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Christian de Boissieu : "La France ne sera pas en récession en 2024"
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Christian de Boissieu vice-président du Cercle des économistes "La France ne sera pas en récession en 2024"

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Hausse des défaillances, inflation persistante, tensions sur les délais de paiement : les mois qui viennent seront durs pour les PME et ETI tricolores, prévient l’économiste Christian de Boissieu. Mais la France devrait mieux s’en tirer que son voisin allemand et échapper à la récession.

Christian de Boissieu, vice-président du Cercle des économistes : "La plupart des prévisions tablent sur une légère accélération de la croissance" — Photo : Delphine Goldsztejn

Quel bilan tirez-vous de 2023 pour les entreprises ?

L’année est difficile pour tout le monde, et peut-être plus encore pour le tissu des PME et des ETI. Avec une croissance du PIB à 1 %, nous ne sommes pas en récession et nous restons au-dessus de la moyenne de la zone euro. Mais cela ne suffit pas dans un contexte macroéconomique compliqué avec une inflation qui a commencé au deuxième semestre 2021, avant la guerre en Ukraine : la guerre n’a ainsi fait qu’accélérer son rebond. Le contexte international et européen n’a pas été porteur cette année et a des conséquences sur les entreprises qui dépendent du commerce extérieur, entre le Covid qui n’en finit pas, les conséquences de la guerre en Ukraine et une médiocre croissance mondiale. Ainsi, la Chine a beaucoup ralenti à cause du Covid et de la fermeture de ses frontières ; l’économie américaine connaît des déficits budgétaires importants et notre premier partenaire commercial, l’Allemagne, est en récession. La croissance molle, la hausse des taux d’intérêt et le renchérissement des coûts de l’énergie fragilisent le tissu des PME et des ETI. Même si la France enregistre beaucoup de créations d’entreprises depuis quelques années, le problème de l’Hexagone est qu’il souffre d’une insuffisance d’ETI en comparaison du "mittelstand" allemand.

Comment expliquez-vous cette insuffisance d’ETI ?

Il y a une fragilité générale de 2023 et plus particulièrement sur le tissu des PME car on manque d’ETI en France. Les entreprises ont de grandes difficultés à grossir et à passer du statut de PME à celui d’ETI. Cela est lié à de multiples facteurs : d’abord parce qu’elles sont confrontées aux problèmes de seuils réglementaires et préfèrent rester à 49 salariés pour ne pas passer à 50. Elles souffrent également d’une insuffisance de financements et de fonds propres. Enfin, les dirigeants ne veulent pas grossir, ils ne veulent pas aller en Bourse pour financer leur développement afin de conserver le contrôle de leur entreprise. Et le contexte macroéconomique va rendre encore plus difficile pour un certain nombre de PME de croître.

Comment les entreprises gèrent-elles l’inflation ?

D’abord, du côté des salaires, si certains ont suivi l’inflation, il n’y a pas eu de dérapages : les salaires ont augmenté légèrement moins vite que l’inflation en 2022, entraînant des pertes de pouvoir d’achat. Aujourd’hui, l’inflation recule pour se stabiliser à des niveaux qui restent néanmoins élevés, entre 4 et 5 %, avec des secteurs comme l’alimentaire qui restent à des niveaux supérieurs. Il faut différencier les entreprises selon leur secteur d’activité et selon leur taille. Les "price makers", ce sont surtout les grandes entreprises : ce sont elles qui font les prix. C’est notamment le cas de certaines entreprises du secteur de l’agroalimentaire qui augmentent leurs prix pour augmenter leurs marges dans le cadre de ce processus inflationniste. À l’inverse, les PME sont en règle générale des "price takers". Ce ne sont pas elles qui fixent les prix du marché mondial ou domestique car elles n’ont pas de pouvoir de marché. Elles subissent en outre la hausse des coûts de l’énergie et la hausse des taux d’intérêt qui entraîne de facto une hausse du prix de la dette. Tous ces intrants devenus plus chers fragilisent le tissu des PME-ETI. Car à moins qu’elles ne soient en situation de monopole sur leur marché, elles ne peuvent pas nécessairement répercuter la hausse de tous ces intrants sur leurs prix, donc leurs marges baissent.

Le resserrement des politiques monétaires pourrait-il fragiliser un peu plus ces entreprises ?

C’est un phénomène qui n’est pas théorique pour les PME et les ETI. Les entreprises sont légitimement endettées. Elles ont heureusement profité des taux d’intérêt bas ou faibles, proches de zéro, pendant plusieurs années. Aujourd’hui, le contexte des taux d’intérêt a changé avec le resserrement des politiques monétaires pour lutter contre l’inflation. Les taux d’intérêt se sont normalisés après dix ans de taux d’intérêt bas. Et leur hausse n’est sans doute pas finie. Il y a un certain nombre d’entreprises qui sont en situation de surendettement, lié à l’augmentation du coût de la dette.

Constatez-vous une hausse des délais de paiement ?

Beaucoup de PME sont fragilisées par la hausse des délais de paiement de leurs clients. Les difficultés de trésorerie, la hausse des taux d’intérêt, la frilosité des banques avec des refus de crédit pour des PME jugées "risquées" engendrent des problèmes de délais de paiement. Je ne serais pas étonné que les crédits interentreprises en pâtissent car quand il y a moins de crédit bancaire, cela se répercute sur les délais de paiement. Quand il y a une difficulté, chaque entreprise a tendance à essayer d’obtenir plus de délais du côté de ses fournisseurs et à réduire les délais accordés aux clients. L’Observatoire des délais de paiement indique un allongement des délais de paiement avec une moyenne des retards à 12 jours à fin juin, soit +0,4 sur un an, et +0,7 par rapport à début 2020 et une recrudescence de gros retards de paiements de plus de 30 jours (7,6 % contre 5,7 % il y a un an). En 2022, les retards de paiement menacent en premier lieu la croissance des entreprises européennes, selon les chiffres Intrum. Encore un peu plus d’un quart craint que les retards de paiement mettent en jeu leur survie, indique ainsi le dernier rapport de l’Observatoire. Enfin, un certain nombre de secteurs, comme l’habillement ou les hôtels-restaurants, sont extrêmement fragiles. Quant à la crise que connaît le secteur immobilier, elle est loin d’être terminée et se répercute sur de nombreuses filières – bâtiment, construction… –, mettant à mal un certain nombre d’entreprises.

Êtes-vous inquiet de la hausse des défaillances d’entreprises ?

Je ne suis pas étonné de la hausse du nombre de défaillances au deuxième trimestre 2023 qui s’élève à 13 266 selon le cabinet Altares, soit une hausse de 35 % par rapport au deuxième trimestre 2022. Les années avant Covid, nous étions en moyenne autour de 60 000 faillites par an en France. Si l’on multiplie le deuxième trimestre 2023 par quatre, l’on n’arrive pas à 60 000. En conclusion, même si le nombre de faillites s’accélère, on reste en dessous des chiffres pré-Covid. Après deux années de "chômage technique", les tribunaux de commerce retrouvent malheureusement leur pleine activité avec un niveau de procédures au niveau d’avant Covid. L’accélération de ces défaillances est due à deux facteurs. Il y a, d’une part, un effet de rattrapage inévitable post-Covid avec la remise en cause progressive de la politique du "quoi qu’il en coûte".

"La marche vers le plein emploi – avec l'objectif affiché par le gouvernement d'atteindre les 5 % de chômage en 2027 – ne sera pas un processus monotone"

Certaines entreprises, qui ont été sauvées pendant le Covid, seraient mortes sans les aides gouvernementales car elles n’étaient pas économiquement viables. Il s’agit des entreprises zombies. D’autre part, il y a un effet taux d’intérêt. En 2019, les taux étaient proches de zéro quand ils oscillent aujourd’hui autour de 4 %, ce qui rajoute de la fragilité et entraîne des phénomènes de surendettement. Si nous avons bien fait d’aider les entreprises pendant le Covid avec la politique du "quoi qu’il en coûte", des prêts garantis par l’État et des moratoires sur les charges fiscales et sociales, cela ne peut pas durer éternellement. Aujourd’hui, nous n’avons plus le choix par rapport à la dette publique de la France qui est excessivement élevée.

Quelles sont les perspectives en termes d’emplois et de consommation ?

Si un scénario avec des défaillances d’entreprises s’installe, il risque d’y avoir une remontée du chômage, actuellement établi à 7,1 %, de quelques dixièmes de points dans les mois qui viennent. Je ne pense pas toutefois que nous revenions à des taux de 9 ou 10 %. En tout état de cause, la marche vers le plein emploi – avec l’objectif affiché par le gouvernement d’atteindre les 5 % de chômage en 2027 – ne sera pas un processus monotone. Autre paramètre d’importance, le niveau de consommation. On a constaté que les Français avaient davantage épargné pendant le Covid en 2020-2021 : le taux d’épargne, qui était avant Covid de 15-16 % de leur revenu disponible, soit le revenu après impôt, avait atteint 25 %, et tutoyait même parfois les 30 %. Cela s’expliquait à la fois par une épargne forcée et par une crainte de l’avenir. Aujourd’hui, le taux est proche de 19 %. En 2022, où l’inflation était encore plus élevée qu’aujourd’hui, on aurait pu penser que les Français allaient puiser dans leur épargne pour maintenir leur niveau de consommation. Cela n’a finalement pas été le cas : ils ont préféré baisser leur niveau de consommation. L’inflation joue donc un rôle négatif et mord sur la demande. Conséquence pour les entreprises, certaines observent une réduction de leurs débouchés commerciaux.

Et les perspectives de croissance pour la France ?

Les mois qui viennent ne vont pas être faciles, entre le contexte géopolitique, les taux d’intérêt qui ne vont pas baisser en 2024 et l’attentisme que l’on constate du côté de la demande. Néanmoins, la France ne sera pas en récession en 2024. La plupart des prévisions tablent sur une légère accélération de la croissance : le gouvernement évoque une croissance de 1,4 %, la Banque de France de 0,9 % et les prévisions très récentes du FMI sont à 1,3 %.

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