Plan France Relance en Lorraine : où est allé l’argent ?
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Plan France Relance en Lorraine : où est allé l’argent ?

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Près de 500 projets industriels lorrains ont reçu plus de 200 millions d’euros de subventions grâce au plan France Relance lancé en 2020 pour contrer les effets économiques de la crise du Covid. Qui a touché les plus grosses enveloppes ? Les aides ont-elles réellement profité aux PME ? Éléments de réponses face au manque de transparence sur les entreprises bénéficiaires de cette manne d'argent public.

Déjà lauréat par ailleurs, ArcelorMittal a reçu une aide publique de 7,7 millions d’euros pour son projet "5G Steel" à Florange — Photo : ArcelorMittal - Olivier Lievin

C’est l’un des tout premiers lauréats du volet industriel du plan national France Relance en Lorraine. Sélectionné par le fonds de modernisation automobile en octobre 2020, le Comptoir général du ressort CGR (CA 2020 : 7 M€ ; 30 salariés), à Sarrebourg (Moselle), a reçu 350 000 euros de subvention, soit 80 % de son investissement consacré à la modernisation d’une ligne de refendage, indispensable à la fabrication de pièces destinées aux enrouleurs de ceinture de sécurité. Sans ce chèque de l’État, la société mosellane qui a subi une perte d’activité de 60 % en 2020 n’aurait pas pu se permettre une telle dépense, attendue depuis près de dix ans. "C’est un montant très important pour un site comme Sarrebourg, un très beau cadeau", avait alors réagi le directeur d’exploitation Philippe Robin.

Un très beau cadeau, aussi, pour le fabricant de meubles en kit WM88 (CA : 400 M€ ; 140 salariés) à Châtenois (Vosges), qui a reçu une enveloppe de 700 000 euros via le fonds de soutien à l’industrialisation dans les territoires pour son projet de modernisation et de numérisation à 5 millions d’euros sur trois ans. "Nous n’aurions peut-être pas décidé d’investir si nous n’avions pas reçu ce gros coup de pouce", avait reconnu son président Dominique Weber. De son côté, l’union de coopératives Végafruits (CA : 23 M€ ; 95 salariés) de Saint-Nicolas-de-Port en Meurthe-et-Moselle, avait bien l’intention d’investir mais pas dans de telles proportions. Avec 2 millions d’euros d’aides publiques versées au titre du fonds de relocalisation industrielle, le directeur général Bruno Colin a finalement revu ses ambitions à la hausse en investissant 10 millions d’euros dans de nouvelles installations.

Un secret des affaires bien pratique

Trois exemples de PME lorraines qui, grâce à France Relance, ont déclenché, renforcé ou accéléré leurs programmes d’investissements. Suffisant pour accréditer la thèse de Bercy selon laquelle le plan de relance a d’abord bénéficié aux plus petites sociétés ? "86 % des entreprises industrielles soutenues sont des TPE et PME", calculait le ministre de l’Économie Bruno Le Maire en octobre 2021. En nombre d’établissements soutenus, peut-être. Mais en sommes versées, le doute est permis. Pour savoir à qui a réellement profité l’essentiel de ce plan de relance industriel, rien ne sert de demander les montants accordés à titre individuel. Les services de l’État, à Paris ou en région, n’acceptent pas de les donner tel quel. À quelques rares exceptions, le secret des affaires est invoqué. "J’ai demandé au niveau national s’il était possible de communiquer les montants individuels, raconte Camille Guéneau, sous-préfète de Commercy et référente France Relance dans la Meuse. On m’a répondu que c’était à notre discrétion et qu’il fallait l’accord des entreprises concernées. Comme ce n’est pas toujours le cas, nous ne pouvons donner que les montants agrégés."

Philippe Robin, directeur d’exploitation de CGR à Sarrebourg — Photo : Lucas Valdenaire

Alors que le président de la République Emmanuel Macron promettait toute la transparence sur les bénéficiaires de France Relance, cette opposition systématique du secret industriel pose problème. Dans notre région, l’exemple d’ArcelorMittal (CA 2021 : 67,6 Md€ ; 168 000 salariés dont 3 200 en Lorraine) s’avère éclairant. En suivant depuis deux ans les annonces des vagues de lauréats (qui n'ont jamais mentionné les montants des aides accordées à titre individuel), il apparaît que le groupe sidérurgique a bénéficié de France Relance à trois reprises, et ce uniquement sur son périmètre mosellan. Déjà soutenu pour le recrutement de doctorants à Maizières-lès-Metz et le développement de son programme "5G Steel" à Florange, ArcelorMittal s’est octroyé début 2022 une troisième subvention publique pour son projet "E-Mobility" à Gandrange, visant à moderniser ses outils de production. Pour quels montants ?

Malgré de multiples demandes, le géant luxembourgeois ne les a jamais précisés, renvoyant à la préfecture qui, elle, est restée silencieuse pendant plusieurs mois. Jusqu’à ce que la sous-préfète et référente France Relance en Moselle accepte de confier deux des trois montants versés : 1,8 million d’euros pour le projet E-Mobility et 7,7 millions d’euros pour le programme 5G Steel. "Avec ArcelorMittal, cela a été très compliqué, confie Odile Bureau. D’autres lauréats mosellans comme Circa, Metex Noovista, Afyren Neoxy ou encore 45-8 Energy ont largement communiqué sur les montants. ArcelorMittal, pas trop. J’ai échangé avec son PDG local et il m’a finalement donné son accord du bout des dents."

ArcelorMittal, grand gagnant mosellan de France Relance

Une multinationale basée à Luxembourg a donc reçu pour deux de ses projets mosellans une enveloppe frôlant les 10 millions d’euros d’argent public. "France Relance a parfois suscité des commentaires comme quoi l’argent bénéficiait essentiellement à des grands groupes, ajoute Odile Bureau. Ce n’est pas faux. Mais le maillage territorial fait que, par certains dispositifs comme Industrie du Futur, il a aussi bénéficié aux plus petites sociétés. Cela n’a pas arrosé que les grands groupes comme Arcelor et Continental (800 000 euros, NDLR)". Mais peut-on mettre sur le même plan une enveloppe de quelques milliers d’euros accordée à une PME locale et une aide de plusieurs millions d’euros à un grand groupe étranger ? En additionnant leurs subventions, ArcelorMittal et Continental s’arrogent l’équivalent de la moitié des 23,5 millions d’euros alloués aux 191 lauréats lorrains du guichet Industrie du Futur (soit un peu plus de 120 000 euros en moyenne par entreprise) qui, selon les services de l’État, était spécialement orienté vers les PME et ETI.

"Nous mettrons un milliard d’euros de subventions directes sous forme d’appels à projets pour toute entreprise industrielle qui (voudrait) améliorer sa production ou construire une nouvelle ligne et qui n'aurait pas d'argent", déclarait Bruno Le Maire le 3 septembre 2020. "Toutes" et donc même à ArcelorMittal, malgré son année 2021 record avec 15 milliards d’euros de bénéfice net ? "D’une part, si cela a été attribué, c’est que c’est légal, défend Odile Bureau. D’autre part, les grands groupes ont été soutenus, non seulement pour permettre la continuation d’activité pendant la crise Covid, mais aussi pour prendre le virage de l’industrie de demain."

Selon les chiffres préfectoraux, Norske Skog Golbey doit recevoir 25,9 millions d’euros de subvention via le fonds "Décarbonation" géré par l’Ademe — Photo : Lucas Valdenaire

Un chèque de 25,9 millions d'euros pour Norske Skog

Un cas mosellan loin d’être isolé puisque chaque département lorrain a eu son lot de subventions à plusieurs millions. Le secrétaire général de la préfecture des Vosges David Percheron l’admet volontiers : "Nous avons eu de très beaux chèques sur le volet décarbonation et je pense notamment à Norske Skog." Là encore, pas de communication sur le montant alloué au papetier norvégien de Golbey (CA 2021 : 220 M€ ; 355 salariés), qui prévoit d’installer une chaudière biomasse à 170 millions d’euros. À moins de tomber sur un discret site web édité par la préfecture de région, inconnu du grand public, invisible pour tout moteur de recherche et qui n’a jamais fait l’objet de communication. Une nouvelle fois, les montants des subventions par entreprise sont agrégés mais, quand le fonds ne compte qu’un lauréat, le fléchage devient possible. Norske Skog se voit donc octroyer 25,9 millions d’euros, soit quasiment un tiers des 87 millions d’euros alloués au fonds décarbonation en Lorraine. Un industriel norvégien s'arroge ainsi autant d’argent public que les 500 autres lauréats vosgiens cumulés sur l’ensemble des dispositifs liés à l’industrie, excepté le fonds biomasse qui, en deux ans, a accordé 21,2 millions d’euros de subventions à trois sociétés du territoire.

Porteur d’un projet de modernisation et de numérisation de sa production (5 millions d’euros sur trois ans), le fabricant vosgien de meubles en kit WM88 s’est vu octroyer une enveloppe de 700 000 euros — Photo : Lucas Valdenaire

Sur ce même fonds décarbonation, plus de 17,5 millions d’euros ont été accordés à trois industriels meurthe-et-mosellans : Saint-Gobain PAM, Seqens/Novacarb et Vicat. Ce dernier, cimentier installé à Xeuilley (CA 2020 : 2,8 Md€ ; 9 900 salariés), rafle la mise avec 13,2 millions d’euros. Chiffre glissé par le préfet lors d’une visite des lieux et confirmé par le directeur général délégué du groupe Didier Petetin. Encore à titre de comparaison, 44 projets meurthe-et-mosellans ont bénéficié du guichet Industrie du futur pour un total de 3,2 millions d’euros d’aides, soit quatre fois moins que Vicat à lui tout seul.

Une répartition déséquilibrée

Les services de l’État tiennent à le rappeler : les subventions allouées sont d’autant plus importantes que les projets d’investissements sont massifs. La proportionnalité est assumée et, pourtant, elle diffère en fonction des situations. Dans son rapport d’octobre 2021, France Stratégie (institution rattachée au Premier ministre en charge, notamment, de l’évaluation des politiques publiques) calcule que le taux de subvention appliqué au dispositif de soutien à l’investissement et à la modernisation de l’industrie "varie de moins de 5 % à plus de 80 % selon les projets".

Cette différence de traitement, Thierry Iung peut en témoigner. Dirigeant du fabricant d’engrenages et de réducteurs de vitesse Segor Industries (CA : 3,5 M€ ; 30 salariés), à Beurey-sur-Saulx (Meuse), le président du Medef dans la Meuse aurait bien voulu profiter d’un taux à 40 % : "Malheureusement, j’ai déposé mon dossier un peu tard et le taux s’est retrouvé à 10 %, beaucoup moins incitatif. L’État, victime du succès du dispositif, a revu les montants à la baisse. Finalement, quelques gros bénéficiaires ont rapidement consommé une bonne partie du budget au détriment des plus petits qui n’ont pas forcément la structure pour tirer au bon moment. Avec une meilleure clé de répartition, le plan de relance aurait pu bénéficier à davantage de PME", estime le dirigeant.

"Effet d'aubaine" pour les grands groupes

Même si les préfectures lorraines assurent avoir mobilisé des moyens financiers et humains dans l’accompagnement des petits établissements, France Stratégie dresse un autre constat : "Face à la volumétrie des dossiers déposés et aux délais contraints d‘instruction, les opérateurs chargés de la gestion des dispositifs ont dû se réorganiser dans l’urgence, au détriment, parfois, de l’accompagnement des porteurs de projets ".

Et parmi ceux qui remportent le gros lot, comment s’assurer qu’ils n’ont pas profité de l’occasion France Relance pour remplir leurs caisses ? Le secrétaire général de la préfecture des Vosges le rappelle : "Il fallait éviter tout effet d’aubaine et nous y avons été particulièrement vigilants, assure David Percheron. Il fallait que l’argent public permette de réaliser des projets qui ne se seraient pas faits autrement." Problème, selon le rapport de France Stratégie, la réalité du fonds de soutien à l’investissement et à la modernisation de l’industrie est un peu différente : "Pour les start-up innovantes, les aides versées auraient été déterminantes pour initier un projet d’industrialisation ou de pré-industrialisation. Pour les PME et ETI plus établies, le dispositif aurait contribué à accélérer le calendrier ou à élever le niveau d’ambition de projets existants. Pour les grands groupes, le dispositif n’aurait pas modifié substantiellement leur feuille de route en matière d’investissement". Pire : "Dans ces deux dernières situations, l’obtention de la subvention pourrait, pour certaines entreprises, correspondre à un effet d’aubaine, sans qu’il soit qualifiable à ce stade."

Un reporting difficile à mettre en œuvre

Dans un rapport de mars 2022, la Cour des comptes pointe, elle aussi, cette faille potentielle : "Même si l’administration s’en défend, cette rapidité d’exécution a pu avoir pour contrepartie une moindre exigence dans la sélection des projets retenus, avec un risque d’effet d’aubaine, notamment parce qu’elle a reposé sur des critères simples, avec une conditionnalité limitée et sans ciblage." De quoi s’interroger au vu des sommes engagées et du nombre de porteurs de projets mis sur la touche et qui auraient véritablement eu besoin d’une aide financière. Par exemple, sur le dispositif de soutien à l’investissement et à la modernisation de l’industrie, le taux de sélection des appels à projets nationaux avoisine les 30 % et chute à 17 % pour les projets territoriaux (France Stratégie, octobre 2021).

Pour tenter de faire la lumière sur les conditions et les résultats de cette injection inédite d’argent public dans l’industrie (rien qu'en Lorraine, plus de 500 projets soutenus à hauteur de 200 millions d’euros via une vingtaine de fonds différents), France Stratégie s’est vue confier par le gouvernement une mission d’évaluation d’une douzaine de dispositifs, dont une poignée dédiée à l’industrie. Mais pourquoi ceux-là et pas les autres ? "Cela a été décidé en fonction de plusieurs critères : le poids budgétaire du dispositif, la faisabilité de son évaluation et la possibilité d'en récupérer des données", répond Sylvie Montout, cheffe de projet au département Économie de France Stratégie, en charge de l’évaluation de France Relance. Là encore, le manque de chiffres constitue donc un obstacle. Tout comme leur consolidation. Qu’elles soient avancées par Bercy ou par la préfecture, la plupart des données ne coïncident pas.

Selon Camille Guéneau, sous-préfète de Commercy et référente France Relance dans la Meuse, l’opacité n’est pas intentionnelle. "Ce qui fait qu’on observe des chiffres différents est dû à la difficulté d’assurer un reporting fiable sur de tels montants d’aides et un si grand nombre d’opérateurs en charge de l’instruction et du suivi", justifie la haut-fonctionnaire.

Après France Relance, France 2030

Éparpillés dans des dizaines de fonds différents, annoncés dans des communiqués partiels, agrégés dans des tableaux non concordants et très rarement dévoilés à titre individuel, les montants parfois colossaux d’aides publiques déversés aux entreprises privées se butent ainsi depuis deux ans à un manque de transparence manifeste. "Nous avons quand même fait un gros effort en ce sens, tient à modérer le secrétaire général de la préfecture des Vosges David Percheron. En deux ans, le préfet a fait au moins une visite d’entreprise par semaine pour communiquer dessus."

Une problématique à prendre au sérieux alors que France Relance laisse désormais sa place à France 2030, plan de soutien aux industries du futur doté de 54 nouveaux milliards d’euros. "Nous parlons ici d’argent public, conclut David Percheron. Il est donc normal et naturel de rendre des comptes. On ne joue pas avec l’argent de nos concitoyens."

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