Entreprendre en fratrie, un gage de succès?
Enquête # Gestion

Entreprendre en fratrie, un gage de succès?

S'abonner

Diriger en famille, c’est une configuration bien connue dans les Hauts-de-France, où les entreprises familiales sont nombreuses. Mais avant d’être une longue histoire de transmission, une entreprise familiale, ça commence aussi par une création. Un pas que certains décident de sauter, d’emblée, entre frères et soeurs. Des duos atypiques dont pourraient inspirer bien des associés.

Farida et Hayette Boumezlag ont lancé leur chaîne de restaurants dans le Nord en 2015. Les deux soeurs, à la tête de cinq restaurants autour de Lille, forment un duo "très fusionnel", au travail comme en famille. — Photo : Jeanne Magnien - Le JDE

Au détour d’une interview, une question anodine, posée à un duo d’entrepreneurs. « Et donc, vous avez créé l’entreprise en couple ? » Échange de sourires complices, et Caroline Allysier de lâcher, sans doute pour la centième fois : « On est frère et sœur ». Une situation suffisamment atypique pour que le souvenir en soit resté, plusieurs années après cette première rencontre avec Philippe et Caroline Allysier, les dirigeants de ProtecNord (15 salariés, 4 M€ de CA), PME qui commercialise des équipements de protection individuelle et des vêtements de travail à Lesquin (Nord). De même que l’envie d’aller à la rencontre d’autres dirigeants qui ont fait le choix de s’associer non pas avec leur conjoint, ni leur meilleur ami, mais avec leur frère ou leur sœur, pour créer leur entreprise. Car si les entreprises familiales sont nombreuses dans les Hauts-de-France, c’est souvent une transmission verticale qui amène les descendants des fondateurs à se partager la direction de l’entreprise. Mi-subie, mi-choisie, la situation s’impose alors de fait, les dirigeants devant composer avec l’adage bien connu « on ne choisit pas sa famille ».

Au contraire, certains dirigeants font, eux, le choix de leur famille pour créer leur entreprise. C’est un double risque, puisqu’en cas d’échec, tout un écosystème familial pourrait se retrouver bouleversé. Mais c’est aussi la promesse d’un climat de confiance et d’attachement, pas si fréquent dans le monde de l’entreprise. Comment fonctionnent ces tandems d’un genre particulier, pour faire la part du professionnel et de l’affectif, et maintenir les affaires familiales à bonne distance des affaires tout court ?

L’atout d’un duo fraternel : la transparence

Sans grande surprise, les créateurs qui font le choix d’entreprendre en fratrie s’appuient sur une forte complicité, des valeurs et une éducation communes. « On s’est toujours dit qu’un jour, on serait associées. Il a juste fallu attendre le bon moment », sourient les sœurs Boumezlag, Hayette et Farida. Après avoir chacune créé leurs restaurants, elles se retrouvent à une croisée des chemins, où entreprendre en duo devient l’évidence. Elles imaginent Dôme 33, une brasserie traditionnelle avec un buffet à volonté, un concept inédit dans ce type de restauration. L’offre est bientôt doublée par Cinétalia, des restaurants sur le même principe, proposant une cuisine italienne. Depuis leur première ouverture, à Lesquin, en 2015, les deux sœurs comptent quatre adresses et 105 salariés, et réalisent 7 millions d’euros de chiffre d’affaires. Elles s’apprêtent à ouvrir leur cinquième restaurant à Valenciennes cet automne, dans un contexte forcément compliqué par l’épidémie de Covid-19

Mais dans les périodes fastes comme dans l’adversité, leur lien est un moteur et un réconfort. « Il y a beaucoup d’amour entre nous, et de respect. On avance ensemble, quoiqu’il arrive. Surtout, on sait qu’on n’a pas le droit de baisser les bras, parce qu’on se bat l’une pour l’autre. On se complète : quand l’une a un coup de mou, l’autre est toujours là pour lui remonter le moral, c’est précieux », décrit Farida Boumezlag. Autre atout maître pour le tandem : la transparence. « Ce qui est à moi est à elle », tranche Hayette. « Au moins, on n’a pas de problème d’argent, ni d’ego, dans notre association. Quand on n’est pas d’accord, le ton peut monter mais, au fond, on sait qu’on a toutes les deux l’intérêt de l’entreprise en tête avant tout, donc c’est plus facile de reconnaître quand on a tort et de s’incliner. »

Même tonalité chez Caroline et Philippe Allysier. « Le secret, c’est la confiance. Autour de nous, on a pu voir, en quinze ans, beaucoup d’associations se finir par des histoires de trahisons, d’abus de confiance. Entre nous, ce n’est pas possible », assure Caroline Allysier. En créant en 2005 ProtecNord, elle et son frère Philippe ont reproduit une tradition familiale : leur grand-père avait créé une entreprise dans le secteur des vêtements professionnels avec sa sœur dans les années 1960, structure qui fut dirigée ensuite par leur père et leur tante avant d’être vendue, en 2002. « Nous avons débuté l’un et l’autre dans l’entreprise familiale, dans les années 1990 », retrace Philippe Allysier. « Après la vente, nous avons eu envie de recréer une structure fidèle à nos valeurs. Nos parents étaient ravis de nous voir redémarrer tous les deux, comme quarante ans en arrière. L’histoire familiale se répète à chaque génération, en quelque sorte, avec un fil rouge, la passion du métier. »

Des règles à établir

À ceci près que si Caroline et Philippe Allysier ont pu s’inspirer du duo formé par leur père et leur tante, c’est aussi pour faire différemment. Parmi les règles fixées, ne jamais parler de travail en famille. « À la maison, on ne parlait que de l’entreprise à table », se souviennent-ils. Mais aussi, ne pas prendre de décision si l’un des deux n’est pas convaincu. Ou encore, ne pas ouvrir la porte au reste de la famille, pour « éviter les histoires », expliquent-ils. « Même si des proches peuvent être au capital de l’entreprise, de façon très minoritaire, il était clair pour nous que nous n’allions pas faire rentrer nos conjoints, notre sœur, etc., dans l’aventure. On n’est que nous deux, avec nos salariés pour nous épauler, cela reste quand même plus simple à gérer », détaille Caroline Allysier.

Faire la part des choses, c’est aussi la stratégie d’Arnaud et Édouard Coisne, les deux créateurs de Moffi (9 salariés, CA : NC), une start-up lilloise qui propose aux entreprises une application de gestion des espaces de travail flexible. Soucieux de ne pas abîmer leur relation, ils prennent conseil auprès d’autres fratries d’associés avant de se lancer dans l’aventure, en 2015. Ils en ont gardé quelques préceptes : une séparation nette entre la vie professionnelle et la vie personnelle. Ne pas impliquer de tierce personne dans les questions qu’ils doivent régler à deux. Et communiquer, beaucoup, sur l’entreprise et leurs états d’âme. « Au sein du Réseau Entreprendre, on nous avait conseillé de tenir une petite météo de notre humeur. On s’y tient, c’est l’occasion de faire un point sur notre moral et notre quotidien, de désamorcer certains irritants et d’ouvrir la discussion », confie Édouard Coisne. Il poursuit : « S’associer avec son frère, c’est sans doute rajouter une part de risque, mais le risque fait de toute façon partie de la vie d’entrepreneur. Quand on a décidé de se lancer ensemble on a posé des bases et, dans le pacte d’associés, il est écrit que si l’aventure s’arrête, on ne s’en voudra pas mutuellement. Il faut faire passer l’entreprise et la famille avant nos ego, c’est ça qui compte ». Arnaud Coisne abonde : « On ne parle jamais de l’entreprise lors des repas de famille, par exemple. On compartimente vraiment très bien. »

Une gymnastique que les sœurs Boumezlag, au contraire, peinent à s’imposer. « Hyperfusionnelles », telles qu’elle se décrivent, elles ont du mal à ménager de la place pour autre chose que la gestion de leurs restaurants. « On est tout le temps pendues ensemble au téléphone, on parle beaucoup de l’entreprise, c’est compliqué de décrocher. L’un des objectifs de la période qui s’ouvre, c’est d’ailleurs de renforcer le middle management de l’entreprise pour nous accorder plus de temps pour souffler », commente Farida Boumezlag.

Trouver sa place

Des règles, il a fallu en poser pour préserver la complicité entre Paul et Philippe Locquet, mise à rude épreuve au début de leur association. Depuis l’enfance, les deux frères se suivent de près : même lycée, même classe prépa, et quasiment la même école de commerce, l’un à l’EM Lyon, l’autre à l’EM Grenoble. Remontés dans le Nord, ils font chacun leurs premières armes professionnelles avant de se lancer dans le projet qui les anime depuis plusieurs années : reprendre ensemble une entreprise. Sûrs de leur fait, ils reprennent Cap’Embal, une PME d’emballage industriel d’une dizaine de salariés installée à Lomme, qui réalise alors 1,2 M€ de chiffre d’affaires. « Le 4 janvier 2016, c’est le début de l’aventure. Mais au bout de six mois, la situation est devenue tendue. Les premiers temps, notre relation personnelle en a vraiment pris un coup à cause du professionnel et ce, malgré le fait que l’entreprise se développait bien », résume Paul Locquet. « Il a fallu qu’on remette tout à plat et qu’on s’attribue des rôles bien définis. Une fois qu’on a trouvé la bonne mécanique, tout est rentré dans l'ordre, et on est aujourd'hui parfaitement complémentaires. Mais ça aura bien pris un an avant de se mettre en place », renchérit Philippe Locquet.

Les deux frères se partagent donc les tâches : à Paul le travail de fond, à Philippe la gestion du quotidien. Une question de personnalité, autant que de bon sens. « Frères ou pas, c’est sûr que reprendre à deux une entreprise qui était dirigée par une personne, c’est prendre le risque de se marcher dessus, devant les clients comme devant les salariés… Il faut vraiment prendre le temps de bien délimiter les champs d’action de chacun, et s’y tenir », conseille Paul. « Nous avons chacune nos terrains de prédilection, mais on se consulte sur tous les gros sujets », abonde Farida Boumezlag. « Hayette gère plutôt le développement et les chantiers, moi, le quotidien des restaurants. Mais je me souviens d’une visite de chantier où les prestataires ne parlaient qu’à elle et me considéraient comme la petite sœur qui ne comprenait rien. J’ai vite fait savoir que j’avais aussi mon mot à dire ! »

Avoir chacun son champ d’action, c’est aussi la tactique adoptée par les Allysier chez ProtecNord (l’une au commercial, l’autre à la gestion), et par les frères Coisne (Arnaud aux finances, Édouard au web et au marketing). Mais il peut y avoir d’autres moyens de s’offrir un peu de champ dans une relation qui, du professionnel à l’intime, prend beaucoup de place. « On a une chance, c’est qu’on ne travaille pas dans le même bureau : Arnaud est en Haute-Savoie et je suis à Lille. Ça nous donne à chacun pas mal de latitude, même si on se consulte sur la plupart des décisions à prendre », pointe Édouard Coisne. Pour les sœurs Boumezlag, c’est chacune de leur côté qu’elles nourrissent des projets entrepreneuriaux solo, en parallèle des restaurants, en guise de jardin secret. « Si c’était à refaire, on le referait », concluent, quinze ans après, Caroline et Philippe Allysier. Une position partagée par les frères Locquet, qui justement, ont revendu Cap’Embal après avoir réussi à doubler le chiffre d'affaires et l'effectif de l’entreprise. Désormais bien rodé, le duo se sent prêt pour un nouveau challenge, et cherche une autre entreprise à reprendre… toujours à deux.

# Gestion