Auvergne Rhône-Alpes
Comment les filles de capitaine d'industrie prennent la suite de leur père
Enquête Auvergne Rhône-Alpes # Transmission

Comment les filles de capitaine d'industrie prennent la suite de leur père

S'abonner

Trop peu de femmes à la tête d’entreprises industrielles. Le constat est connu. En Auvergne Rhône-Alpes pourtant, on observe ces douze derniers mois une "flambée" des transmissions père-fille dans des PME et ETI très solides. Les profils de cette nouvelle génération de femmes sont multiples, mais une constante les réunit : aucune ne regrette ce choix mûrement réfléchi et parfois ardemment voulu.

Patrick Thollin ancien dirigeant et sa fille Béatrice Schmidt-Thollin, nommée P.-D.G. de Efi Automotiv en juillet 2020 — Photo : © Guillaume ATGER

"Si Lehman Brothers avait été Lehman Sisters, le monde serait différent. Vous n’imaginez pas le taux de testostérone qui règne dans une salle de marchés". La sentence prononcée en 2018 par Christine Lagarde, actuelle présidente de la BCE, n’a pas perdu de sa pertinence. Et s’applique bien au-delà du monde de la finance.

Dans l’entreprise aussi le constat est glaçant : seuls 5 % des directeurs généraux dans le monde sont des femmes. Tel est le chiffre avancé par le cabinet Heidrick & Struggles, cité dans une étude publiée fin mai par l’organisation des jeunes dirigeants YPO, le Financial Times et ONU Femmes. En France, la loi Coppé-Zimmermann du 27 janvier 2011 a contribué à élever la présence des femmes dans les conseils d’administration. En 2020, leur part dans les entreprises concernées par la loi atteignait 46,2 % contre 20,6 % en 2011. Pour aller plus loin, une proposition de loi adoptée en mai à l’Assemblée nationale appelle les entreprises de plus de 1 000 salariés à avoir au moins 30 % de femmes parmi leurs dirigeants en 2027. Les entreprises familiales, si souvent citées pour leur exemplarité, peuvent-elles donner l’exemple ? En 2019, selon l’observatoire de l’association Cédants et Repreneurs d’Affaires (CRA), 30 % des entreprises en France sont cédées "en interne", à la famille. Mais, en zoomant, on s’aperçoit que seules 7 % des adhérents repreneurs au CRA sont des femmes.

Une tendance marquée en Auvergne Rhône-Alpes

En Auvergne Rhône-Alpes ces derniers mois, la cadence s’accélère. Depuis 2020, des signaux faibles montrent que les lignes bougent. Au moins une dizaine de femmes ont, dans la région, repris la présidence, la direction générale (voire les deux) d’ETI et PME emblématiques de la région. Et d’autres s’apprêtent à le faire. Les circonstances, les conditions de ce passage de relais recèlent des points communs : informer les salariés, en préparer la transmission pendant de longues années, réussir à s’affirmer, trouver sa place dans l’entreprise, voire parfois réussir à tordre le cou à certains clichés.

Ségolène Moyrand présidente du groupe Gattefossé depuis le 1er juin succède à son père Jacques, président depuis 1997 — Photo : Véronique Védrenne

Jacques et Ségolène Moyrand ont préparé la transmission en aparté sur les douze derniers mois, avant d’annoncer la passation de relais par cercles concentriques. À tout juste 40 ans et après 15 ans d’expérience dans la communication, la RSE et le marketing, Ségolène Moyrand, fille de l’actuel président Jacques Moyrand, a pris le 1er juin la présidence de l’entreprise familiale Gattefossé spécialisée dans la fabrication d’excipients pharmaceutiques et d’ingrédients cosmétiques. Depuis son siège de Saint-Priest, le groupe emploie 200 personnes, plus 135 dans ses douze filiales mondiales. En 2020, le chiffre d’affaires de l’entreprise s’est élevé à 116 millions d’euros, en croissance de 4,5 %. La jeune-femme marche désormais dans les traces de son père, président depuis 1997, mais surtout de son arrière-grand-mère, Blandine Gattefossé, qui a présidé l’entreprise à la mort de son époux, de 1950 à 1967. Le cap le plus difficile pour elle : passer de l’opérationnel à la stratégie. "Cela fait quelque temps que je jongle entre les projets stratégiques et opérationnels. La posture est très différente, mais je me sens soutenue et accompagnée par le conseil d’administration, par Jacques Moyrand, Eduardo de Purgly le DG, mais aussi le comité de direction. La transition se fait sereinement".

Alexandra Mathiolon, arrivée comme directrice générale adjointe de Serfim fin 2018, elle devient DG en janvier 2020 — Photo : Barbara Tournaire


La transmission, père et fille Mathiolon l’ont aussi préparé en duo et dans cette même sérénité apparente. Pour Guy Mathiolon, il n’était pas question de voir le travail d’une vie être réduit à néant par un rachat "sauvage". Alors à 67 ans, le fondateur autodidacte de Serfim, entreprise familiale lyonnaise (2 400 collaborateurs, CA 2020 : 410 M€), spécialisée dans les travaux publics, l’environnement et l’installation de câbles a passé le flambeau avec fierté. L’homme, ancien président de la CCI de Lyon, a trois filles, l’une à la tête de son agence de relations publiques, une autre est chirurgienne. Alexandra, la cadette, est ingénieure diplômée de l’École des Mines de Saint-Etienne et avait le parcours académique pour prendre sa suite. "Nous avons commencé à parler sérieusement de cette transmission deux à trois ans avant mon arrivée, rapporte Alexandra Mathiolon, directrice générale depuis janvier 2020. Les enjeux stratégiques de Serfim, notamment numériques et environnementaux, me passionnaient. Et je n’oublie pas l’envie, car diriger une entreprise, ça reste une vie particulière", souligne la jeune femme. Arrivée comme directrice générale adjointe fin 2018, elle avait conscience alors de devoir "faire doublement la preuve de mes compétences, de ma légitimité". "Reprendre Serfim, Alexandra en a le charisme et la volonté", nous assurait le dirigeant en 2018 au moment de l’annonce de transmission.

"Elle a construit une équipe à sa main et c’est bien normal"

Patrick Thollin ancien dirigeant et sa fille Béatrice Schmidt-Thollin, nommée P.-D.G. de Efi Automotiv en juillet 2020 — Photo : © Guillaume ATGER

"Sérénité" donc pour cette trentenaire. Le passage de relais fut un peu moins zen pour Béatrice Thollin-Schmidt, 46 ans, fille de Patrick Thollin, plus de 40 ans à la tête de l’entreprise familiale. Nommée DG d’Efi Automotiv (225 millions d’euros de chiffre d’affaires, 1 580 salariés dont 586 à Miribel, dans l’Ain). Cette germanophone raconte avoir "tapé deux fois à la porte" de l’entreprise familiale avant de s’asseoir dans le bureau du patriarche. La première en 2009 puis en 2012. "Je n’aurais pas accepté de ne pas essayer, je suis la seule à ce jour dans ma famille à avoir le bagage académique et l’expérience professionnelle compatibles avec la reprise", plaide-t-elle.

Subprimes et Covid

En 2009, son père décline la proposition, arguant que la crise des subprimes fait trop tanguer le navire. En 2012, celle qui vit alors en Allemagne change de poste à son retour de congé maternité et devient directrice commerciale de l’entité germanique d’Efi Automotiv. Février 2019, on parle encore de coronavirus en Chine. Et Béatrice Schmidt-Thollin est nommée directrice générale. Côté perso, son mari cesse de travailler pour s’occuper des quatre enfants. Côté pro, elle renouvelle, sans l’avoir souhaité, presque 100 % du directoire : DRH, DAF, marketing… Sans regret. "Quand une entreprise entre dans une phase de crise, de remise en question et de réorganisation, en recherche de nouvelles perspectives de développement et de business model, c’est difficile de faire avec des gens qui sont dans le système depuis longtemps". "Elle a construit une équipe à sa main et c’est bien normal", acquiesce Patrick Thollin. Un an après avoir pris la présidence (juillet 2020), la dirigeante se sent libre et confiante. "Je ne fais pas muter un modèle, j’en invente un nouveau."

Savoir s’émanciper

Bénédicte Palisse, directrice Europe dans l'entreprise familiale, ""au fond, mon père aurait souhaité que je reste en back-office, comme ma mère" — Photo : DR

Ne pas forcément marcher dans les traces de son entrepreneur de père… Bénédicte Palisse, directrice générale Europe & Asie d’Adduxi (CA 2020 : 50 M€ / 300 salariés, Bellignat/ Ain) sait bien que c’est pourtant parfois nécessaire. Elle aussi avait mis un pied, avant de le retirer, dans l’entreprise. Elle avait alors 27 ans. "Je n’avais pas réussi à trouver ma place", souffle-t-elle. Son père Alain avait alors imaginé une transmission au binôme qu’elle forme avec son frère. À lui la finance, à elle les ressources humaines. Mais son alter ego jette le gant. "Au fond, mon père aurait souhaité que je reste en back-office, comme ma mère l’avait fait avant moi. Il a dû faire le deuil de cette organisation". Le responsable de la filiale américaine devient le directeur général du groupe et le "mentor" de Bénédicte Palisse, 36 ans, elle-même nommée directrice générale Europe Asie en janvier 2020. "Si j’avais été seule, mon père, qui est encore dans l’entreprise, n’aurait pas accepté certains choix", confie-t-elle. La jeune femme estime que la crise du Covid lui a permis de faire ses preuves aux yeux d’Alain Palisse. "Mes compétences en RH ont été très utiles durant cette période. Ce contexte inédit a en quelque sorte remis les compteurs à zéro."

Le regard bienveillant d’un père

Marion Glénat-Corveler, filles de Jacques Glénat sait que "depuis le début de son histoire, la BD a plutôt été une affaire d'hommes" — Photo : gettyimages Joël Saget

Ces dirigeantes ne veulent rien précipiter. Elles ont déjà pour elles le soutien sans faille de leurs pères, mais avancent sans hâte vers une transmission. À Grenoble, Marion Glénat-Corveler, directrice du pôle jeunesse et audiovisuel de la maison d’édition Glénat (CA 2020 : 100 M€ / 170 salariés), fille de Jacques, a rejoint l’entreprise familiale en 2010. La succession ? Il en est plus que question, mais pas tout de suite. "Le rêve de tout fondateur est de pouvoir transmettre son entreprise à ses enfants", estime Jacques Glénat. Ce n’est pourtant pas sans appréhension qu’il passe la main. "Depuis le début de son histoire, la BD et président de la maison d'édition Glénat a plutôt été une affaire d’hommes. Ça me travaille beaucoup, même s’il y a de plus en plus de femmes, explique-t-il. Et puis, je redoutais qu’on regarde Marion comme 'la fille de, qui n’y connaît rien'". À la direction du pôle jeunesse, Marion fait ses armes. Et réfléchit par exemple à des moyens de promouvoir la BD en tant qu’outil pédagogique dans l’Éducation nationale.

Cheminement entrepreneurial

Constance Gruy et son père Christophe. "Mon père a commencé à me parler de prendre sa suite alors que je n'avais que 10 ans" — Photo : ©Jean-luc Mege Photography - Jean-Luc Mege Photography

Même schéma de transmission pour Constance Gruy, fille de Christophe, président du groupe Maïa auquel elle est appelée à succéder. Entrée en 2018, elle devient directrice générale déléguée en juin 2020 de cette PME lyonnaise présente sur tous les fronts (énergie, infrastructures, immobilier, hospitality c’est-à-dire hôtel, vignoble, cosmétiques) pesant 100 millions d’euros de chiffre d’affaires et environ 400 salariés. Constance Gruy, 30 ans, ingénieure (École des Mines de Saint-Etienne) a intériorisé très tôt le rôle qui lui serait dévolu. "Mon père a commencé à m’en parler alors que je n’avais que 10 ans", se souvient la jeune femme de 30 ans. À elle les activités traditionnelles, son père lui développe l’hôtel, le vignoble, les cosmétiques.

Pour Mathilde Chapoutier, la succession, "c'est un peu tôt, et je ne suis pas seule" souligne-t-elle en pensant à son frère Maxime — Photo : M. Chapoutier

La succession ? "C’est un peu tôt, et je ne suis pas seule" souligne d’emblée Mathilde Chapoutier, fille de Michel, président de la Maison M. Chapoutier (66 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2019, 339 salariés), producteur et négociant en vins installé à Tain-l’Hermitage (Drôme). La jeune femme de 29 ans, tient avant tout à la qualité de sa relation avec son frère Maxime. À elle le développement commercial et le marketing, à lui la technicité et la relation avec les vignobles. Cette polyglotte (anglais, chinois, espagnol) est directrice commerciale depuis 2017, à la tête de 94 personnes. Et pour l’heure, elle n’aspire qu’à une chose : faire ses preuves dans l’animation de son équipe pour mener à bien son cheminement entrepreneurial.

ENCADRE UNE PAGE

(Titre) Sylvie Guinard, la combattante

Sylvie Guinard a succédé à son grand-père qui avait pourtant exigé deux qualités : être ingénieur mécanicien et être un homme — Photo : Studio Regard'Emoi Anse

(chapo) La dirigeante de Thimonnier, actuelle présidente de l’Inpi, a su s’imposer, y compris face aux préjugés familiaux, pour prendre la tête de cette belle PME industrielle lyonnaise.

Sans doute la vie de Sylvie Guinard aurait été plus simple si elle avait été "un homme de 55 ans". C’est en tout cas ce qu’ont fait comprendre à cette ingénieure mécanicienne spécialisée dans le spatial certains recruteurs quand elle a emménagé à Lyon suite à une mutation de son mari. "Le cabinet de recrutement auquel j’avais fait appel m’a expliqué qu’il n’existait pas de poste pour une femme de presque 30 ans avec un profil comme le mien", se souvient-elle. Sylvie Guinard songe alors à créer son entreprise, au moment où son grand-père, Louis Doyen, dirigeant de Thimonnier (CA 2020 : 14,20 M€ / 77 collaborateurs), une PME spécialisée dans la fabrication de machines d’emballages en plastique souple basée à Saint-Germain-au-Mont-d’Or (Rhône), se rapproche d’elle. "Mon père était responsable informatique de l’entreprise, mais je n’en avais jamais entendu parler ou presque car ma mère interdisait qu’il parle informatique ou usine à la maison", se souvient Sylvie Guinard.

Gravir les échelons un à un

Louis Doyen cherche alors son successeur. Pour prétendre à ce titre, deux qualités sont nécessaires : être ingénieur mécanicien et être un homme. Critère qu’aucun de ses six fils, ni de ses petits-fils ne remplit. "Mon grand-père me propose alors de reprendre l’entreprise car j’ai 'tous les prérequis à l’exception de la qualité masculine'", narre-t-elle. Après une formation d’un an à l’EM Lyon, Sylvie Guinard intègre la société et gravit les échelons un à un : elle s’occupe d’abord de la gestion de projet, puis prend la direction d’un bureau d’études, récupère la direction des affaires financières, devient directrice générale adjointe en 2007, puis P.-D.G. en 2009. Quatre ans plus tard, elle rachète l’ensemble des parts de l’entreprise aux treize actionnaires familiaux.

Une arrivée "fracassante et compliquée"

Pourtant, la transition ne se fait pas dans la douceur. Son grand-père, un homme "très compétent, caractériel, un patron à l’ancienne", n’avait pas tout à fait préparé les collaborateurs à son arrivée. "Même mon père n’était pas au courant. Lui, le fils aîné, avait en tête de reprendre l’entreprise." Autant dire que l’entrée de Sylvie Guinard fut "fracassante et compliquée". "Au bout de trois ou quatre ans, j’ai arrêté de me poser des questions sur ma légitimité et je me suis motivée pour être à la hauteur." Mais difficile de se faire une place tant que le fondateur est encore présent. "Le créateur a tellement incarné l’entreprise que, tant qu’il est là, l’autre n’existe pas."

Pour la dirigeante, le virage est pris en 2013 quand elle rachète l’entreprise, alors en mauvaise passe, à sa famille. "J’ai annoncé que je voulais changer de mode de direction. Jusqu’à présent, pour aller d’un point A à un point B, on avait un chauffeur qui emportait tout le monde. Je souhaitais désormais que chacun puisse se rendre au point B riche d’expériences différentes, m’appuyer sur les compétences de mes collaborateurs. C’était une rupture très forte et affirmée."

Cette mère de deux enfants est encore loin de penser à sa succession. Mais elle le sait déjà, elle fera "passer l’avenir de Thimonnier avant des velléités familiales." "Thimonnier a une histoire de 150 ans qui lui est propre et qui n’est liée ni à une personne, ni à une famille", plaide-t-elle.

Auvergne Rhône-Alpes # Transmission