ERAI : Entre gestion contestée et jeu politique, les raisons du crash
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ERAI : Entre gestion contestée et jeu politique, les raisons du crash

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EXCLUSIF. Entreprise Rhône-Alpes International (ERAI), fondée il y a 25 ans par Alain Mérieux, est aujourd’hui dans une situation délicate. Le conseil régional après avoir envisagé une fusion avec l’Ardi, a décidé, le 6 mars dernier, de lui couper les vivres suite à un vote Droite/EELV/FN. Dans quelques jours déclarée en cessation de paiements, Erai a une espérance de vie plus que limitée. Retour sur les raisons de ce crash qui place en difficulté tout l’écosystème international rhônalpin.
— Photo : Le Journal des Entreprises

« Les missions et dispositifs portés par ERAI sont véritablement nécessaires aux entreprises de Rhône-Alpes », assure Jean-Paul Mauduy, président de la CCIR Rhône-Alpes. « C’est une véritable catastrophe pour le commerce extérieur en Rhône-Alpes », assène Jean-Louis Gagnaire, vice-président de la Région en charge des affaires économique. « Erai est un bel outil, avec de nombreux points à son actif. L’outil a été cassé », regrette Pascal Nadobny, président des Conseillers du commerce extérieur de Rhône-Alpes. Même son de cloche du côté de François Turcas, président de la CGPME ou encore de Patrick Martin, ex-président du Medef Rhône-Alpes…



Responsabilité collective


Tous sont administrateurs d’Erai, Entreprise Rhône-Alpes International, le bras armé depuis 25 ans de la Région pour l’accompagnement des entreprises à l’international. Ils siègent aux côtés notamment de Fatiha Benahmed (représentante du groupe EELV de la Région), d’André Friedenberg (élu régional PS), de Jean-Michel Daclin (OnlyLyon), d’Alain Audouard (président de la CMA du Rhône), de François Coulin (représentant des Opérateurs spécialistes du commerce à l’international - OSCI), d’Arnaud Peyrelongue (Bpifrance) et de quelques chefs d’entreprises opérant à l’international… Tous ont donc validé les décisions et orientations prises par Erai ces dernières années. Ou du moins, suffisamment d’entre eux, pour que Daniel Gouffé, président d’Erai, emporte la majorité et mette en œuvre une stratégie aujourd’hui pointée du doigt.

Comment le crash d’une telle agence régionale, forte d’un budget de plus de 10M€ avec 130 salariés, sous tutelle d’un conseil d’administration composé majoritairement de représentants du monde économique, a-t-il pu se produire ?



Car si le coup final a bien été porté par le refus de voter les subventions de fonctionnement 2015 (6 M€ soit 60 >% du budget annuel d’Erai) par une majorité de conseillers régionaux (Droite, FN et Europe Écologie - Les Verts), le 6mars dernier, l’agence s’enfonçait financièrement depuis plusieurs années. On parle aujourd’hui d’un déficit de 7 à 10 M€.



Élus et milieux économiques se renvoient la patate chaude. « Nous avons alerté les autres membres du conseil d’administration depuis plusieurs années et notamment concernant le manque de transparence des reportings financiers annuels fournis par l’équipe dirigeante. Nous avons rédigé, en novembre dernier, une contribution sur ce que devrait devenir Erai. Elle a été remise à tous les membres du CA. Personne n’a réagi officiellement », insiste Boris Lechevalier, vice-président de la Fédération nationale des OSCI et fondateur de l’entreprise Altios (150 salariés - CA 2014 : 15 M€) spécialisée dans l’accompagnement à l’international. « C’est vrai, hormis Arnaud Peyrelongue, Fatiha Benhamed et François Coulin, les autres administrateurs validaient en général les propositions et les budgets », confirme Jean-Louis Gagnaire avant de rappeler que les élus socialistes de la Région avaient décidé de ne plus prendre part à aucun vote depuis longtemps.

« Face à l’indifférence générale », l’OSCI, épaulée par le groupe EELV de la Région, a d’ailleurs saisi la Cour des comptes régionale en juillet dernier.



Ses conclusions ne sont pas encore connues mais d’ores et déjà, plusieurs points d’achoppement ont été identifiés et pourraient expliquer les mauvais bilans financiers d’une part et, les tensions politiques et personnelles ayant mené au crash, d’autre part.




Expansion galopante

Alors qu’Erai comptait historiquement moins d’une dizaine de bureaux, l’agence a ouvert ces dernières années de nombreuses implantations à l’étranger. Elle en compte aujourd’hui 27. Certaines, bien que validées en CA, sont aujourd’hui contestées. « Ouvrir un bureau en Argentine, en Ukraine, au Burkina ou en Roumanie par exemple, c’est un non-sens », dénonce Boris Lechevalier pour l’OSCI. « Il n’y a pas de demandes d’entreprises pour être accompagnées sur ces pays ». Pour Pascal Nadobny, administrateur un temps pressenti pour prendre la succession de Daniel Gouffé, « il y a clairement eu des dérives de périmètre ».



Les chiffres fournis par l’audit financier réalisé par le cabinet parisien Scorex et commandité par la Région, que nous avons pu nous procurer, appuient ces dires. Selon ce document, les filiales d’Erai ont ainsi enregistré un résultat net de - 1,1 M€ en 2011, - 2,3M€ en 2012 et - 2,4M€ en 2013. L’expert de Scorex prévoyait un atterrissage à - 1,3M€ en 2014. Ces mauvaises performances contribuant évidemment à une situation financière compliquée pour la plateforme régionale qui a affiché en 2011 un résultat net de - 1,5 M€; - 2,7 M€ en 2012 et - 2,2M€ en 2013.




Concurrence déloyale ?
Pour accroître ses recettes, ERAI a souhaité développer son activité commerciale en prospectant des entreprises non rhônalpines, provoquant l’ire des opérateurs privés voyant d’un mauvais œil une structure subventionnée par de l’argent public venir empiéter sur leurs plates-bandes. « Nous avons posé la question 100 fois peut-être depuis 7 ans aux dirigeants et administrateurs d’ERAI sans avoir jamais eu une réponse : peut-on nous expliquer en quoi l’argent du contribuable rhonalpin sert à implanter des entreprises bretonnes ou bordelaises en Chine ou au Brésil ?» s’insurge Boris Lechevalier.



Une dérive de périmètre d’action d’autant plus difficile à apprécier que la comptabilité analytique réclamée fermement par quelques administrateurs (dont les représentants d’EELV, de l’OSCI et du Medef), et préconisée dès 2008 dans un rapport de la cour des comptes, a très longtemps fait défaut. Difficile dans ces conditions d’être certain que les subventions de la Région étaient bien utilisées uniquement pour assumer les missions régaliennes. Néanmoins, rappelée à l’ordre en juillet dernier par l’Autorité de la concurrence, Erai a rapidement dû rayer de ses tablettes cette nouvelle source de revenus estimée à 600.000 € pour 2015. Une restriction d’activité rendant encore plus difficile le rétablissement de la trésorerie, particulièrement dégradée depuis 2008 (-2,6 M€ en février2015 dont 2,3 M€ accordés par le Crédit Agricole) et les investissements consentis pour le pavillon de Shanghai dans le cadre de l’exposition universelle de 2010. À plusieurs reprises, la Région a ainsi dû remettre de l’argent au pot. Fin 2011, « en quasi cessation de paiement » selon l’audit Scorex, la Région a versé 2 M€ supplémentaires. Fin 2013, toujours selon l’audit Scorex, « suite à une nouvelle dégradation de la trésorerie nette expliquée notamment par l’augmentation des comptes courants des filiales, également dans le but de solder l’opération Shanghai 2010, la Région a repris l’emprunt d’un montant initial de 3 M€ souscrit auprès du Crédit Agricole, pour le solde, soit 2,3 M€ ».



Une situation dont Daniel Gouffé a souhaité se dédouaner lors de plusieurs CA, arguant qu’Erai avait pris en charge des dépenses à Shanghai pour le compte de la Région, dépenses dont la plateforme aurait simplement été dédommagée par la subvention complémentaire de 2 M€ versée fin 2011. Le président d’Erai a également soutenu, lors du CA du 6février dernier devant un auditoire tombant des nues, que l’Institut Paul Bocuse, hébergé dans le pavillon de Shangai lui devait la coquette somme d’1,3 M€. À la question de Patrick Martin, administrateur pour le compte du Medef, sur l’existence de factures pouvant laisser espérer le paiement de cette dette, Daniel Gouffé a simplement répondu, selon le compte-rendu de ce CA « je pense que l’Institut Paul Bocuse est parfaitement au courant de ce qu’Erai a fait pour lui et qu’une somme d’argent est due. [Il n’y a pas de facture] mais ils le savent ». Réponse pour le moins déconcertante que n’a pas souhaité commenter la direction de l’Institut Paul Bocuse…



Des personnalités contestées


À ces problèmes financiers et ces choix stratégiques contestés, les personnalités même de Daniel Gouffé et de son directeur général, Laurent Van Soen, ont cristallisé les tensions avec les élus. « Daniel Gouffé avait décidé de se conduire en P-dg et non plus en président d’association qui devait rendre des comptes à son principal financeur », s’insurge Jean-Louis Gagnaire.

Un élu de la Région préférant garder l’anonymat raconte ainsi une intervention, il y a quelques mois, « surréaliste de Daniel Gouffé devant le Conseil Régional prenant les élus pour des imbéciles sachant à peine compter ». Des tensions avec des salariés ont émergé également ces dernières années, se soldant par plusieurs contentieux dont certains se sont réglés par des factures salées aux Prud’hommes. Plusieurs cadres, des piliers d’Erai, ont ainsi quitté le navire ces derniers temps, licenciés ou démissionnaires. C’est le cas, par exemple, de Laurent Satre, à la tête d’Erai Canada depuis quinze ans et qui a préféré plier bagages il y a trois ans. « Erai s’éloignait de ses fondamentaux, la politique prenait le dessus sur l’opérationnel…», indique-t-il sans vouloir aller plus loin. De la même façon, il n’a pas souhaité commenter la nomination, à sa place, de Karine Turcas, fille du patron lyonnais de la CGPME et jusqu’ici dirigeante d’un bar à la mode à Saint-Tropez. Interrogé sur ce recrutement, Laurent Van Soen a assuré que les procédures habituelles avaient été suivies. François Turcas n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Consciente de la gravité de la situation, la Région espérait pouvoir glisser tout cela sous le tapis, et se débarrasser de cette gouvernance jugée omnipotente, en fusionnant Erai et l’Ardi, l’agence de développement régionale pour l’innovation. Les jeux politiques à quelques mois des élections régionales et la colère des écologistes à ce sujet depuis plusieurs années n’ont pas permis cette fusion. Un échec qui a dégoupillé la grenade Erai.

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