Groupe Thétis : histoire d'un fiasco
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Groupe Thétis : histoire d'un fiasco

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Le groupe d’ingénierie et de conception rennais Thétis (80 salariés, 5 M€ de CA en 2017) a explosé en plein vol, entraînant avec lui huit autres sociétés, toutes liquidées. L’ancien PDG, Jean-Gabriel Chelala, pointe du doigt Erea-Conseil, une entreprise bordelaise rachetée en 2017. Mais le chef d’entreprise apparaît contredit par le cédant, qui l’accuse en retour d’avoir ponctionné dans la trésorerie. Cette histoire est-elle celle du patron bâtisseur qui se croyait indestructible ? Enquête.

— Photo : Groupe Thetis - Bruno Astorg

« Je suis le premier responsable. Si j’ai aujourd’hui perdu le groupe, c’est parce que je me suis trompé et que j’ai fait des erreurs. Je prends ma part de responsabilités et je suis le premier à en payer les conséquences. C’est moi qui suis caution bancaire, moi qui me retrouve devant le tribunal. Moi encore qui suis incriminé », raconte Jean-Gabriel Chelala.

Le 15 mai 2019, l’ex-PDG du groupe d’ingénierie et de conception rennais Thétis (80 salariés, 5 M€ de CA en 2017) était à la barre du tribunal de commerce de Rennes pour acter la liquidation de Thétis Sport. La dernière société du groupe mise hors-jeu, après Thétis Territoires (Rennes), Thétis Bâtiment (Rennes), Erea-Conseil (Bordeaux), Thétis Challenge (Rennes), ETDS (Paris)… En tout neuf entreprises rattachées au groupe, dans les domaines de l’ingénierie, de l’immobilier, de l’événementiel et du sport, ont été liquidées, entre septembre 2018 et mai 2019. Tombées les unes après les autres, comme dans un jeu de quilles.

Contacté, le liquidateur – l’étude Margottin, à Rennes – évoque un « dossier délicat ». Le passif total s’élèverait à plusieurs millions d’euros. Trente-cinq personnes ont été licenciées économiquement. « Cela apparaît comme de l’incompétence ou de l’inconvenance, analyse un connaisseur du dossier, faisant référence à Jean-Gabriel Chelala. C’est quelqu’un qui semble avoir confondu vitesse et précipitation et qui a cru qu’en montant des entreprises les unes à côté des autres, ça pouvait marcher. »

Jean-Gabriel Chelala, patron aventurier

Qui est vraiment Jean-Gabriel Chelala ? Faisant parler de lui pour sa boulimie des affaires, sa vision moderne - traduite par l’avant-gardisme de ses bureaux, présenté comme un patron aventurier, féru de courses nautiques et d’expéditions en montagne, le jeune dirigeant de 38 ans aurait-il perdu la boussole ? L’homme d’affaires, d’origine libanaise, a construit son groupe à partir d’Enercia, fondée en 2009, à Rennes, devenue la branche bâtiment du groupe Thétis.

« Je me suis retrouvé dans une situation inextricable. »

Thétis se présentait comme un spécialiste en construction de bâtiments industriels, logements et équipements sportifs. Sur un marché de la transformation urbaine porteur, la société apparaissait en bonne santé. Elle employait 80 collaborateurs, à son plus fort, à travers cinq bureaux d’études en France (Rennes, Nantes, Paris, Bordeaux, Lyon) et dégageait un chiffre d’affaires de 5 M€ en 2017 (avec une projection à 9 M€ en 2018).

Le rachat d'Erea-Conseil fait basculer Thétis

Photo : Baptiste Coupin

Alors comment les choses ont-elles bien pu basculer ? « On m’a vendu une entreprise qui était en cessation de paiements, ce qui m’a été caché avant l’acquisition. Je me suis retrouvé dans une situation inextricable », dénonce Jean-Gabriel Chelala. L’ex-PDG fait référence à l’entreprise bordelaise Erea-Conseil, une PME de 25 personnes rachetée le 9 octobre 2017 et qui, avec ses 2 M€ de CA, pesait pour la moitié des revenus du groupe.

« Clairement une escroquerie » pour Jean-Gabriel Chelala

Implanté depuis plus de trente ans à Bordeaux, le bureau d’études œuvrait auprès des collectivités locales, dans les domaines des transports, de l’urbanisme et de l’environnement. Parmi ses clients : le Grand Paris, Brest Métropole, le conseil général de Gironde… « Dans ma stratégie de croissance, je m’étais concentré sur trois axes : le bâtiment, le sport, et le territoire. C’est grâce à Erea-Conseil que j’entendais maîtriser ce troisième pôle », raconte Jean-Gabriel Chelala.

L’ex-PDG escomptait faire 100 000 euros de résultat net avec la PME la première année. Selon ses dires, il se serait retrouvé avec un arrêté des comptes (après signature) à -450 000 euros. « Clairement il y a escroquerie. On ne peut pas décemment signer la vente de son entreprise et le lendemain dire 'je n’ai pas de quoi payer mes salariés'. Ça a généré un déséquilibre sur l’ensemble du groupe. »

Thétis se sert dans la caisse, accuse Erea-Conseil

Jean-Pierre Lannes, l’un des trois anciens associés dirigeants et ancien gérant d'Erea-Conseil, n'est pas d'accord avec cette version. « Il a été averti qu’on galérait et qu’il y avait des retards de facturation », lui oppose-t-il aujourd'hui. « Nous avons répondu à toutes nos obligations contractuelles. Nous présentions des comptes qui sont effectivement déficitaires, mais avec un fort potentiel devant nous. D’ailleurs, nous avons fortement réduit le déficit sur les trois derniers mois de l’année », souffle celui qui est alors encore le directeur général.

La PME poursuit son activité mais, entre fin décembre 2017 et avril 2018, Jean-Pierre Lannes accuse la maison mère Thétis d’avoir ponctionné 248 000 euros de trésorerie. « Il considère que ce sont des anticipations sur des frais de structure à venir », indique, amer, le dirigeant bordelais.

Une affaire entre les mains de la justice

Le début d’une guerre ouverte entre les deux hommes, qui va déboucher sur le départ de l’équipe transport (5 consultants) d’Erea-Conseil, en juin 2018, et le licenciement pour faute lourde de Jean-Pierre Lannes, en septembre 2018, sur le motif d’avoir dissimulé des actifs. « L’ancien gérant a organisé le départ de certains collaborateurs et s’est mis en tête de liquider l’entreprise », tonne Jean-Gabriel Chelala.

Qui dit vrai, qui ment ? La justice devra trancher. Quatre procédures sont en cours. Elles touchent au licenciement de Jean-Pierre Lannes, à la raison du prélèvement de 248 000 euros sur les comptes d’Erea-Conseil et aux recours sur l’acquisition de la PME bordelaise en septembre 2017.


Les salariés d'Erea-Conseil remontés

Le destin funeste de la PME bordelaise Erea-Conseil, rachetée par le groupe rennais Thétis en octobre 2017 puis liquidée, reste en travers de la gorge des anciens salariés. De la colère en premier lieu : « Nous étions 25 salariés, il n'y avait pas eu le moindre licenciement en trente ans d'existence… jusqu'à l'arrivée de Jean-Gabriel Chelala », raconte l'un d'eux. Mais aussi de l'incompréhension. « Nous avons assez rapidement vu à qui nous avions affaire, dès la première rencontre… contrairement à ceux qui ont vendu l'entreprise », observe un autre salarié, une pointe d'amertume dirigée également contre le cédant, Jean-Pierre Lannes. « Une simple recherche sur Internet suffisait pour se faire une idée du repreneur. Il y avait un énorme décalage entre son discours et la réalité de ce qu'il se passait dans l'entreprise », ajoute-t-il.

Quant aux accusations de Jean-Gabriel Chelala concernant les comptes d'Erea-Conseil, les témoins restent sceptiques. « Ils étaient certifiés par un commissaire aux comptes et avaient été présentés à d'autres candidats au rachat… Aucun d'eux n'a finalement fait d'offre. C'est bien la preuve qu'ils ne cachaient rien des difficultés de l'entreprise », tempêtent les anciens salariés.

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