autres arguments plus pécuniaires incitent encore à franchir le Rubicon. "Pour beaucoup, la grande motivation reste de mieux gagner sa vie. Comparé à un poste en CDI, un salarié de la Tech peut souvent espérer 30 à 40% de salaire net en plus", observe Eric Didier, président de Comet (50 salariés, 42 M€ de CA prévus en 2021), une plateforme mettant en relation les entreprises avec des professionnels du numérique. Certains développeurs iraient même jusqu'à doubler leurs revenus, affirment certains experts. Le rapport de force bénéficiant bien sûr aux travailleurs exerçant des métiers en tension.

Vivier de talents pour l'entreprise

Mais l'entreprise peut aussi y trouver son compte pour recruter des talents. C'est le cas par exemple de l'ETI parisienne Manutan, qui a recours aux freelances pour pallier ses problèmes de recrutement. "Ce marché se structure énormément, le recours aux indépendants en est facilité", explique le DG délégué Pierre-Emmanuel Brial de cette ETI de 2 100 salariés.

Les plateformes vantent des recrutements ultra-rapides. "Comet réussit généralement à placer un freelance en entreprise dans les huit jours qui suivent la demande du client, assure Eric Didier. Un atout, quand on sait qu'il n'est pas rare de voir des postes non pourvus en entreprise pendant six mois, sur des métiers du numérique." Autre avantage : la flexibilité. "Les contrats s'adaptent à la durée du projet informatique, qui par définition demande de la souplesse", ajoute encore Eric Didier.

"Pas de CA, pas de chocolat"

La vie d'indépendant n'a toutefois rien d'un long fleuve tranquille. Et si une frange très diplômée et qualifiée de ces freelances tire son épingle du jeu, les revenus ne sont pas toujours très élevés. Sans oublier que la liberté se paie… Sur ses revenus, il faut décompter des charges : cotisations Urssaf, CFE, etc. "Il est rare de pouvoir dégager une rémunération la première année d'exercice", rappelle par ailleurs Gillian Bataille. Et si cette dernière apprécie "le luxe" de pouvoir fixer elle-même ses vacances, exit les congés payés. Son salaire dépend directement du chiffre d'affaires engrangé. Ce que résume avec humour l'entrepreneuse : "Pas de CA, pas de chocolat !"

En dehors du boulot, les freelances éprouvent aussi des difficultés, comme pour accéder au logement. "Avec ce statut vous êtes discriminé, car on vous considère souvent comme précaire. Les propriétaires privilégient la location aux salariés en CDI. Difficile aussi de convaincre les banques pour acheter un bien immobilier", souligne la cofondatrice du collectif indépendants.co, Hind Elidrissi

Une insécurité inhérente au statut qui freine les envies de liberté. 41% des indépendants ont ainsi hésité à le devenir en raison "du manque de protection sociale", indique un sondage d'Union Indépendants.

Des collectifs de défense des freelances se construisent

Mais la situation est en train d'évoluer. En pleine effervescence, l'écosystème construit de nouvelles solidarités. Des plateformes offrent des prestations. Comet, par exemple, se rémunère via 15% de commission, mais propose aussi un abonnement pour bénéficier d'avantages, comme le paiement des factures à réception chaque mois (et non 30 ou 60 jours plus tard), une assurance responsabilité civile professionnelle, des formations ou encore l'accès à des espaces de coworking…

Des groupes se forment dans les réseaux sociaux et la vraie vie pour échanger sur son métier, comme Nice Nomads, qui réunit des freelances et entrepreneurs digital nomads dans les Alpes-Maritimes. Et de nouveaux collectifs de défense des travailleurs indépendants se construisent peu à peu, comme Union Indépendants (dont la CFDT fait partie des fondateurs) qui représente déjà 400 000 travailleurs adhérents, ou encore le "néo-syndicat" independants.co, aujourd'hui interlocuteurs privilégiés des pouvoirs publics.

Nouvelle législation attendue

Le gouvernement lui-même planche sur "un plan indépendants". Devant entrer en vigueur en 2022, il prévoit la création d'un "statut unique", rendant l'ensemble du patrimoine personnel de l'entrepreneur individuel insaisissable par les créanciers, en cas de défaillance, sauf si l'entrepreneur en décide autrement (une protection existait déjà pour certains statuts juridiques). Ce plan propose aussi un accès assoupli à l'allocation des travailleurs indépendants (ATI), une assurance chômage d'environ 800 euros par mois pendant six mois. Plus d'obligation de se placer en redressement ou liquidation, il suffira de cesser définitivement une activité non viable économiquement (l'Etat se basant sur une baisse du revenu fiscal de 30% d'une année sur l'autre). Véritable échec jusqu'ici, l'ATI fait état de seulement 900 bénéficiaires environ 16 mois après son lancement.

"On sécurise progressivement le statut d'indépendant"

Pour la cofondatrice d'independants.co, "ce plan envoie un bon signal : on sécurise progressivement le statut d'indépendant, salue Hind Elidrissi. Même s'il ne répond pas à l'ampleur des besoins exprimés sur le terrain." Notamment concernant l'assurance chômage. "Pour preuve, le gouvernement a activé le fonds de solidarité lors de la crise sanitaire, plutôt que l'ATI. Ce qui signifie que ce dispositif est loin d'être suffisant, ajoute-t-elle. Le système social des indépendants doit être réinventé aujourd'hui".

Stéphane Chevet est moins élogieux sur les propositions du gouvernement. Pour le président de l'association Union indépendant, "ce plan manque clairement d'enthousiasme". Pour aller plus loin, il réclame l'instauration d'un "socle universel de droits sociaux". Comprendre : un bouclier de base. "Tout individu, salarié, indépendant déclarant moins de 1,6 smic doit bénéficier d'une couverture minimum des accidents du travail, des maladies professionnelles, etc., détaille-t-il. Au-delà, il aura les moyens financiers de s'assurer davantage."

Les lignes ne bougent pas que chez les freelances. Du côté des chauffeurs de VTC et livreurs à vélo (sous les couleurs de Deliveroo, Uber Eats, etc.), soit environ 150 000 "travailleurs de plateformes", les premières élections professionnelles doivent avoir lieu début 2022. Objectif : élire des représentants en vue de décrocher d'éventuels accords, notamment sur en matière de rémunération. Une ordonnance du gouvernement vient d'être ratifiée à ce sujet.

Demain, tous indépendants ?

Alors demain, tous indépendants ? Difficile à prédire. Pour l'instant, ces derniers ne pèsent que 12 % des personnes en emploi en France. Reste que ce modèle révèle et entraîne (à la fois) des mutations profondes. "Le travail indépendant est aujourd'hui ancré dans les moeurs. Beaucoup de Français y voient même une solution intéressante pour sortir de la crise", observe Anthony Hussenot. En outre, l'écosystème des freelances constitue "un laboratoire d'expérimentation" de nouvelles pratiques de travail, dixit l'universitaire, également chercheur au CNRS. Dont certaines se diffusent parfois des indépendants aux salariés, comme l'utilisation des réseaux sociaux. "Aujourd'hui certains salariés vont alimenter LinkedIn, Twitter ou Instagram, pour développer leur réseau et leur réputation. Mais aussi pour faire de la veille, participer aux débats, être dans une logique d'apprentissage continu, liste Anthony Hussenot. En bref, on devient entrepreneur de sa vie pro, même en tant que salarié. On va considérer l'employeur comme un client à satisfaire, tout en restant actif sur les réseaux. De façon à pouvoir rebondir d'un employeur à un autre, en vue de bâtir une carrière intéressante."

De quoi séduire encore davantage de salariés en quête d'aventure et de sens au travail ? "L'augmentation du nombre d'indépendants devrait se poursuivre, pronostique Stéphane Chevet. La pandémie est venue consolider le choix d'un certain nombre de salariés désirant changer de statut." Sans s'attendre une forte baisse du salariat, ce dernier parie surtout sur un boom des slashers, ces personnes cumulant plusieurs activités à la fois comme salarié et indépendant… Un phénomène qui pourrait amener les entreprises à évoluer selon lui. Par exemple en revalorisant les salaires, en ouvrant l'option du télétravail à tous et à tout moment quand c'est possible, ou encore en travaillant la marque employeur.

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