Hauts-de-France
Eric Feldmann : "Si les banques ne rouvrent pas le robinet du crédit, 2024 va être une année compliquée"
Interview Hauts-de-France # Conjoncture

Eric Feldmann président du tribunal de commerce de Lille "Si les banques ne rouvrent pas le robinet du crédit, 2024 va être une année compliquée"

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La fin de l’année 2023 a été marquée par une envolée des procédures collectives dans les Hauts-de-France. Le phénomène semble se poursuivre en ce début d’année 2024, dans un contexte économique compliqué par un net ralentissement de la consommation et la hausse des taux d’intérêt. Eric Feldmann, président du tribunal de commerce de Lille, nous livre son analyse.

Eric Feldmann, président du tribunal de commerce de Lille : "Depuis septembre 2023, les banques ont resserré les robinets du crédit" — Photo : Elodie Soury-Lavergne

Quel bilan pour les procédures collectives en 2023 dans les Hauts-de-France ?

Les ouvertures de procédures collectives sont en très forte progression dans les Hauts-de-France sur l’année 2023. Si on compare avec les chiffres de l’année 2022, il y a de quoi se faire peur ! Leur total, pour 2023, est supérieur de 25 % à celui de l’année précédente. Mais il ne faut pas oublier que 2022 était la dernière année du "quoi qu’il en coûte" (fortes mesures de soutien des pouvoirs publics auprès des entreprises, NDLR).

Si l’on compare à 2019, qui est la dernière année de référence, 2023 affiche cette fois une hausse des procédures collectives de 16 %. Le cabinet Altares a d’ailleurs comparé l’évolution trimestre par trimestre : il s’avère que le dernier trimestre 2023 a été davantage marqué par ce phénomène, avec une hausse des procédures collectives de 43 %, par rapport au dernier trimestre 2022, et de 52 % par rapport au dernier trimestre 2019. Cela témoigne d’une remontée progressive des redressements et liquidations judiciaires en 2023, avec un décollage vertical sur le dernier trimestre…

Si on s’intéresse à la taille des entreprises concernées, les petites et moyennes structures étaient les premières touchées par cette hausse des procédures collectives mais on voit apparaître depuis peu des difficultés chez des acteurs plus importants, comme Chauss’Expo (un distributeur nordiste de chaussures placé en liquidation judiciaire le 9 janvier, NDLR). Nous n’avons pas encore de dossiers concernant des entreprises de plus de 250 salariés, mais ça pourrait arriver.

Qu’est-ce qui explique cet envol des procédures collectives sur la fin de l’année 2023 ?

Depuis septembre 2023, on constate une chute brutale de la consommation, à la fois des particuliers mais aussi des entreprises. L’inflation, fortement médiatisée et couplée à la hausse des taux d’intérêt, fait que le portefeuille des particuliers se retient. Ils n’achètent plus de bio, par exemple, car c’est plus cher, ce qui entraîne des difficultés dans ce secteur. Ils se tournent vers les produits qu’ils considèrent comme indispensables, à l’exception des smartphones, jeux vidéo ou jouets.

"Les secteurs les plus touchés sont actuellement, dans l’ordre : la restauration, le retail, notamment le prêt-à-porter, puis les services. Viennent ensuite les start-up, qui sont insuffisamment capitalisées, suivies du BTP"

Ce comportement touche particulièrement les enseignes du retail, notamment le prêt-à-porter, qui voient leurs ventes diminuer, tout en devant faire face à la concurrence de nouveaux entrants sur le marché, comme Shein et Temu, qui cassent les prix. On pourrait également citer la restauration, qui est le tout premier secteur victime des dépôts de bilan en 2023. Quand les particuliers vont au restaurant, ils se contentent davantage d’un plat et d’une carafe d’eau, ce qui génère des problèmes de rentabilité, auxquels s’ajoutent des difficultés à recruter pour les créneaux du soir et du week-end. Les services vétérinaires constatent également une chute des fréquentations…

Le phénomène est le même du côté des entreprises : elles resserrent leurs budgets en ayant moins recours aux sociétés de services et de conseils. Il y a donc une hausse des dépôts de bilan dans ce secteur.

Les voyants sont-ils au rouge dans d’autres secteurs d’activité ?

Les secteurs les plus touchés sont actuellement, dans l’ordre : la restauration, le retail, notamment le prêt-à-porter, puis les services. Viennent ensuite les start-up, qui sont insuffisamment capitalisées, suivies du BTP. La situation est d’ailleurs préoccupante dans ce secteur : la hausse des taux d’intérêt a entraîné une chute de près de 40 % de l’activité dans le neuf. Ce sont surtout les promoteurs et les agents immobiliers qui sont touchés, ainsi que les notaires, mais ce n’est qu’un début. Les autres acteurs, comme les entreprises de travaux, exécutent aujourd’hui des commandes prises antérieurement, les chantiers continuent donc de sortir de terre mais d’ici quelques mois, voire un an, leur activité va ralentir. Or, comme le dit l’expression, quand le bâtiment va, tout va. Donc quand il ne va pas bien… Cela représente 150 000 emplois menacés en France dans les deux ans. Ce qui est préoccupant, c’est que le gouvernement ne semble pas s’en inquiéter…

"Depuis septembre 2023, les banques ont resserré les robinets du crédit"

Est-ce que l’État ou les banques sont susceptibles de relancer la machine ?

Depuis septembre 2023, les banques ont resserré les robinets du crédit, y compris Bpifrance. Aujourd’hui, une entreprise qui voudrait renégocier le remboursement d’un prêt, notamment le PGE, ou obtenir un prêt supplémentaire, fait face à un refus net. Ces dernières années, les banques ont goûté avec les PGE au plaisir de diminuer leurs risques, puisqu’elles en garantissaient 10 %, contre 90 % pour l’État. Elles ont donc vu leurs chiffres s’améliorer grâce aux PGE et n’ont pas envie de revenir en arrière, d’autant qu’elles ont une aversion naturelle pour le risque…

Mais si les banques ne rouvrent pas le robinet du crédit, ça va être compliqué. Après la crise sanitaire, nombre d’entre elles ont incité les entreprises à souscrire à un PGE par précaution, sans préciser toutefois que cela s’accompagnait de la suppression des facilités de trésorerie à court terme, comme le découvert ou le factoring… Quant au gouvernement, il est peu probable qu’il intervienne à nouveau pour soutenir les entreprises, puisqu’il doit faire 12 milliards d’euros d’économie jusqu’en 2027. Et la donne se complique, car il lui faut lâcher du lest aux agriculteurs.

À quel horizon peut-on espérer une amélioration ?

C’est difficile à dire. Pas forcément cette année… En 2023, la demande restait correcte, mais la hausse du coût de l’énergie et des matières ont fini par entraîner une hausse des prix qui freine la consommation. Une relative accalmie sur les prix permettrait aux consommateurs de reprendre confiance. Selon différentes études, le pouvoir d’achat devrait s’améliorer en fin d’année, avec des hausses de salaire qui seraient plus importantes que l’inflation, au lieu de simplement la compenser. Mais le redémarrage ne sera pas instantané.

"Les entreprises doivent avoir l’œil rivé en permanence sur la trésorerie et les échéances financières"

En attendant, les entreprises doivent avoir l’œil rivé en permanence sur la trésorerie et les échéances financières, mais aussi les structures du bilan pour conforter en fonds propres, économiser sur les frais généraux, optimiser les taux de marge… En cas de difficultés, elles ne doivent pas hésiter à recourir à la prévention, via la conciliation ou le mandat ad hoc, sachant que ces procédures permettent à l’entreprise de s’en sortir dans 70 % des cas. En revanche, 70 % des procédures collectives se terminent dans les cinq ans par une liquidation judiciaire. Sur les 30 % restant, la moitié s’en sort bien via un plan de cession, mais l’autre moitié se retrouve en plan de continuation, avec comme issue pour 70 % de ces dossiers, un dépôt de bilan dans les cinq ans. Même les entreprises qui se portent bien doivent réfléchir à long terme sur les possibles transformations du marché, comme l’évolution de la demande ou l’arrivée potentielle d’un nouvel entrant…

Hauts-de-France # Conjoncture # Procédure collective