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En Auvergne-Rhône-Alpes, la filière du cycle déraille
Enquête Auvergne Rhône-Alpes # Cycles # Conjoncture

En Auvergne-Rhône-Alpes, la filière du cycle déraille

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En Auvergne-Rhône-Alpes, la filière du vélo a pris son envol depuis la crise sanitaire de 2020. Le nombre d’acteurs s’est démultiplié. Mais à l’heure où la demande marque le pas, les spécialistes du cycle vont devoir changer de braquet, se structurer, mieux se positionner et peut-être croître avec plus de prudence.

La filière cycle s'est très fortement développé en Auvergne-Rhône-Alpes depuis quelques années — Photo : elmer&jack - david malacrida

C'est une bulle qui éclate. Après la liquidation judiciaire d'Easy Design Technology (1,60 M€ de CA en 2022, 5 salariés), fabricant ligérien des vélos-cargos Kiffy, en octobre 2023, c'est au tour de Probikeshop de flancher. Placé en redressement judiciaire en novembre 2023, le spécialiste de la distribution en ligne des vélos et articles de cyclisme a été repris à la barre du tribunal de commerce de Lyon au mois de décembre. Les deux offres de reprises déposées par Matériel-Vélo.com et Troika International Ltd. ont toutes deux été acceptées et permettent de sauver 28 des 83 emplois de l'entreprise, dont le chiffre d'affaires était passé de 142,5 millions d'euros en 2022, à 57 millions d'euros en 2023 (exercice clos au 30 septembre). Mais derrière la défaillance de ces deux sociétés, c'est l'ébranlement de toute la filière du cycle qui se dessine.

L'essor du vélo post-Covid en Auvergne-Rhône-Alpes

Et cette déstabilisation se fait particulièrement ressentir en Auvergne-Rhône-Alpes. Car l'ascension qui a précédé cette période de troubles, y a aussi été plus vertigineuse. Dans ce berceau du vélo, qui a vu naître la première bicyclette française à Saint-Étienne, à la fin du XIXe siècle, et plus récemment, l'émergence du vélo en libre-service, avec le lancement des Vélo'v, par JCDecaux, à Lyon, en 2005, la filière a connu un véritable essor ces trois dernières années. Pour preuve, le cluster Mad (Mobilité active et durable) - qui a depuis rejoint le pôle de compétitivité Cara, qui représente les filières automobile et mobilités en Auvergne-Rhône-Alpes - rassemble à sa création, en 2021, sept entreprises. Un an plus tard, elles sont une centaine d'adhérentes. "En 2021 et 2022, plusieurs entreprises se créent chaque mois dans la filière du cycle en Auvergne-Rhône-Alpes", souligne Vincent Monatte, responsable des mobilités actives au sein de Cara. On retrouve cette dynamique à Lyon, mais aussi à Annecy, à Grenoble, à Saint-Étienne, ou encore, dans une moindre mesure, à Clermont-Ferrand. "Auvergne-Rhône-Alpes est la région qui a enregistré la plus forte croissance en termes d'emploi dans le secteur, dans la période post-Covid."

On assiste alors à la naissance de petits acteurs spécialisés dans le vélo. Comme REF Bikes et ses vélos modulables. Ou les Cycles La Barquette, fabricant de cadres grenoblois, fondé en 2021, qui a lancé en 2023 sa première série de quatre vélos.

Mais dans cette région, qui est aussi le premier territoire français en termes d'emploi dans la sous-traitance automobile, les équipementiers, voyant leur chiffre d'affaires fondre en raison de l'électrification du parc automobile, ont perçu dans le vélo une opportunité rêvée de diversification. C'est ainsi que l'équipementier Savoy a lancé sa propre marque de vélo électrique. Ou que Valeo s'est allié au spécialiste ligérien des boîtes de vitesses pour vélo Effigear (1,80 M€ de CA en 2023, 15 salariés) dans le but de développer un moteur électrique et une boîte de vitesses automatique. Ou encore que le spécialiste de la fonderie Sab, qui réalisait jusqu'à récemment 70 % de son chiffre d'affaires dans le secteur automobile a conçu un cadre de vélo Made in France. L'équipementier Bontaz a quant à lui investi 70 millions dans son unité Light Mobility, et lancera en 2024 la production en France de deux gammes de freins à disques hydraulique. "À plus long terme, nous travaillons au développement d'une innovation qui simplifie l'usage et accroît la fiabilité du deux-roues, explique Grégory Gesret, responsable marketing. L'idée est de s'inspirer des boîtes automatiques des voitures."

En 2023, sortie de route

Mais après l'euphorie, arrive le tumulte. " En 2023, nous tablions sur une croissance de 45 % et visions un chiffre d'affaires d'un million d'euros. En réalité, nous avons connu une baisse de 10 % à 20 % des ventes ", témoigne Bruno Chériaux, associé cogérant de Oklö Cycle (600 000 € de CA en 2022), qui développe des vélos porteurs évolutifs (longueur modulable) à Annecy et avait enregistré une croissance de 50 % en 2019 et de 70 % en 2020. En 2023, chez Oklö Cycle, le nombre de salariés est repassé de 6 à deux. Un cas loin d'être isolé. Même tendance chez STS Plastics, dans l'Ain, qui s'est lancé, il y a un peu plus de trois ans, dans la fabrication et l'assemblage de triporteurs pour la logistique, et qui a été contraint de suspendre cette activité, qui a pourtant représenté jusqu'à 50 % de son chiffre d'affaires. "Nous retravaillons notre offre produits pour nous repositionner, au vu du nombre de concurrents aujourd'hui", explique Sébastien Rizzo, chef de projet chez STS.

Une inversion du déséquilibre de l'offre et de la demande

Cette crise de la filière du cycle est en réalité multifactorielle. Elle est certes liée à une augmentation du nombre d'acteurs appâtés par la forte demande juste après la crise sanitaire de 2020, mais également à des tensions d'approvisionnement. Depuis les années 1970, la majeure partie des vélos distribués en France sont en effet produits et assemblés en Asie. Lorsque la demande croit en France, au sortir du Covid, les acteurs asiatiques, comme le japonais Shimano, l'un des leaders mondiaux dans les pièces de transmission, de freinage et les moteurs électriques, se gardent d'augmenter leur production.

Cette tension génère un gonflement des prix des composants. Et " les délais de livraison pour des composants aussi cruciaux que les fourches de vélos sont passés de 90 à 650 jours ", raconte Adam Mercier, fondateur de LMX Bikes (1 M€ de CA en 2022, 14 salariés), implanté à Jonage (Rhône). Alors les acteurs du vélo commandent. Ils commandent beaucoup, pour avoir des stocks d'avance et éviter ces délais d'approvisionnement. Ce qui génère d'importants surstocks. Fin 2022, on trouve ainsi deux fois plus de vélos en magasins en France qu'au 31 décembre 2021, selon l'Union Cycle et Sport.

C'est la stratégie qu'a adoptée le grenoblois Gboost (500 000 € de CA, 3 salariés), qui conçoit et distribue des kits amovibles d'électrification. Après des difficultés d'approvisionnement, la start-up finit par recevoir, en juin 2023, 1 000 kits. Soit le double de ce qu'elle a commercialisé en 2022.

Problème : entre-temps, la demande s'est rétractée car nombreux sont ceux qui se sont équipés durant le Covid, et la fréquence de renouvellement des vélos à assistance électrique est de cinq ans en moyenne. De surcroît, le contexte inflationniste vient grever le pouvoir d'achat des consommateurs.

L'ombre de Décathlon

Les industriels qui se sont lancés dans la filière ne sont pas non plus épargnés. Après une phase de prototypage et d'investissement, parfois lourd, ils sont prêts à lancer la production de pièces détachées. Mais la demande de vélos étant en plus faible, les fabricants de cycles ont eux aussi revu à la baisse leurs commandes. Et les volumes commandés aujourd'hui ne permettent pas aux industriels d'être rentables.

Reste un facteur trop souvent oublié. Ou plutôt un acteur. Décathlon, qui "phagocyte le marché BtoC, rappelle Vincent Monatte du Cara. Quand les leaders spécialisés vendent 200 000 ou même 400 000 unités par an, Décathlon en distribue deux millions. À cela, il faut encore ajouter les autres grandes surfaces, sportives ou non. Le marché du cycle distribué en magasin spécialisé est en réalité une niche, réservée à une clientèle qui dispose d'un pouvoir d'achat important.

Certains tirent leur épingle du jeu

Tous les acteurs de la filière ne sont cependant pas touchés par cette crise. Le fabricant de vélos Yuba, fondé il y a plus de quinze ans en Californie et aujourd'hui implanté en Haute-Savoie anticipe une croissance de 20 % pour 2024, après avoir continué à progresser sur le marché français en 2023, pour atteindre un chiffre d'affaires de 8,5 millions d'euros. Son credo : le vélo haut de gamme, innovant (brevet à l'appui), fabriqué en Asie. Seuls le design et la conception sont réalisés à Bluffy, en Haute-Savoie, où la société vient d'investir 1,5 million d'euros dans un nouveau siège social.

Dans le segment du très haut de gamme (entre 7 000 et 12 000 euros le vélo), Héritage Bike (10 salariés) échappe lui aussi au retour de bâton. De 427 000 euros de chiffres d'affaires en 2022, le fabricant basé à Annecy devrait passer à deux millions en 2024, avant de doubler la mise en 2025. " Nos clients ne sont pas des gens qui achètent un vélo utilitaire pour se déplacer mais qui veulent un bel objet ", explique le cofondateur Xavier Wargnier, qui prépare une levée de fonds pour le premier trimestre 2024.

Il y a également ceux qui limitent la casse. Comme le spécialiste du speed-bike LMX Bikes, qui a investi plus de 400 000 euros dans un site deux fois plus grand que le précédent à l'été 2022. Un site surdimensionné au vu de la conjoncture actuelle. En attendant, " nous fabriquons les châssis en aluminium pour d'autres acteurs ", explique Adam Mercier, qui a également su se développer à l'export. " En 2023, nous avons fait la même activité qu'en 2022, voire légèrement plus mais uniquement grâce à l'international. " Une tendance qui devrait s'accentuer puisque le fabricant vient de signer un important contrat avec un distributeur américain pour 2024.

REF Bikes, de son côté, a misé sur la prudence. Lancée en 2021, l'entreprise spécialisée dans le vélo modulable n'a pas été surprise par le revers du marché. " Ceux qui nous ont accompagnés lors de notre période d'incubation, en particulier les experts financiers, nous avaient mis en garde contre l'éclatement de cette bulle, affirme Romain Segura, le cofondateur de REF Bikes. Nous en avons donc tenu compte dans notre business plan dès le départ ", souligne-t-il.

Un fort besoin de structuration

Si les experts du secteur sont unanimes sur les perspectives de reprise d'activité - fin 2024 ou début 2025 -, une fois que les surstocks auront été écoulés, tous soulignent l'immaturité d'une filière jeune, emportée par l'euphorie post-Covid. " La crise actuelle n'est pas structurelle, mais conjoncturelle, confirme André Ghestem, président de Shimano France et conseiller au sein du syndicat Union Sport & Cycle. Les perspectives de développement, notamment pour les vélos à assistance électriques, sont bonnes. " Ces derniers constituent un peu mois d'un tiers des ventes à l'heure actuelle. Ils devraient en représenter 50 % à l'horizon 2028.

D'ici là, la filière devra se structurer. Après Kiffy et Probikeshop, d'autres acteurs vont sans doute disparaître. Certains seront rachetés. Des industriels et des " pure players " du vélo vont se rapprocher, comme Bontaz, récemment entré au capital de Jhog ou Jean Lain devenu actionnaire d'Uniques et de Kleuster. D'autres encore vont s'organiser, s'entraider, se rassembler. À Lyon, un tiers-lieu, baptisé Le Grand Plateau a ainsi vu le jour en 2022. Il rassemble aujourd'hui 25 acteurs de la filière. D'ici quelques mois, ils seront une trentaine. L'objectif : créer des synergies, des mises en commun matérielles et immatérielles. Un club de co-développement y a vu le jour. S'y est installée l'Usine à vélo, qui rassemble six start-up mutualisant leur assemblage de petits volumes et qui propose désormais ce service à d'autres acteurs de la filière. Plus récemment, un projet de coopération des achats est né. L'idée est de réunir plusieurs acteurs pour mieux négocier les prix des composants ou produire ensemble ce qui peut l'être. Cette initiative est observée avec attention par la filière à l'échelle nationale. Et pourrait essaimer ailleurs en France. Plus globalement, la filière régionale, rassemblée autour du Cara et fortement soutenue par les collectivités, en particulier la Métropole de Lyon, commence à faire modèle. Reste aux acteurs de la filière à serrer les dents (et les coudes) jusqu'à ce qu'ils aient passé le creux de la vague et reprennent leur ascension, qui sera soutenue par le Plan vélo adopté par l'État au printemps dernier notamment.

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