La filière lin se tisse un avenir dans les Hauts-de-France
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La filière lin se tisse un avenir dans les Hauts-de-France

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Local, naturel, et écologique, le lin coche toutes les cases sur un marché textile en quête de sens. Une aubaine pour la région, qui fait partie des rares zones productrices de la précieuse fibre. La filière entend bien jouer son avantage.

De la plante au produit fini, la transformation du lin demande beaucoup de manipulations, et une main d’œuvre nombreuse et qualifiée. Les industriels de la filière régionale investissent pour répondre à une demande qui s'intensifie depuis plusieurs années. — Photo : Sebastian Rande / CELC

Les longues plages de sable ne sont pas le seul point commun entre les côtes de la Manche et celles de la mer du Nord. On y trouve aussi une certaine fleur bleue, qui ne pousse quasiment nulle part ailleurs. 85 % de la production mondiale de lin provient de cette bande de quelques centaines de kilomètres de long, qui relie Caen à Amsterdam. « Le lin, c’est la conjonction de trois éléments : un terroir, un climat, et un savoir-faire », résume ainsi Frédéric Ley, le président du syndicat des producteurs de lin du Nord. « C’est pourquoi le lin restera toujours une niche en termes de production. On a du mal à en produire ailleurs que sur cette terre limoneuse, qu’on trouve entre la Seine Maritime et le Nord. »

Cette caractéristique a préservé en partie la filière régionale des grandes vagues de délocalisations des années 80 et 90. Et lui donne aujourd’hui des ailes, alors que le marché s’est considérablement retourné. « Aujourd’hui, le monde entier se fournit chez nous », souligne Bertrand Decock, le dirigeant de Decock, une entreprise de teillage, ou d'extraction de la fibre de lin, basé à Honschoodte. « Chez nous », c’est un territoire de quelques milliers de km², principalement dans les Flandres, un mouchoir de poche où presque tous les maillons d’une longue chaîne de production sont représentés, du champ au produit fini. Un écosystème unique, au sein duquel les entreprises, le plus souvent familiales, se connaissent toutes, et travaillent ensemble depuis des décennies, voire des siècles. Cette filière poids plume représente environ 0,4 % de l’ensemble des fibres produites chaque année dans le monde, selon les chiffres de la Confédération Européenne du Lin et du Chanvre (CELC). Mais elle pèse de plus en plus lourd à l’échelle mondiale.

Des prix et des volumes en hausse

Redécouvertes, les vertus du lin collent parfaitement à l’air du temps et aux attentes des consommateurs européens. Cultivé localement, le lin est, contrairement au coton, une fibre naturelle très peu gourmande en eau, en engrais et en produits phytosanitaires. Ces caractéristiques séduisent un marché du textile en quête de sens, mais aussi, des secteurs qui représentent de nouveaux débouchés pour la fibre, qui sait se faire innovante (lire par ailleurs). Et surtout, des consommateurs avides de production locale, au faible bilan carbone… quitte à y mettre le prix. Dans ces conditions, les cours grimpent : le kilo de fibre de lin teillée (ayant subi un premier traitement mécanique après récolte) se vend entre 2 et 3 euros, en hausse moyenne de 20 % ces dernières années.

Face à la hausse de la demande et des prix, c’est aujourd’hui toute la chaîne de valeur qui travaille à produire plus. En 2019, 140 000 hectares ont été plantés en lin en Europe, soit une hausse de 14 %, dont 120 000 hectares en France (+12 %), selon le CELC. 80 % de la production française, 145 000 tonnes en 2019, est récoltée entre la Normandie et les Hauts-de-France.

Pour autant, devenir liniculteur ne s’improvise pas, prévient Frédéric Ley. « Les surfaces plantées en lin augmentent chaque année depuis dix ans. Mais c’est une culture qui demande une certaine technique, et un matériel spécifique pour la récolte, et donc des investissements assez lourds. Tout le monde n’en est pas capable. » D’autant plus que si elle est rentable, la culture du lin reste fragile : la période de rouissage, pendant laquelle la plante, arrachée, mature dans les champs, laisse les récoltes vulnérables aux aléas climatiques, pluies importantes ou tempêtes.

Pour suivre, la filière régionale investit

Délicates, la culture et la valorisation du lin demandent donc un savoir-faire bien précis, devenu rare mais soigneusement préservé au sein des entreprises de la région. En début de chaîne, les teilleurs réalisent les premières transformations de la plante, pour séparer la fibre des anas, ou coproduits, valorisés par ailleurs. Aux premières loges pour répondre à la hausse de la demande, les teilleurs des Hauts-de-France s’organisent. Decock a ainsi vu sa production passer de 3 000 à 4 000 tonnes entre 2015 et 2019, et son chiffre d’affaires, passer de 12 millions à 19 millions d’euros sur la même période. La grande majorité de sa production part en Inde ou en Chine pour y être filée puis revendue à des tisseurs, partout dans le monde. La PME de 40 salariés investit environ 10 % de son chiffre d’affaires chaque année pour développer son outil, et mieux accompagner les quelque 300 agriculteurs contractualisés avec lesquels elle travaille. En 2019, elle a notamment investi 1 million d’euros dans une nouvelle unité de stockage. « Aujourd’hui, nous sommes dans une phase d’investissement fort. Il est important d’augmenter notre productivité, pour accompagner le marché et conserver son équilibre. Les teilleurs ont un rôle important dans la régulation des stocks et des prix. Il me paraît indispensable de ne pas oublier que, même s’il a beaucoup de valeur, le lin n’est pas indispensable. Il ne s’en vendra pas à n’importe quel prix. À nous de le garder à un niveau raisonnable, pour rester compétitifs par rapport aux autres fibres, » estime Bertrand Decock. Entreprise cousine de Decock, la S. A. Jean Decock, basée à Quaëdypre, est quant à elle en train de doubler ses capacités en investissant 12 M€ dans une nouvelle unité de teillage, près de Laon, dans l’Aisne. L’usine, qui devrait voir le jour en 2021, emploiera 24 personnes, et permettra à terme à Jean Decock de traiter 5 000 hectares de lin supplémentaires, dans un secteur où la culture du lin se développe.

S’adapter à la demande

Chez Lemaitre-Demeester, tisseur basé à Halluin, l’engouement pour le lin et les variations de prix ont d’ores et déjà défini une nouvelle stratégie pour l’entreprise. Spécialisée dans le lin depuis 1835, la PME est la dernière en France à ne travailler que cette fibre. « Le regain d’intérêt pour le lin est tout sauf un effet de mode. Il répond à toutes les attentes des consommateurs, et est vertueux à tous les niveaux. Aujourd’hui, tout le monde nous réclame du lin, des petites entreprises innovantes aux grands groupes du textile, en France et dans le monde. Depuis trois ans, c’est une lame de fond », témoigne Olivier Ducatillon, le dirigeant de Lemaitre-Demeester, qui emploie 31 salariés, et réalise 40 % de ses 4 millions d’euros de chiffre d’affaires à l’export. Plus qu’une hausse de chiffre d’affaires, cette nouvelle donne a entraîné un glissement notable dans la clientèle, analyse le tisseur. « Avec la hausse des prix, nous avons perdu un certain nombre de nos clients en milieu de gamme, qui n’ont pas pu suivre. Mais ils ont été remplacés par d’autres, plus haut de gamme, qui sont prêts à mettre le prix pour s’assurer qualité et traçabilité. » Lemaitre-Demeester entend notamment séduire une nouvelle clientèle, en se tournant vers le prêt-à-porter. Le tisseur, historiquement spécialisé dans l’ameublement et la décoration, développe depuis septembre dernier une collection destinée à l’habillement, qui devrait être lancée dans les prochaines semaines. « C’était une évolution assez évidente pour nous, vu le nombre de demandes que nous avons eu en ce sens ces dernières années. Il y a un vrai marché, pérenne, pour des fibres européennes et même, pour du 100 % fabriqué en France. Nous voyons de plus en plus de marques qui s’engagent pour une production plus vertueuse, et pas uniquement pour des raisons marketing. Et les clients finaux sont nombreux à être prêts à acheter moins, mais mieux, » assure Olivier Ducatillon.

Vers une filière 100 % Hauts-de-France ?

Reste un gros trou dans la raquette : la fibre cultivée et teillée en France fait souvent le tour du monde pour être filée en Asie, avant de revenir achever sa transformation chez les tisseurs et faiseurs européens, parfois à deux pas du champ d’où elle provient. Une aberration, qui plombe le bilan carbone d’une bonne partie du lin disponible sur le marché : seule la fibre labellisée « European Flax », et les tissus estampillés « Masters of Linen », ont une origine européenne garantie à 100 %. Complètement utopique il y a peu, l’idée de remonter des filatures françaises fait désormais son chemin : un projet est sur le point d’aboutir en Alsace (lire par ailleurs). Dans la région, un projet similaire pourrait voir le jour d’ici 2021, porté par trois acteurs, le teilleur Van Robaeys, le tisseur Lemaître-Demesteer, et le filateur Safilin. L’opération serait le parfait symbole d’un marché qui s’est retourné en quelques décennies. Safilin, l’un des plus gros filateurs européens, avait été le dernier, en 2005, à arrêter ses machines à Sailly-sur-la-Lys pour délocaliser sa production en Pologne, où il compte aujourd’hui trois unités. « Si j’avais dit, il y a encore dix ans, qu’un jour on recréerait des filatures en France, tout le monde m’aurait pris pour un fou. Mais si on sait très bien pourquoi on est partis, on commence à bien voir pourquoi on pourrait revenir », s’amuse Olivier Guillaume, le PDG de Safilin. Le groupe produit environ 4 000 tonnes de fil par an, et emploie 600 salariés, dont 15 en France. L’entreprise réalise 30 millions d’euros de chiffre d’affaires par an. « La difficulté, c’est la main-d’œuvre. Au-delà du coût, que le marché serait prêt à absorber, le travail du lin demande des manipulations assez techniques. Il faut une main d’œuvre nombreuse, et bien formée. C’est un frein, mais qui peut être levé, puisque nous pourrions faire former nos salariés français par nos salariés polonais… ce qui reviendrait à faire l’exact inverse de ce que nous avons connu il y a 20 ans ! La tristesse en moins, puisqu’il s’agirait de recréer quelque chose ici, tout en conservant bien sûr notre outil en Pologne… ». Olivier Guillaume envisage de créer d’abord une petite unité, employant une vingtaine de salariés, pour produire 200 tonnes de fil par an. Soit un investissement d’environ 6 millions d’euros, pour tâter le terrain, avant, éventuellement, d’augmenter les volumes… Si le marché, et les clients, tiennent leurs belles promesses.

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