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"Deux tiers des entreprises sont concernées par le fait religieux"
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Lionel Honoré directeur de l'Observatoire du Fait Religieux en Entreprise "Deux tiers des entreprises sont concernées par le fait religieux"

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Port du voile, prosélytisme ou temps de prière au bureau... : la religion s'invite au travail dans deux entreprises sur trois, assure Lionel Honoré, directeur de l'Observatoire du fait religieux en entreprise, qui vient de publier son dernière baromètre.

Lionel Honoré, créateur et directeur de l'Observatoire du Fait Religieux en Entreprise : "Pour les entreprises du secteur privé, le point d'entrée n'est pas la laïcité mais la liberté religieuse" — Photo : DR

De quoi parle-t-on lorsqu'on évoque le fait religieux en entreprise et comment se manifeste-t-il ?

Le fait religieux désigne tous les comportements, faits et situations comportant une dimension religieuse. L'étude 2020-2021, publiée avec l'Institut Montaigne, confirme la tendance observée ces dernières années, à savoir que deux réalités du fait religieux en entreprise cohabitent. Dans une large majorité des cas, il s'agit de comportements individuels, tels qu'une demande d'absence ou d'aménagement des horaires de travail pour participer à un culte, le port visible d'un signe religieux et des prières sur les temps de pause. Ces trois faits partagent la caractéristique d'être courants, d'avoir un faible impact sur la bonne réalisation du travail et le fonctionnement de l'équipe et d'être assez facilement gérables par le management. Ils ne sont pas anodins, car ils peuvent susciter du stress chez les managers. Mais ils ne sont pas perçus comme perturbateurs, ne créent pas de dysfonctionnements et sont gérables par des savoir-faire managériaux classiques.

Certains faits sont-ils plus problématiques ?

Oui, il existe des postures de refus ou de remise en cause du fonctionnement de l'entreprise pour des motifs religieux qui sont problématiques, comme le refus de travailler ou de partager un bureau avec un collègue d'une autre religion, le refus d'effectuer certaines tâches liées au poste (pousser un chariot parce qu'il transporte de l'alcool par exemple) ou encore le prosélytisme. Il faut également citer le comportement négatif vis-à-vis des femmes (refus de travailler avec elles, sous leurs ordres ou de leur serrer la main) qui est le troisième fait religieux le plus fréquent au travail (13 %). Ces faits sont souvent associés à des comportements revendicatifs et rigoristes qui remettent en cause le vivre ensemble au travail.

Le fait religieux en entreprise a-t-il tendance à progresser ?

Aujourd'hui, 66,5 % des entreprises repèrent des situations de fait religieux. Attention, cela ne signifie pas qu'elles sont submergées. Dans 80 % des cas, ces situations sont de mieux en mieux gérées. Mais une minorité de situations (19,5 %) sont qualifiées de problématiques, car elles concentrent les revendications, les comportements rigoristes, les conflits et blocages. Ceci ne doit toutefois pas occulter que le fait religieux reste, pour l'essentiel, invisible car la grande majorité des salariés, même pratiquants, n'exprime pas sa religion au travail.

Peut-on distinguer des profils d'entreprises ou de salariés plus concernés par le fait religieux ?

Effectivement, certains secteurs sont plus marqués que d'autre part le fait religieux. L'industrie vient en tête : elle représente 15 % des situations. Le transport et la logistique, le BTP, le commerce et la grande distribution représentent chacun 8 % des situations. Il s'agit essentiellement d'entreprises de main-d'œuvre et relativement peu qualifiée. Cela correspond au profil des personnes affichant leur pratique religieuse au travail : ce sont en majorité des hommes, de moins de 40 ans, ouvriers (34 %) ou employés (39 %) peu qualifiés. A contrario, ces profils problématiques se retrouvent peu chez les plus de 40 ans. Ils sont également très minoritaires chez les cadres et dirigeants. Toutes les entreprises sont concernées quelle que soit leur taille, avec une nuance cependant : les faits religieux collectifs les plus problématiques relèvent surtout des grandes entreprises. Dans les TPE et PME, le fait religieux résulte davantage de comportements individuels. La religion la plus impliquée dans ces faits religieux au travail est l'islam, présent dans 73 % des situations observées. Le catholicisme est présent dans 20 % des cas, le judaïsme dans 15 % et la religion évangélique dans 13 %. Le total est supérieur à 100 % car plusieurs religions peuvent être impliquées dans une situation déclarée.

Ce sont les mêmes profils qui disent subir plus de discrimination et de stigmatisation au travail ?

Oui, un peu plus d'une personne sur cinq repère ce genre de situation. Pour la première fois dans le baromètre, nous avons distingué les discriminations négatives en fonction des religions. Là encore, l'islam est la religion la plus touchée avec 70 % des situations de discrimination à l'embauche, avec un profil identique à celui des personnes mises en cause dans des faits religieux conflictuels : il s'agit majoritairement d'hommes jeunes et musulmans. Les raisons de ces discriminations, qui se manifestent à l'embauche mais également au cours de la carrière, sont liées au racisme et aux craintes des employeurs face au fait religieux. Pour les réduire, on pourrait imaginer une approche à l'américaine, consistant, lors de l'entretien de recrutement, à évaluer les besoins spirituels du candidat et à voir ce qui est faisable ou pas.

Moins visible que le processus de discrimination, la stigmatisation est également présente dans l'entreprise. Elle affecte toutes les religions de la même manière. Elle peut se traduire par la mise à l'écart des personnes, des moqueries ou des demandes de justification récurrentes en lien avec leur religion : par exemple, demander à un catholique de se positionner à chaque prise de parole du Pape. Révéler sa religion au travail, c'est s'exposer à la stigmatisation.

Comment les entreprises réagissent-elles face à ces comportements ?

Globalement les entreprises, y compris les PME, sont moins démunies qu'il y a dix ans par rapport au fait religieux classique. Celui-ci est de mieux en mieux compris et intégré. 41 % des entreprises ont mis en place des dispositifs adaptés, comme l'intégration de mesures dédiées dans leur règlement intérieur. Pour autant, face à des comportements très revendicatifs, le manager de proximité dans une grande entreprise ou le dirigeant dans une TPE-PME se sent souvent esseulé. La présence d'un service des ressources humaines compétent, pouvant apporter un support, des réponses fondées juridiquement et un savoir-faire en matière de gestion du fait religieux est déterminante dans ce type de situation. À cet égard, les grandes entreprises sont mieux armées que les plus petites. Mais, encore une majorité d'entreprises ne savent pas comment aborder le problème, soit parce qu'elles n'ont pas d'idées, soit parce que leurs idées sont fausses.

Quelles sont ces fausses idées sur la gestion du fait religieux ?

Souvent, le principe de laïcité est mis en avant à tort. Quand des entreprises disent : « Je reçois du public, donc j'applique le principe de laïcité », c'est faux. Cela est valable uniquement pour les entreprises du secteur public. Pour les entreprises du secteur privé, le point d'entrée n'est pas la laïcité mais la liberté religieuse. Arborer un signe religieux relève de cette liberté. Si l'entreprise veut contraindre la liberté religieuse, c'est possible, mais cela nécessite de mettre en place des dispositions spécifiques dans le règlement intérieur de l'entreprise.

En effet, la loi du 8 août 2016 sur le travail évoque la possibilité d'introduire dans le règlement intérieur des entreprises une « neutralité religieuse ». Comment la mettre en œuvre ?

Il est impossible d'imposer une interdiction globale du fait religieux, comme cibler une religion ou des pratiques en particulier. L'entreprise peut néanmoins apporter des restrictions à la liberté de manifester des convictions religieuses, à condition que cette restriction soit justifiée par la nature de la tâche à accomplir (en termes d'hygiène, d'efficacité, de performance commerciale...) et proportionnée au but recherché. L'adoption de ce règlement intérieur est, par ailleurs, soumise à un certain nombre de règles en matière d'information et de consultation des représentants du personnel, d'approbation par l'inspection du travail, etc.

Plus généralement, quels conseils donneriez-vous aux entreprises pour gérer le fait religieux ?

Avec l'Institut Montaigne, nous formulons plusieurs propositions à cet effet. La première est de mettre en place un cadre pour gérer le fait religieux au sein de l'entreprise. Cela passe par la formalisation d'une ligne directrice, l'intégration de dispositions dans le règlement intérieur et la mise à disposition d'un certain nombre d'outils, notamment de sensibilisation et de formation, à l'attention des salariés et de l'encadrement. Il est déterminant que les managers puissent s'appuyer sur une ligne politique qui précise clairement ce qui acceptable et ce qui ne l'est pas au sein de l'entreprise. Cette responsabilité ne doit pas être laissée à leur appréciation. En cas de situation problématique, l'encadrement doit pouvoir compter sur le soutien des services supports, de la hiérarchie et de la direction générale. Pour cela, il faut être capable de faire remonter les informations sur les situations problématiques et ne pas tolérer les comportements transgressifs.

Quelle tolérance faut-il avoir par rapport au fait religieux ?

La bonne méthode est de ne laisser passer aucun comportement problématique, tout en restant ouvert au dialogue. Il est essentiel de ne pas laisser une situation dériver. Par exemple, le refus d'accepter les ordres de son manager sous prétexte qu'il s'agit d'une femme est inacceptable. Dans ce cas de figure, il faut sanctionner le comportement, tout en étant capable de faire la pédagogie de la sanction. La gestion du fait religieux reste un sujet sensible. C'est pourquoi certaines entreprises se font parfois aider par des conseils extérieurs. C'est une bonne idée, à condition de faire appel à des personnes ayant du recul et maîtrisant aussi bien les aspects juridiques que RH de cette problématique.

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