Thomas Houy : "Les business plans et les études de marché sont devenus caducs"
Interview # Management

Thomas Houy enseignant-chercheur à Télécom Paris "Les business plans et les études de marché sont devenus caducs"

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Jetez à la corbeille vos business plans et vos études de marché. Dans un environnement devenu imprévisible, les outils traditionnels d’aide à la décision des entreprises sont devenus inopérants. C’est ce qu’affirme Thomas Houy, enseignant-chercheur à Télécom Paris. Dans le livre "Déplier l’incertain", écrit avec Valérie Fernandez, il développe une nouvelle approche pour mener à bien ses projets dans un monde instable.

Pour Thomas Houy, maître de conférences en management à Télécom Paris — Photo : Télécom Paris

Les outils d'aide à la décision sont devenus inopérants. C'est ce que vous affirmez dans le livre "Déplier l'incertain". Quel constat vous a amené à vous lancer dans l'écriture de cet ouvrage ?

Valérie Fernandez et moi-même sommes enseignants-chercheurs à Télécom Paris. Par ailleurs, nous accompagnons des grands groupes et des start-up dans leurs projets innovants. À partir de ces expériences, nous avons fait une double observation. Les bouleversements sociétaux, environnementaux et numériques ont provoqué une rupture. Nous avons basculé d’un monde du risque, que l’on pouvait éventuellement couvrir, à un monde de l’incertitude qui rend caducs les outils de gestion traditionnels utilisés par les entreprises : business plans, études de marché, de la concurrence… Depuis une dizaine d’années, la difficulté à prévoir l’avenir les rend inopérants. Par ailleurs, la recherche scientifique a enregistré des avancées majeures dans les disciplines liées à la prise de décision dans un monde incertain. Malheureusement, les entreprises n’ont pas connaissance de ces travaux. L’objectif de notre livre est donc de jeter des passerelles entre les univers académique et professionnel pour fournir aux chefs d’entreprise un outil de management des projets opérationnels dans un environnement incertain, imprévisible et instable.

Les entreprises ont-elles conscience qu’elles ne sont pas armées pour prendre les bonnes décisions dans ce monde incertain ?

J’emprunterais le mot du psychologue américain Abraham Maslow pour décrire la situation : "Quand le seul outil dont on dispose est un marteau, on voit tous les problèmes comme des clous". C’est le cas de la plupart des entreprises aujourd’hui. Les seuls outils dont elles disposent ont été pensés pour prendre des décisions dans un monde stable. Dans l’incertain, ils ne sont pas appropriés. De ce fait, les décisions prises par les chefs d’entreprise s’apparentent à des paris qu’elles se proposent de transformer en stratégies. Mais, pour prendre des décisions véritablement éclairées et ne pas commettre d’erreurs, il faut d’abord se débarrasser de certains biais cognitifs.

Quels sont ces biais ?

Deux biais majeurs ont été identifiés par le psychologue et économiste Daniel Kahneman. Le premier est le biais de disponibilité. Comme notre cerveau est paresseux, il va privilégier les informations les plus immédiatement disponibles, chercher des raccourcis, développer des routines mentales fondées sur l’expérience et les événements passés pour aller plus vite. Dans un monde stable, cela peut fonctionner. Dans un monde incertain, se retourner sur le passé pour essayer d’appréhender l’avenir est source d’erreur. Notre cerveau utilise également un second biais, dit de substitution. Il consiste à remplacer les questions souvent complexes qui se posent dans un monde incertain par des questions faussement simples. Par exemple, une entreprise qui lance un nouveau produit va regarder si l’offre est déjà présente sur le marché. Si ce n’est pas le cas, elle va se dire : mon produit est original, donc il va marcher. Mais il y a mille autres inconnues, plus complexes, dont elle ne connaît pas la réponse. Dans un monde incertain, il faut déconstruire les anciens réflexes et réinitialiser son cerveau.

Comment déconstruire ces représentations mentales bien ancrées dans notre cerveau ?

C’est ce que propose notre livre. Il présente un outil d’aide à la décision dans l’incertain : le Decision Model Canvas ou DMC. Cet outil revêt une forme simple : celle d’une feuille A4 sur laquelle sont dessinées 12 cases, correspondant aux 12 questions essentielles que doit se poser un porteur de projet souhaitant prendre les bonnes décisions dans un contexte incertain. Dans le monde d’avant, on définissait des objectifs que l’on essayait d’atteindre en mobilisant un certain nombre de ressources. Il s’agissait d’une démarche causale. Aujourd’hui, dès qu’on lance un projet innovant, on est dans l’imprévisible et il faut adopter une autre méthode. Il faut partir de ce que l’on a, tester, apprendre de ses erreurs, recommencer, pour arriver à un endroit que l’on n’aurait pas nécessairement imaginé au départ. On parle là d’innovation frugale, agile, de "test and learn", de prototypage… Le point d’entrée de notre outil, ce n’est pas le problème, c’est le projet.

Dans ce contexte, quelles bonnes pratiques adopter pour mener à bien un projet ?

Traditionnellement, une entreprise lance un projet en y associant des objectifs. Mais, il faut bien comprendre que la notion d’objectif change radicalement dans un monde incertain. Elle ne sert plus à fixer un cap puisque celui-ci est amené à changer régulièrement ; elle ne sert plus à objectiver la progression du projet que les événements vont se charger de bouleverser ; elle ne sert plus non plus à motiver les équipes. Les objectifs sont là comme points de départs, comme pistes pour engager l’action, comme prétextes pour continuer à avancer.

Sur quels éléments faut-il alors s’appuyer pour mener à bien un projet ?

Quand vous ne maîtrisez plus votre environnement, il faut vous appuyer sur ce qui dépend de vous : ce sont les valeurs. Dans un environnement incertain, le projet se définit en grande partie par ses valeurs. Il est essentiel d’aligner les valeurs du projet, du porteur de projet et de l’entreprise. Les travaux de chercheurs en sciences sociales comme Icek Ajzen, ont mis en avant que trois variables influaient sur le succès d’un projet : sa désirabilité, la norme sociale et sa faisabilité. La faisabilité d’un projet, au début, on n’en sait rien. Il faut donc renforcer sa désirabilité et son acceptation sociale. Dans notre monde incertain, ce qui fonctionne, ce sont les marchés de l’attention et donc les innovations qui captent l’attention par leur radicalité, autrement dit qui s’appuient sur des valeurs fortes.

Vous dites également qu’il est nécessaire de se débarrasser de ses certitudes sur le projet ?

Oui, dans n’importe quel projet conduit dans l’incertain, les entreprises ont tendance à être victimes du "syndrome du lampadaire". C’est-à-dire qu’elles tentent de faire progresser le projet en entreprenant des actions dans des zones balisées, connues d’elles : là où le terrain est éclairé. Il faut, au contraire, que les porteurs de projets aillent chercher des signaux faibles sur leur projet, c’est-à-dire des informations surprenantes de prime abord. C’est pourquoi, notre outil comporte des cases qui incitent à effectuer un certain nombre d’explorations pour questionner ses certitudes, amender le projet en fonction des nouvelles informations recueillies… Cette attitude permet d’éviter le "biais des survivants" par lequel le porteur de projet se réfère au succès d’une méthode qu’il a lui-même expérimentée ou qu’il a vu réussir, sans voir ou sans avoir connaissance des échecs résultant de cette même méthode. D’où l’importance du questionnement à toutes les étapes du projet.

Vous conseillez également de vous intéresser aux angles morts des projets…

Oui, souvent, les chefs d’entreprise ne sont pas suffisamment conscients des angles morts entourant leurs projets. Ils savent qu’il existe un certain nombre de sujets sur lesquels ils n’ont pas suffisamment d’informations, mais sous-estiment la quantité d’inconnues auxquelles ils devraient prêter attention. Notre outil donne des pistes pour limiter ces angles morts en effectuant un maximum d’explorations autour du projet. Il est possible de refaire DMC plusieurs fois de suite pour affiner un projet et ainsi optimiser ses chances de réussite.

Finalement, quelle est la recette gagnante pour réussir un projet dans un monde incertain ?

La clé du succès dans l’incertain, c’est l’apprentissage. Notre livre ne fournit pas un outil de reporting, mais un outil d’apprentissage. Le succès d’un projet repose sur le couple objectifs-valeurs et leur nécessaire concordance. Ensuite, il s’agit de questionner ce projet en menant un certain nombre d’explorations pour, au final, évaluer si, compte tenu des enseignements glanés au cours de ce cheminement, il est toujours pertinent de continuer le projet. Dans l’affirmative, il faut reformuler les objectifs poursuivis par le projet et les valeurs qu’il défend.

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