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Transmettre son entreprise : un enjeu de territoire en Bretagne
Enquête Bretagne # Transmission

Transmettre son entreprise : un enjeu de territoire en Bretagne

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Environ 34 000 entreprises bretonnes sont concernées à court ou moyen terme à la question de la transmission ou de la reprise. Famille, salariés, tiers indépendant ou grand groupe… À l’heure du choix, le sujet est épineux pour les patrons bretons : la Bretagne, territoire excentré, cherche à garder au maximum ses centres de décision pour peser au niveau national et international.

De gauche à droite : Michel Giboire, président du groupe Giboire, François Giboire et Olivier Biancarelli, directeurs généraux de l’activité promotion immobilière et aménagement — Photo : Groupe Giboire

Bolloré, Pinault, Rocher… La Bretagne a ses entreprises dynastiques, naissantes ou anciennes, mais la transmission ne coule pas toujours de source. Selon l’étude "La transmission d’entreprise en Bretagne" de la CCI Bretagne sortie en mars 2022, 33,7 % des dirigeants d’entreprise bretonnes ont plus de 55 ans, dont 18,8 % ont dépassé la soixantaine. D’ici moins de 10 ans, un peu plus de 34 000 entreprises, majoritairement des TPE, sont donc concernées par l’enjeu de la transmission (en général à la famille dans le cas d’une donation ou d’un décès) ou la cession (avec un prix de vente de l’entreprise), représentant 208 000 emplois salariés.

La même étude - qui porte sur des entreprises de moins de 10 salariés dont 43 % de commerces - révèle que 82 % des 288 dirigeants interrogés ont pensé à la transmission mais un tiers n’a pas encore identifié leurs potentiels successeurs. "En France, moins de 20 % des reprises se font dans le cercle familial ou en interne, explique Yves Le Mercier, conseiller cession transmission et reprise d’entreprise à la CCI du Morbihan. Pourtant, c’est une option intéressante qui permet un passage de relais plus aisé et qui recueille plutôt un accueil positif du côté des financeurs."

Carte des entreprises concernées par la reprise en Bretagne par territoire — Photo : CCI Bretagne

Entreprendre, une affaire de famille

Pour François Giboire, 36 ans, directeur général du groupe de promotion immobilière rennais Giboire (230 collaborateurs, 206 M€ de CA en 2021), "tout cela s’est passé naturellement. Mon père travaillait avec ses trois frères et sœurs. Mon grand-père, avec tous ses frères. Ça communique bien, ça a toujours bien communiqué, c’est facile, d’autant que la situation financière au sein du groupe est bonne. Il y a un attachement et tout est fait dans l’intérêt premier de l’entreprise. Une de mes nièces, qui a 11 ans, envisage déjà d’être "promoteuse" (sic)." Le fils de Michel Giboire, président du groupe, incarne la 4e génération au sein de l’entreprise familiale, mais la suite se prépare déjà. Comme une évidence. "Transmettre une partie du capital à la génération d’après est déjà une question que l’on commence à aborder. En toute humilité, je considère que je suis un peu le gardien pour les générations futures. L’entreprise porte mon nom ou je porte le nom de l’entreprise, c’est selon. Je ne peux pas me permettre de faire n’importe quoi, tant pour ceux qui étaient là avant que pour ceux qui arrivent après", poursuit le dirigeant.

Philippe Moullec, lui, a passé la main de J. Moullec (20 salariés, 2,2 M€ de CA en 2021), basée à Lamballe (Côtes-d’Armor), entreprise du bâtiment spécialisée dans la restauration de patrimoine, à son fils Arnaud et à son gendre Paul Guezenec début 2022. Ils sont aussi la 4e génération. Philippe Moullec a appliqué une recette qui a fait ses preuves : l’accompagnement. "Quand j’ai pris la suite de mon père en 1993, il a continué à venir tous les jours. Pour Arnaud et Paul, c’était le bon moment, ils ont de l’expérience mais sont encore jeunes (35 ans et 31 ans, NDLR). Je reste en accompagnement dès qu’ils ont besoin de conseils", rapporte Philippe Moullec.

Philippe Moullec a passé la main de J. Moullec à Lamballe en 2022 — Photo : Matthieu Leman

Mais pour cette option de transmission, encore faut-il avoir des héritiers intéressés et compétents. Quand l’heure de partir en retraite approche, la question taraude les dirigeants : "Qui pour reprendre l’entreprise ?" Dans son étude la CCI Bretagne, a posé la question et seuls 8 % pensent à quelqu’un de leur famille. 37 % des interrogés indiquent ne pas savoir et seulement 10 % à un ou des salariés. "Le maître-mot en termes de transmission est l’anticipation !", insiste Jean-Paul Kerrien, président du Crédit Agricole du Finistère et d’Investir en Finistère, structure qui défend, notamment, la conservation des centres de décisions sur le territoire. "Il y a encore un tabou sur cette question. Pourtant en parler en interne peut par exemple permettre à des salariés de se manifester", note-t-il.

La Bretagne est attractive aussi pour les reprises

Transmettre à ses salariés, c’est justement le choix qu’a fait Michel Mahé, fondateur et dirigeant d’Embell' Façade (27 salariés, 3,1 M€ de CA prévus en 2022), une entreprise d’isolation thermique par l’extérieur et de rénovation de façades basée à Péaule (Morbihan). Une décision qui a été mûrement réfléchie puisque trois années auront été consacrées à cette passation en interne. Le tout avec l’accompagnement de l’Union régionale des Scop et Scic de l’Ouest, car c’est sous statut coopératif que s’effectue cette reprise. 12 des 27 collaborateurs de cette PME sont donc devenus associés. Sylvie Le Gal, responsable administrative et financière, et Anthony Degrez, responsable des travaux, assurent désormais la cogérance de cette société. En souhaitant transmettre à ses salariés, Michel Mahé indique ainsi "vouloir pérenniser l’activité, sauvegarder un savoir-faire acquis au gré des années et attirer des talents". Il assurera également une phase de transition durant 18 mois.

12 des 27 collaborateurs d’Embell' Façades dans le Morbihan ont repris la PME — Photo : Ségolène Mahias

Le frein de ce type de transmission est parfois financier. Là encore, l’anticipation et l’accompagnement sont de mise. "Nous avons désormais des outils financiers adaptés : les LBO sont mieux encadrés, les interventions par un pool bancaire se font de plus en plus. Les banques peuvent aussi intervenir sur le capital en haut comme en bas de bilan", indique Jean-Paul Kerrien. Si transmettre à la famille ou à des salariés ne garantit pas la pérennité de l’entreprise à long terme, elle assure qu’a minima, le centre de décision reste sur le territoire. En Bretagne, cette problématique est majeure. "C’est un enjeu d’attractivité, au même titre que l’accessibilité par le train, l’avion, la fibre. La Bretagne a besoin de conserver une influence à Paris et à Bruxelles et nous avons plus de poids avec des sièges sociaux", assure-t-il.

La vente à un tiers est cependant la solution privilégiée si l’on en croit l’étude de la CCI : 40 % des dirigeants interrogés envisagent un tiers et 14 % une autre entreprise. Ce qui ne signifie pas forcément une perte de centre de décision. "La Bretagne est une région attractive et le marché de la cession-reprise n’y échappe pas. Nous observons que les repreneurs sont souvent des Bretons exilés ou des personnes ayant des attaches particulières avec la Bretagne", constate Yves Le Mercier, conseiller cession transmission et reprise.

C’est par exemple le cas de l’entreprise quimpéroise Marinelec Technologies (16 salariés, 3 M€ de CA), spécialisée dans les équipements électroniques de surveillance et d’alarme pour la marine. Début juillet, après 25 ans à la barre, Pascal Citeau a en effet transmis l’entreprise à Geoffroy Lacoin, qui en est désormais actionnaire majoritaire avec son associé Jean Brossolet. À 44 ans, le Brestois Geoffrey Lacoin revient ainsi au pays après une carrière dans l’industrie offshore. Une satisfaction pour Pascal Citeau, qui souhaitait préserver l’esprit de Marinelec Technologies, créée il y a 47 ans. “Aucun salarié ne souhaitait reprendre”, confie celui qui cherchait un repreneur depuis 2019. Une reprise qui s’est faite en douceur, notamment grâce à la bonne santé de l’entreprise et à l’accompagnement de leurs conseils juridiques respectifs. Un regret cependant pour Geoffrey Lacoin : ne pas avoir sollicité davantage de banques dès le départ, ce qui a décalé la reprise de six mois. “Ça été très frustrant car nous étions d’accord sur toutes les clauses de la cession”, retrace celui qui a malgré tout pu profiter de ce délai pour s’immerger dans l’entreprise.

Équilibre à trouver

Le risque de perte des sièges sociaux en Bretagne vient davantage des rachats par les grands groupes, capables de mettre beaucoup d’argent pour une reprise. En février 2019, Neovia, filiale d’InVivo a été rachetée par le géant américain ADM. Ce fleuron économique morbihannais pesait alors 1,7 milliard d’euros de chiffre d’affaires et employait quelque 9 000 salariés dans le monde sur ses métiers de la santé et de la nutrition animale. Près de Vannes, son siège social, son centre mondial de l’innovation, ses nombreux postes de cadres faisaient de cette entreprise une locomotive territoriale. L’entreprise a pris part à de nombreuses initiatives : emploi des conjoints des collaborateurs via la plate-forme Job Conjoints, mise sur les rails du premier bac international de Bretagne, accueil d’une crèche bilingue… Peu après la reprise, un plan de suppression d’emplois (environ 130 postes) a été conduit par ADM et a touché le siège morbihannais. Depuis l’entreprise est sortie des radars ou presque : élus et réseaux économiques confient ne plus avoir de contacts avec l’entreprise malgré des tentatives de nouer des liens.

Jean-Paul Kerrien, président d’investir en Finistère — Photo : Isabelle Jaffré

La vente d’une entreprise bretonne à un groupe n’a cependant pas toujours été une catastrophe. Parfois, elle était un choix inévitable, comme l’expliquait Jean-Jacques Le Calvez début 2020. Le Finistérien a vendu son entreprise de transport au groupe drômois Perrenot car il estimait sa fille trop jeune pour reprendre. "J’ai été attentif à la reprise des salariés, la pérennité de leur emploi et des axes de développement et d’évolution pour les activités du groupe", expliquait-il alors dans nos colonnes.

"Vendre à un grand groupe permet d’investir sur le territoire et de sauver des industries", convient Jean-Paul Kerrien, qui cite les cas finistériens de Rolland Flipi, ou encore de SMDO. Le fabricant de glace a été vendu en 2010 au géant britannique R & R Ice-Cream et renommé Froneri France depuis. SDMO est devenu Kohler. Les deux entreprises prospèrent désormais. "Il y a une équation à trouver pour l’équilibre du territoire entre le rachat par des groupes qui ont les moyens d’investir et la transmission ou reprise qui permet de garder des entreprises indépendantes sur le territoire", conclut Jean-Paul Kerrien.

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