Institut français de la mode : « Nous assistons à une correction inquiétante du marché de l’habillement »
Interview # Textile

Gildas Minvielle directeur de l’Observatoire économique de l’Institut français de la mode Institut français de la mode : « Nous assistons à une correction inquiétante du marché de l’habillement »

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Après une première vague de difficultés en 2020, le secteur de la mode traverse une nouvelle période de turbulences, fatale à plusieurs fleurons français de l’habillement, comme Camaïeu. Secoué, et surpris, par l’ampleur de cette crise, l’économiste Gildas Minvielle ne cache pas ses inquiétudes pour un secteur déchiré par le Covid-19, l’inflation et une concurrence exacerbée.

À la tête de l’Observatoire économique de l’Institut français de la mode, Gildas Minvielle reconnaît avoir été pris de court par l’ampleur de la crise actuelle dans le secteur de l’habillement — Photo : Jean Picon

Camaïeu, Pimkie, Kookaï, San Marina, André… : depuis quelques mois, les liquidations, redressements et fermetures de magasins se multiplient dans l’habillement. Comment qualifieriez-vous cette situation ?

Le secteur de la mode traverse une crise, et, plus précisément, une crise du milieu de gamme. À quelques exceptions près, les enseignes en difficulté aujourd’hui sont des marques historiques de ce segment. Il s’agit d’acteurs français, qui se sont développés dans les années 1990-2000 et ont connu, à l’époque, de belles performances. Camaïeu, par exemple, était le premier distributeur de prêt-à-porter féminin en France et a compté jusqu’à 600 points de vente. Ces entreprises ont grandi, à l’époque, en prenant des parts de marché au commerce de détail multi-marques, relativement plus cher. Leur positionnement milieu de gamme apparaissait donc compétitif. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Pourquoi ?

Leur modèle de croissance ne fonctionne plus. D’abord, la dispersion des prix a changé, avec des petits tarifs, encore plus bas qu’avant, du luxe dit accessible, etc. Sur le marché de la grande consommation, les enseignes se sont donc retrouvées mises en compétition avec de nombreux distributeurs.

Pour ne rien arranger, le milieu de gamme est aussi le segment où l’on trouve le plus d’acteurs. Pour se tailler la part du lion quand le commerce n’est plus porteur, il faut donc prendre des parts de marché à ses concurrents directs, positionnés sur des segments de prix identiques. Aujourd’hui, les Camaïeu et autres doivent s’imposer face, non plus à des détaillants indépendants, mais à Zara ou H & M, des marques avec une forte puissance à l’international, et qui, il faut bien le dire, ont tout simplement été meilleures.

Dans ces conditions, le milieu de gamme est-il condamné à disparaître ?

Je ne crois pas. H & M et Zara sont sur le milieu de gamme. Il reste aussi des enseignes françaises qui marchent bien, comme Kiabi ou Gémo. Ces chaînes à grande diffusion sont en phase avec la consommation. Elles sont situées en périphérie des villes, sur des surfaces plus grandes, avec des produits hommes-femmes-enfants à des prix plus bas que ne l’était Camaïeu.

En fait, nous assistons à une correction du marché. C’est-à-dire qu’il y a trop d’acteurs et, jusqu’à 2015, ils ont ouvert trop de magasins. Je crois que c’était une impasse. Le marché commençait à changer de nature, dans la foulée de la crise des subprimes, du drame du Rana Plaza [l’effondrement d’un immeuble, au Bangladesh, abritant des ateliers de confection textile pour des marques occidentales, NDLR] et de l’essor de l’e-commerce. Le groupe Vivarte, avec sa chaîne La Halle aux Vêtements, connaissait déjà des difficultés, par exemple. À partir de 2015, le parc de magasins s’est stabilisé. Mais, depuis, le marché français reste proche de la saturation.

Prenez les centres des villes de moins de 100 000 habitants : le samedi, vous y voyez plein de boutiques désertes. C’est une autre difficulté pour les enseignes du milieu de gamme : le manque d’attractivité des centres-villes, où elles sont implantées en grand nombre. À l’inverse de Kiabi ou Primark. D’autant que, désormais, on peut rester sur son canapé et acheter sur Internet des vêtements fabriqués à l’autre bout de la planète.

Justement, on accuse souvent les enseignes d’avoir raté le virage du numérique. Est-ce une raison suffisante, en 2023, pour expliquer leurs difficultés ?

En moyenne, les ventes en ligne représentent 18 % du chiffre d’affaires de l’habillement. Mais ce résultat est tiré vers le haut par des pure players, comme La Redoute, qui, eux, font 100 % de leur activité sur Internet. À l’inverse, chez les distributeurs avec points de vente physiques, la proportion de l’e-commerce n’est, bien souvent, pas très élevée. Il y a donc un potentiel important à aller chercher de ce côté-là.

Pour autant, le numérique n’est pas la recette miracle. Il est évidemment très important de développer l’omnicanalité, à la fois l’e-commerce et le magasin. Mais si vous ne proposez pas les bons produits, quel que soit le véhicule de vente, vous n’y arriverez pas plus… En général, il n’y a pas une seule raison aux difficultés de ces entreprises, mais une conjonction de facteurs. Je ne crois donc pas du tout à cette explication monolithique du virage raté des ventes sur Internet. Prenez Primark. L’enseigne irlandaise, positionnée sur les petits prix, ouvre des magasins un peu partout en centre-ville et elle cartonne. Pourtant, elle n’a pas développé l’e-commerce !

L’habillement paye-t-il finalement, avec un décalage dans le temps, les conséquences du Covid-19 et des confinements ?

Le secteur vient de traverser trois années terribles, marquées par un recul énorme du marché en 2020 (-15 %) à cause des fermetures de magasins, lors de la crise sanitaire. En 2022, le marché était encore en retrait de 4,4 % par rapport à son niveau de 2019, selon les données du panel de l’Institut français de la mode. C’est complètement inattendu.

« Il est possible que l’habillement ne retrouve pas tout de suite son niveau de 2019. Ou qu’il ne le retrouve pas tout court. »

Fin 2021, nous étions nombreux à prévoir un rattrapage complet dès l’année suivante. Mais, début 2022, est arrivé le variant Omicron, puis l’inflation - un choc d’une très grande ampleur pour notre secteur. Elle a complètement retardé le retour à la normale et a contribué aussi à toutes ces fermetures de magasins. Ces épisodes successifs ont évidemment touché les entreprises les plus fragiles en premier, car il faut être solide pour pouvoir résister dans ces moments-là.

Comment l’inflation affecte-t-elle le secteur aujourd’hui ?

Elle se traduit d’abord par une hausse des prix des vêtements. En 2022, on a observé une augmentation de 6 %, en moyenne. Cette année, on s’attend à +5 %. Ce qui n’est pas beaucoup, comparé à d’autres produits. Mais nous parlons d’un secteur où les prix avaient très peu progressé en 30 ans. Car sur un marché où la demande est volatile, c’est généralement une mauvaise stratégie que d’augmenter ses prix…

Cela dit, l’inflation a, surtout, un effet indirect sur l’habillement : face aux hausses de prix dans l’alimentation, l’énergie, etc., les consommateurs limitent, diffèrent, voire stoppent les achats de vêtements, jugés non-indispensables. Tout ce qui est mauvais pour le pouvoir d’achat l’est donc aussi pour le marché de la mode. Dans notre secteur, la consommation est très dépendante de l’environnement économique général. Autrement dit, quand on annonce une croissance zéro du PIB en 2023 [le gouvernement table, en réalité, sur +1 %, NDLR], on doit s’attendre à ce que le marché reste encore sous son niveau de 2019.

Le secteur de l’habillement gardera-t-il des séquelles de cette période d’épidémie et d’inflation ?

Il y a une certaine rémanence des chocs en effet. Il est possible que l’habillement ne retrouve pas tout de suite son niveau de 2019. Ou qu’il ne le retrouve pas tout court.

Une fois le choc digéré, il peut exister un impact sur le potentiel de croissance. On l’a vu avec la crise des subprimes, en 2007-2008. Sur la décennie qui l’a précédée, le pouvoir d’achat progressait de 2 % chaque année. Sur les dix ans qui ont suivi, le pouvoir d’achat n’a plus augmenté que de 0,4 % en moyenne. Dans cet environnement déjà compliqué pour notre secteur, la crise sanitaire est venue ajouter un choc supplémentaire. Et aujourd’hui encore, les fondamentaux de l’économie ne sont pas porteurs.

« L’enjeu, pour la mode de demain, consistera à faire en sorte que les vieux vêtements puissent redevenir des matières. »

Dans ce contexte, existe-t-il un modèle à suivre pour survivre et réussir ?

La recette du succès, je ne la connais pas. Aujourd’hui, il faut cocher beaucoup de cases, et peut-être même toutes les cocher, pour espérer s’en sortir. Les entreprises de l’habillement ne doivent pas pécher sur certaines exigences : elles doivent s’appuyer sur une très bonne image de marque, de bons produits, de bons emplacements pour leurs boutiques, avec une architecture séduisante, du "merchandising visuel", etc. Il leur faut aussi de la constance. Certaines enseignes ont procédé à des changements de cap trop violents par le passé. Or, comme en voile, il ne faut pas donner des coups de barre trop brutaux. Quand on change ses prix trop brutalement, comme a pu le faire la chaîne de chaussures André, on déstabilise le consommateur et ça peut le faire fuir.

Au-delà du pouvoir d’achat, les enseignes sont-elles aussi victimes d’une évolution plus profonde des habitudes de consommation ?

Effectivement. Aujourd’hui, nous n’achetons plus les habits de façon boulimique. Beaucoup de consommateurs se tournent vers des produits plus écoresponsables. Ils sont prêts à acheter un peu plus cher, mais plutôt moins.

Le marché de l’occasion s’est aussi beaucoup développé, ces dernières années, porté notamment par des plates-formes en ligne. Cette concurrence a-t-elle pu aussi nuire aux enseignes ?

La seconde main, c’est un marché de plusieurs milliards d’euros. Les études identifient deux moteurs à cette pratique. Il y a, chez certains consommateurs, une volonté de respecter les enjeux, ou les valeurs, de l’écoresponsabilité et du développement durable. Mais c’est d’abord le petit prix qui explique ce succès. L’occasion participe d’une consommation de crise et contribue aussi à la dispersion des prix, dont je parlais plus tôt. La seconde main peut donc bel et bien concurrencer le marché du neuf. C’est pour cette raison que les distributeurs l’intègrent de plus en plus dans leur business.

Cette diversification peut-elle être une solution d’avenir pour eux ?

La seconde main a l’avantage de prolonger la vie du vêtement. Mais fondamentalement, il faudrait aller plus loin et, en amont, développer l’économie circulaire. Faire en sorte que les vieux vêtements puissent redevenir des matières - ça, c’est l’enjeu de la mode de demain, mais c’est très difficile à réaliser, à cause des contraintes techniques importantes. Les mélanges de fibres sont difficiles à recycler. Les points durs, comme les boutons, les zips, etc., sont compliqués à gérer. Mais nous devrions mettre le paquet, dans les années qui viennent, sur les innovations qui permettent à nos vêtements de devenir les matières de demain.

« Je suis surpris par l’ampleur de la crise actuelle. Mais je le suis aussi par la progression insolente du chinois Shein. »

En France, le Centre européen des textiles innovants, à Tourcoing, y travaille déjà. L’Europe imposera peut-être des règles, à l’avenir, sur ces questions-là. C’est pourquoi il faut rester optimiste. Demain, je pense que la mode sera plus responsable, avec des valeurs, et cette évolution sera plus favorable aux productions françaises et européennes. À condition que l’on communique sur ces sujets et que les consommateurs soient conscients de ce qu’ils font quand ils achètent un vêtement.

En attendant ces évolutions, doit-on craindre de nouvelles destructions d’entreprises et d’emplois à court terme ?

On peut être inquiet, car, comme toutes les corrections, il est difficile de dire exactement quand elle va s’arrêter. Surtout que l’environnement économique, avec l’inflation, n’est pas très dynamique. C’est dans ces moments-là que les consommateurs regardent les petits prix et oublient le reste - l’écoresponsabilité, le made in France… tous ces éléments de différenciation sur lesquels se mobilisent la profession et les écoles. Tous ces efforts ne sont pas forcément couronnés de succès, quand le contexte est aussi peu porteur.

Pour être franc avec vous, j’ai été surpris par l’ampleur de la crise actuelle, même si je connaissais les difficultés du milieu de gamme. Mais je suis aussi étonné, à l’inverse, par le succès de Shein, par exemple. Cet acteur chinois de la vente en ligne prend des parts de marché dans tous les pays européens et figure déjà dans le top 10 des distributeurs. Et pourtant, il n’y a pas si longtemps, on ne le connaissait pas. Cette progression insolente me surprend beaucoup, au moment où une crise importante frappe le secteur. On ne peut pas ne pas faire le lien entre les deux. Il y a là une vraie urgence à agir et à accélérer ce côté "acheter moins mais mieux" que j’évoquais précédemment. Il faut éduquer les consommateurs sur ces enjeux, leur faire comprendre l’impact de Shein sur la planète et sur l’économie du pays.

C’est comme pour la viande ou le vin : mieux vaut en acheter moins, mais à un prix plus élevé, parce que l’on sait d’où ils viennent et comment ils ont été fabriqués. Je comprends que, dans le contexte économique actuel, malheureusement, le petit prix reste important. Mais si un vêtement coûte 8 € à l’achat, il y a forcément un loup quelque part. Le produit n’est pas fait dans de bonnes conditions sociales, il est constitué de matières qui ne sont pas de qualité, etc. Dix ans après le drame du Rana Plaza, il est temps que les consommateurs soient conscients de tous ces enjeux.

En résumé, l’avenir s’annonce quand même assez sombre pour les acteurs nationaux…

Non, il reste des raisons d’espérer. On assiste à une belle dynamique autour du made in France. On parle de relocalisation. Beaucoup d’entreprises sont positionnées sur des produits plus qualitatifs et durables. Elles jouent sur l’idée du local, l’écoresponsabilité, les belles matières… On voit aussi des générations de consommateurs qui préfèrent acheter une belle pièce plutôt que trois vêtements de mauvaise qualité. Enfin, la législation va nous aider, parce qu’elle va permettre d’avoir plus d’informations sur les vêtements.

Il faut en tout cas que la mode vertueuse et le made in France gagnent des parts de marché. Je crois que nous pouvons faire cette révolution. Mais elle suppose d’être en phase avec les attentes des consommateurs - et de leur expliquer qu’ils sont gagnants, quand ils achètent plus cher de la qualité.

# Textile # Habillement # Commerce # Distribution