La voile propulse une filière émergente pour décarboner le transport maritime
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La voile propulse une filière émergente pour décarboner le transport maritime

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Une journée d’échanges professionnels à Lorient, après un premier salon dédié à Saint-Nazaire (Wind for Goods), et plus récemment la publication d’un livre blanc… Les initiatives se succèdent pour faire émerger en France une filière dédiée à la propulsion par le vent. La Bretagne en revendique déjà le leadership, avec des acteurs à pied d’œuvre pour assurer la transition énergétique du transport maritime. Celle-ci sera d'ailleurs l'un des sujets évoqués au One Ocean Summit du 9 au 10 février à Brest.

Long de 24 mètres, le cargo Grain de Sail, ici devant Manhattan (New York) devrait être suivi en 2023 d’un second cargo deux fois plus grand — Photo : Grain de Sail

Selon une étude de Bretagne Développement innovation (BDI), 156 sociétés bretonnes se sont montrées intéressées (engagées pour 61 d’entre elles, sinon attentives) sur le marché naissant du transport maritime à la voile qui pèserait déjà sur le territoire 28 millions d’euros de chiffre d’affaires et environ 150 emplois.

Si les locomotives du transport maritime à la voile opèrent surtout entre le Finistère nord et le Morbihan, des territoires comme les Côtes-d’Armor demeurent impliqués avec un fond d’activité en sous-traitance. "Pour plus de la moitié de ces entreprises, ce marché est important voire prioritaire dans leur stratégie de développement", souligne Carole Bourlon, chargée de suivre cet écosystème pour BDI. "C’est plus que le lancement d’une filière, c’est une accélération", plaide Patrick Poupon, directeur général du pôle de compétitivité finistérien Mer Bretagne Atlantique qui accompagne depuis 2007 des projets visant la réintroduction de la propulsion vélique sur les bateaux de travail.

Si les locomotives du transport maritime à la voile opèrent surtout entre le Finistère nord et le Morbihan, des territoires comme les Côtes d'Armor demeurent impliqués avec un fond d’activité en sous-traitance — Photo : BDI

Gréements automatisés, voiles souples, rigides ou gonflables, ailes, rotors, propulseurs à profil aspiré… Les solutions se multiplient depuis une dizaine d’années avec une ambition simple : ce sont les moyens les plus fiables et les moins chers pour décarboner facilement, au moins partiellement, les voies d’échanges par la mer. Avec les 95 000 navires de commerce qui sillonnent les mers et océans du monde, c’est-à-dire 10,7 milliards de tonnes de fret chaque année, soit 90 % du commerce mondial pour 2,9 % des émissions de gaz à effet de serre, le chantier est titanesque. "Si un peu moins de cinquante navires seront équipés en 2023, on estime qu’environ 50 % de la flotte de commerce va devoir recourir à ces modes de propulsion auxiliaires à l’horizon 2050 afin de satisfaire une réglementation plus contraignante", assure Lise Détrimont, déléguée générale de Wind Ship. Cette association créée en 2019 auprès de l’Organisation maritime internationale (OMI) et qui fait partie du réseau de l’International Windship Association, est à l’instigation du livre blanc paru sur l’essor prochain des moyens de transport à la voile.

Schémas de production en série

Devant l’urgence climatique, des marchés colossaux se révèlent. "Avec notre concept de kite automatisé, nous avons engrangé 17 millions d’euros de commandes", fait valoir Vincent Bernatets, ingénieur aéronautique et président fondateur de Airseas. Basée à Nantes en Loire-Atlantique, son entreprise (85 salariés, CA : n.c) a engagé mi-décembre une campagne d’essais sur le roulier Ville de Bordeaux, armé par LDA et affrété par Airbus, en l’équipant d’un mât de 34 mètres et d’une aile de 500 m² qui va participer à sa propulsion. Environ 10 % des 500 navires que la compagnie japonaise K-Line exploite projettent d’employer les kites d’Airseas avec un objectif de réduction de 20 à 40 % de leurs émissions. À l’horizon 2030, l’entreprise ligérienne envisage d’en produire un millier par an dans une usine pour laquelle elle continue de chercher un site sur le périmètre Bretagne-Atlantique. Elle la voudrait opérationnelle en 2023.

"Investir lourdement pour franchir le cap industriel"

Capitalisant sur un savoir-faire technologique de pointe hérité de l’ingénierie navale et aéronautique, mais aussi de la course au large, des projets structurants maturent partout en Bretagne et permettent d’esquisser des schémas de production en série. C’est l’ambition du projet SolidSail, un concept de gréement à panneaux composites repliables développé depuis 2016 au sein des Chantiers de l’Atlantique à Saint-Nazaire et piloté par l’ingénieur et ancien coureur au large Nicolas Abiven avec l’appui technique du skipper Jean Le Cam. Leader français pour les calculs de performance et de résistance des structures composites, notamment dans la course au large, le bureau d’études lorientais Gsea Design (20 salariés, 2 M€ de CA) est également impliqué. L’ambition ? Construire des grands paquebots à voiles. Deux unités pour la compagnie MSC Croisières sont en vue à partir de 2023. "On a besoin d’investir lourdement pour franchir ce cap industriel qui nous permettrait de réaliser 25 millions d’euros de chiffre d’affaires annuel. L’autre enjeu consiste à pouvoir former rapidement jusqu’à 200 nouveaux collaborateurs", estime Dominique Dubois, président du chantier vannetais Multiplast (Groupe Carboman, une centaine de salariés et près de 15 M€ de CA) partenaire du projet, tout comme le fabricant de mâts composites lorientais Lorima (groupe Wichard).

Réaliser des cargos économes

Le fret maritime classique se transforme aussi grâce à des entreprises comme Grain de Sail, Towt ou encore Neoline. Créée en 2015 par Jean Zanutini et Michel Péry, anciens officiers de marine marchande, et soutenue par de prestigieux partenaires (Longchamp, Clarins, Michelin…), Neoline vise la réalisation d’ici 2024 d’un premier cargo à voiles de 136 mètres à Saint-Nazaire par le groupement Neopolia. D’autres projets suivent cette voie. Après avoir lancé depuis Saint-Malo (Ille-et-Vilaine) en 2017 un premier bateau expérimental sur les énergies vertes, Energy Observer, Victorien Erussard se lance aussi dans la course en projetant la construction d’un deuxième navire, destiné au transport de marchandises. Avec sa société EODev (60 salariés), le dirigeant, ancien skipper et également officier de marine marchande, en est convaincu : "Pour un cargo zéro émission, le combo gagnant c’est une vitesse moyenne réduite de 15 à 12 nœuds et une propulsion vélique associée à un moteur alimenté par de l’hydrogène liquide".

Les réservoirs d’hydrogène prenant beaucoup de place, utiliser la voile permet de garder un volume important dédié aux marchandises. "Notre objectif avec Energy Observer II est de créer le bateau de plus intelligent possible pour montrer une nouvelle voie aux armateurs", escompte Victorien Erussard. Le navire devrait être mis à l’eau en 2025, après une phase d’études (en cours) et une levée de fonds "pour le second semestre 2022", annonce le dirigeant, qui attend que ce prototype de 120 mètres de long puisse être ensuite exploité. Pour son projet, Victorien Erussard travaille avec Ayro, fabricant français d’ailes rigides, déjà impliqué dans la réalisation de Canopée. Pour concevoir ce cargo de 120 mètres actuellement assemblé en Pologne, pour le compte d’Arianespace qui attend sa livraison fin 2022, le bureau d’études lorientais Zéphyr et Borée s’est associé à l’agence d’architecture navale vannetaise VPLP et Jifmar. "Avec sa voilure de 1500 m², le navire économisera 20 à 40 % de carburant. De quoi amortir le surcoût de sa construction", avance Amaury Bolvin, dirigeant co-fondateur de Zéphyr et Borée.

Avec ses quatre ailes rigides construites par Ayro, le cargo Canopée est attendu pour la fin 2022 — Photo : Jifmar

Convaincre les chargeurs

Si les projets de navires ne manquent pas, il reste encore à convaincre des chargeurs pour les financer. Loïc Hénaff, PDG de la société finistérienne Jean Hénaff, voudrait fédérer les entreprises sensibles à ce mode de transport afin de limiter l’impact carbone de certaines importations, comme l’acier qui sert à la fabrication des boîtes de pâté. Il berce l’espoir d’acheminer du poivre depuis Sao Tomé, dans le Golfe de Guinée, jusqu’en Bretagne par la seule force du vent. Selon lui, certaines dispositions réglementaires demeurent des "irritants", des obstacles à lever. Dans son viseur, l’impossibilité de décharger des produits bio en Bretagne : "Cette anomalie contrarie le développement de la filière". L’inscription des ports de Brest et Roscoff au réseau central transeuropéen de transport (RTE-T) devrait permettre aux acteurs bretons d’investir 150 millions d’euros sur les dix à quinze prochaines années pour développer les infrastructures portuaires et mieux les relier, via notamment un retour en grâce du cabotage à la voile. Ainsi, la compagnie Iliens basée à Quiberon (Morbihan) qui arme Saona, catamaran d’une capacité de 70 passagers et première navette à voiles reliant Quiberon à Belle-Île, clôture sa première saison en 2021 avec un bilan à l’équilibre d’environ 330 000 € : plus de 14 000 passages vendus pour environ 600 traversées.

Pour Towt (TransOceanic Wind Transport), l’enjeu du développement dépasse les frontières bretonnes. Créée en 2011 à Douarnenez (Finistère) par Guillaume Le Grand et Diana Mesa, l’entreprise a ancré en octobre 2020 sa base opérationnelle au Havre, dont elle peut bénéficier des atouts pour grandir : proximité avec Paris, présence d’infrastructures logistiques maritimes d’envergure, habitudes des chargeurs…

"En Bretagne, on construit les bateaux avec un savoir-faire sans égal"

Employant une dizaine de salariés, la plupart basés au Havre, pour 203 000 euros de chiffre d’affaires et 87 000 euros de résultat net en 2019, Towt a acheminé depuis ses débuts 1 500 tonnes de marchandises en affrétant des voiliers traditionnels. "Nous travaillons avec une quarantaine de sociétés", souligne Guillaume Le Grand. Selon le dirigeant, le surcoût du transport n’est pas un sujet : "On ramène une valeur à l’objet sachant que nos clients consomment des produits qui ont du sens".

Prévoyant un effectif de 22 salariés en 2023 et 90 dès 2025, l’entreprise de transport a annoncé investir 40 millions d’euros dans une flotte de quatre voiliers cargos d’au moins 80 mètres de long, capables de transporter un millier de palettes entre Le Havre et New York en moins de 14 jours. Le premier navire sera construit par le chantier naval finistérien de Concarneau Piriou (1 200 salariés, 250 M€ de CA). Car Towt reste attaché à la Bretagne : "On y construit les bateaux avec un savoir-faire sans égal", estime Guillaume Le Grand. Le chocolatier Cémoi et l’importateur de cafés bio et éthiques Belco, la société EthicDrinks ou encore Martell Mumm Perrier-Jouët (filiale cognac et champagne de Pernod Ricard) font partie des clients de Towt séduits par le projet… De quoi rêver d’un avenir dans le vent.

Le premier voilier-cargo de Towt sera livré par Piriou au troisième trimestre 2023 — Photo : Piriou
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