« Avec l’accord sur la santé au travail, on repart sur un terrain plus sain »
Interview # Santé

Olivier Dutheillet de Lamothe avocat associé chez CMS Francis Lefebvre Avocats « Avec l’accord sur la santé au travail, on repart sur un terrain plus sain »

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La prévention comme nouvel axe de la santé au travail. C’est la colonne vertébrale du nouvel accord national interprofessionnel (ANI) santé au travail négocié et adopté par les partenaires sociaux le 9 décembre 2020. Analyse de cet accord avec Olivier Dutheillet de Lamothe, avocat associé et responsable de la doctrine sociale de CMS Francis Lefebvre Avocats, également président de section honoraire au Conseil d’État et membre honoraire du Conseil constitutionnel.

Parce qu'il met l'accent sur la prévention plutôt que sur la pénibilité, le nouvel accord national interprofessionnel sur la santé au travail est jugé "sain pour les entreprises", par Oliivier Dutheillet de Lamothe, avocat associé chez CMS Francis Lefebvre Avocats — Photo : DR

Pourquoi un nouvel accord national interprofessionnel (ANI) santé au travail ?

Le gouvernement et les partenaires sociaux se sont ressaisis du sujet, après l’échec du rapport Lecocq en 2018 – du nom de la députée du Nord portant le projet. Ce texte proposait de réunir les différents acteurs de la santé au travail dans une seule structure régionale de droit privé avec mission d’intérêt général, et préconisait une cotisation unique « santé au travail » regroupant les cotisations des services de santé et les cotisations AT-MP. Complexe, contesté par le patronat, la mise en œuvre de ce rapport a été plusieurs fois reportée. Les partenaires sociaux sont tombés d’accord pour signer un nouvel ANI sur la santé au travail le 9 décembre 2020.

Quel en est l’axe majeur ?

Le nouvel ANI est un bel accord, doté d’un contenu riche et qui met l’accent sur la prévention. Nous sortons de nombreuses années axées sur la pénibilité au travail. Là, on repart sur un terrain plus sain pour les entreprises, celui de la prévention et c’est assez nouveau. L’accent est porté sur la prévention primaire, c’est-à-dire la prévention des risques à la source : actions concrètes mises en œuvre dans les entreprises pour lutter contre les risques et la désinsertion professionnels.

"La responsabilité des employeurs se trouve engagée différemment"

Autre axe important : la prévention ne concerne plus uniquement le champ professionnel, mais s’élargit à la « qualité de vie et des conditions de travail ». Objectifs : articulation des sphères de vie, conditions d’exercice du travail (management, moyens, relations au travail), utilité et sens du travail, transformations rapides, conduite du changement, organisation du travail (télétravail) et expression des salariés.

La responsabilité de l’employeur est-elle davantage engagée ?

La responsabilité des employeurs se trouve engagée différemment. En effet, le nouvel ANI prend acte de l’évolution de la jurisprudence santé au travail du 25 novembre 2015. Par un arrêt de principe, la chambre sociale de la Cour de cassation assouplissait l’obligation de sécurité pesant sur l’employeur : elle n’est plus une obligation de résultat, qui n’encourageait guère la prévention, mais une obligation de moyens renforcée. Cet infléchissement de la jurisprudence est moins contraignant pour l’employeur, qui pourra s’exonérer de sa responsabilité dès lors qu’il justifiera avoir pris toutes les mesures nécessaires pour préserver la santé et la sécurité des salariés. À défaut de la mise en œuvre de ces moyens de protection, la responsabilité civile et pénale de l’employeur pourra être engagée.

L’accord évoque la notion de « désinsertion professionnelle ». Est-ce une nouveauté ?

Notion nouvelle qui n’existe pas dans le code du Travail, le risque de « désinsertion professionnelle » est introduit dans l’ANI comme un moyen de prévention d’une inaptitude en cours de carrière, avec un objectif de maintien en emploi d’un salarié dont la santé s’est altérée. L’accord instaure l’idée de création de « cellules pluridisciplinaires », dédiées à la prévention de la désinsertion professionnelle, au sein des services de santé interentreprises. Il s’agira d’identifier les situations de désinsertion professionnelle en amont, de proposer des actions de sensibilisation et de repérage précoces des situations pouvant conduire à terme à une inaptitude du salarié.

Cela impliquera également de mettre en place des mesures d’aménagement ou de transformation du poste de travail. Par exemple, un salarié ayant développé un glaucome et travaillant devant écran se verra proposer un aménagement de poste ; puis une évolution vers un autre poste si la première réponse ne suffit pas. L’accord encourage donc l’idée de « plan de retour au travail ». Celui-ci devra être formalisé entre l’employeur, le salarié et la cellule de prévention de la désinsertion professionnelle (PDP). Devront être systématisées des « visites de reprise » et de pré-reprise (pour les arrêts longue durée), ainsi que les visites demandées (par le médecin, l’employeur, le salarié) pour définir d’éventuels aménagements.

Le Document unique d’évaluation des risques professionnels sort-il renforcé du nouvel ANI ?

On ne peut pas dire que les évolutions concernant le Document unique d’évaluation des risques professionnels représentent les innovations les plus marquantes du nouvel accord. Ce document a beaucoup fait parler de lui compte tenu de la situation de crise épidémique que nous connaissons, car c’est le document clé pour l’analyse des risques encourus au sein de l’entreprise.

"La conservation numérique du Document unique devient incontournable"

L’accord conforte l’idée que le Document unique doit répertorier l’ensemble des risques auxquels sont exposés les salariés et doit aussi comprendre les actions de prévention et de protection qui en découlent. Nouveauté : afin d’assurer la traçabilité des risques, les versions successives du Document unique doivent désormais être conservées. Ces versions du document unique doivent pouvoir être consultées, à la demande, par les salariés. La conservation numérique du Document unique devient donc incontournable. Elle est encouragée par le nouvel ANI.

Qu’est-ce que le nouveau « passeport formation-prévention » pour les salariés ?

Le principe est nouveau : l’accord retient l’idée d’un « passeport formation » qui suivra désormais chaque salarié et répertorie les attestations, certificats et diplômes obtenus en matière de santé et sécurité au travail. Ce dispositif attestera du suivi d’une formation générale sur la prévention des risques professionnels et le cas échéant, de modules de formations spécifiques selon les branches d’activité. Ce passeport suivra le salarié, d’une entreprise à l’autre, lors de ses changements de poste. C’est à la fois une garantie de formation, pour l’employeur qui recrute un nouveau salarié, et une optimisation de l’utilisation des moyens de formation, puisqu’il sera désormais beaucoup plus facile d’éviter l’engagement dans des modules de formations surabondantes, voire redondantes. Il y avait déjà des formations santé et sécurité pour les salariés-élus des CSSCT ou du CSE. La mise en place du passeport prévention concernera tous les salariés et apprentis.

Va-t-on vers une meilleure collaboration entre médecine du travail et médecine de ville ?

C’est une des grandes innovations de ce nouvel accord : la possibilité d’unir dans une meilleure collaboration les services de santé au travail et la médecine de ville. L’ANI propose en effet de confier une partie des missions des médecins du travail à des médecins généralistes, volontaires et formés en conséquence. Ces « médecins praticiens correspondants » se verraient confier notamment des visites médicales périodiques et de reprise du travail. Ce nouvel axe est intéressant à deux points de vue. D’une part, il brise le tabou du manque de liaison entre médecine du travail et médecine de ville.

"L’adoption de cet accord par les entreprises ne devrait pas rencontrer d’écueil majeur"

D’autre part, c’est un moyen de faire face à la pénurie de médecins du travail - moins de 5 000 professionnels dont de nombreux sont proches de la retraite. On franchit là un pas supplémentaire : en se déchargeant de plus en plus des aspects médicaux sur la médecine de ville, la médecine du travail va poursuivre son développement pluridisciplinaire, qui résulte de réformes antérieures.

Le nouvel accord pousse-t-il à une évolution des services de santé au travail ?

Pour conforter les évolutions évoquées précédemment, le nouvel accord prévoir que les Services Santé au Travail autonomes (SST) ou Interentreprises (SSTI) deviennent des Services de Prévention et de Santé au Travail (SPST). Il s’agit de prestataires de services dirigés par les employeurs, obligés d’y adhérer par le biais d’une cotisation d’un montant d’une centaine d’euros par salarié et par an. L’accord prévoit d’améliorer la coordination, le maillage territorial et les actions de l’ensemble des acteurs de la santé au travail. Un socle qui doit permettre de lutter contre l’hétérogénéité des services.

Quelle sera la capacité des entreprises à s’approprier ce nouvel accord, selon vous ?

Ce nouvel accord national interprofessionnel, négocié et signé par le Medef, l’U2P et quatre syndicats, peut être qualifié d’accord novateur. Mettant l’accent sur la prévention et le risque de désinsertion professionnelle, cet accord, qui enterre le rapport Lecocq, est très structurant et relève d’une stratégie nouvelle. Il impliquera l’adoption d’un certain nombre de dispositions législatives. L’adoption de cet accord par les entreprises ne devrait pas rencontrer d’écueil majeur. Dans la mesure où il relève davantage d’une évolution des mentalités que de lourds investissements à réaliser dans les entreprises.

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