Coronavirus : « Il n’existe plus de zones grises en matière de responsabilité de l’employeur »
Interview # Juridique

Anne-Sophie Le Fur avocat associé au sein du cabinet Cornet Vincent Ségurel Coronavirus : « Il n’existe plus de zones grises en matière de responsabilité de l’employeur »

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La reprise progressive de l’activité économique se profile. Alors que l’épidémie de Covid-19 se poursuit, quelle responsabilité aujourd’hui pour l'employeur en matière de santé et sécurité ? Comment évaluer au mieux les risques ? Décider des mesures à engager ? Eléments de réponse avec Anne-Sophie Le Fur, avocat associé au sein du cabinet Cornet Vincent Ségurel, à Nantes.

Pour définir les nouvelles conditions de travail générée par l'épidémie de coronavirus, l'employeur a tout intérêt à s'entourer de représentants du personnel, d'un médecin du travail ou de l'Inspection du travail, conseille l'avocate Anne-Sophie Le Fur — Photo : HIHN Jessy Aka BARRY AGENCY;

Le Journal des Entreprises : Mi-avril, le tribunal de Nanterre a imposé à Amazon France, décision qui a été confirmée en appel il y a quelques jours, de restreindre son activité à la livraison de produits essentiels (alimentaires, médicaux…). Et ce, tant que le géant de l’e-commerce n’aura pas évalué les risques inhérents à la pandémie, y compris psychosociaux. Alors que l’épidémie de Covid-19 se poursuit, que nous apprend le cas Amazon ?

Anne-Sophie Le Fur : On ne va pas se mentir, cela ne nous apprend pas grand-chose. Certes, il s’agit d’une décision extraordinaire, car la période elle-même est extraordinaire. Et parce qu’il s’agit d’une grande société. Mais, sur le plan juridique, le tribunal n’a fait que rappeler les fondamentaux en matière de sécurité. À savoir deux principes.

Tout d’abord l’article L.4121-1 du Code du travail, prévoit que « l’employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs ». Ce qui inclut les actions de prévention des risques professionnels, d’information et de formation, ou encore la mise en place de moyens adaptés. Deuxième point fondamental : la nécessité pour l’employeur d’évaluer les risques et de les transcrire dans un document unique. Cela renvoie aux articles L.4121-3 et R. 4121-4. Même si le risque zéro n’existe pas, l’employeur doit tout mettre en œuvre pour éviter le plus possible les risques.

Sans tirer à boulets rouges sur Amazon - l’entreprise avait pris des mesures de sécurité, le tribunal a considéré que certains risques n’avaient pas été pris en compte. Il a pointé a priori du doigt des sources de contamination possibles, par exemple sur les portiques tournants à l’entrée de sites, ou sur une rambarde où des manteaux se trouvaient posés les uns à côté des autres… Il y avait déjà eu des mises en demeure de la part de l’inspection du travail. Amazon n’aurait pas mis en place tous les moyens préconisés.

Quid de la responsabilité de l’employeur dans ce contexte exceptionnel ? Des représentants de syndicats patronaux, à l’instar de François Asselin, président de la CPME, soulignent qu’il existe, dans la loi, une obligation de moyens et non de résultat. Mais évoquent une jurisprudence différente, qui insiste tout de même sur cette notion de résultat… Qu’en est-il vraiment ? Existe-t-il une zone grise ?

Anne-Sophie Le Fur : Non. Il n’existe plus de zones grises. Pour faire court, pendant très longtemps, les règles de santé et de sécurité supposaient une obligation de résultat. En partant du principe que le risque zéro n’existe pas, c’était extrêmement sévère pour l’employeur. Quasi systématiquement, l’employeur était condamné pour manquement aux règles de santé et de sécurité, en cas de problème. Si un salarié se blessait, cela voulait dire qu’il y avait forcément eu une défaillance.

« Si le chef d’entreprise met tout en œuvre pour préserver la santé et la sécurité au travail, il peut s’exonérer de toute responsabilité. »

En tout cas, c’était ça l’idée. Il restait difficile de convaincre que tout avait été mis en œuvre, pour empêcher l’accident… Jusqu’à « l’arrêt Air France » de la cour de cassation, rendu fin 2015. À ce moment-là, la jurisprudence a basculé d’une obligation de résultat à une obligation de « moyens renforcés ». Aujourd’hui, si le chef d’entreprise met tout en œuvre pour préserver la santé et la sécurité au travail, il peut s’exonérer de toute responsabilité.

Peut-on donner un exemple de cas « où tout est mis en œuvre » pour préserver la santé du personnel ?

Anne-Sophie Le Fur : Par exemple, si vous formez l’ensemble de vos managers aux risques psychosociaux dans l’entreprise, que l’information circule, avec en plus des temps d’échanges réguliers sur l’ambiance et la charge de travail, via des réunions mensuelles ou trimestrielles, etc. Et que, malgré ces mesures, des salariés déclarent souffrir d’une forme d’épuisement professionnel… Si je prouve que j’ai tout mis en place afin de prévenir la surcharge de travail, d’éviter l’isolement du travailleur, etc., avec des mesures comme celles citées précédemment, je pourrai m’exonérer de ma responsabilité dans ce cas.

La reprise se profile, pour beaucoup, à partir du 11 mai. Quels conseils donner aux chefs d’entreprise pour qu’ils puissent prendre les bonnes décisions ? Sachant donc que les mesures retenues par l’entreprise peuvent parfois ne pas suffire, comme dans le cas d’Amazon…

Anne-Sophie Le Fur : Je conseillerais d’anticiper la reprise d’activité. Et surtout de s’entourer pour évaluer les risques, poste par poste. Puis envisager les actions à mener. Mieux vaut faire appel à la fois aux représentants du personnel, mais aussi à un médecin du travail et à l’inspection du travail. Car cette dernière possède un rôle de conseil, il faut le rappeler. Se faire aider par des professionnels apporte un autre regard au chef d’entreprise, qui ne va pas forcément identifier seul la totalité des risques. Cela limite aussi la possibilité d’une action en justice à l’avenir. Plus l’entreprise met d’acteurs dans la boucle pour la prévention, plus elle se préserve.

C’est ce qui a été reproché à Amazon : les représentants du personnel n’ont pas été associés à l’évaluation des risques. Et les moyens pour se protéger de la pandémie ont été jugés insuffisants par l’inspection du travail, avec mise en demeure, puis par le tribunal. Après la visite de l’inspection du travail, l’employeur peut envoyer un e-mail récapitulant les points d’accords avec l’organisme - une sorte de procès-verbal par e-mail. Pour avoir validation des normes de sécurité, mais aussi des remarques constructives, afin de faire évoluer les pratiques.

« Un salarié infecté par le Covid-19 par le passé n’est pas tenu de le dire à son employeur. Cela relève de la vie privée. »

Pour la question du contenu, chacun dressera un plan d’action sur-mesure. Il pourra s’agir de maintenir le télétravail, même si nombreux seront les salariés qui auront envie de revenir au bureau ou à l’usine, limiter le nombre de personnes présentes dans un même lieu, éviter les réunions et les rassemblements, privilégier les bureaux individuels, les communications par téléphone ou en visioconférence, afficher les consignes générales d’hygiène, respecter les gestes barrières, la distanciation sociale, mettre à disposition du gel hydroalcoolique à peu près partout dans l’entreprise, effectuer un nettoyage renforcé… Pourquoi pas aussi élargir les temps de restauration collective, par exemple de 11h à 14h30, pour limiter la fréquentation à un instant T.

Il n’y a malheureusement pas de liste exhaustive et miraculeuse. Chaque dossier s’analyse au cas par cas. Ce qui est demandé dépend aussi de l’activité, de la taille et des moyens de l’entreprise. L’exigence ne sera pas la même pour Amazon que pour une PME.

Autre inconnue : quid d’un salarié de retour après avoir été malade du Covid-19 ? Que faire dans cette situation ?

Anne-Sophie Le Fur : Tout d’abord, un salarié infecté par le Covid-19 par le passé n’est pas tenu de le dire à son employeur. Cela relève de la vie privée. Dans le cas où la direction est informée qu’un salarié a été porteur, rien n’empêche de solliciter la médecine du travail, afin de vérifier que son état de santé s’avère compatible avec la reprise du poste. Seul un médecin peut confirmer que vous êtes encore malade ou pas. Et capable de répandre le virus ou pas…

Il n’y a pas d’autre solution dans ce cas, pour envisager un retour. Et éviter de mettre en jeu la responsabilité de l’employeur. Avec un seul bémol, la visite vaudra une période donnée. Si le salarié retombe éventuellement malade par la suite, il faudra aviser.

Selon quelles modalités un salarié peut-il attaquer l’entreprise s’il contracte le coronavirus ?

Anne-Sophie Le Fur : D’abord, si un salarié contracte le virus dans le cadre de son emploi, il faut, bien sûr, tout de suite appeler le 15 ou le faire transporter à son domicile. Ensuite, il existe trois cas figures : la reconnaissance en tant que maladie professionnelle, la reconnaissance d’une faute inexcusable de l’employeur - qui ouvre une indemnisation supérieure - et l’action pénale, pour mise en danger d’autrui.

« Le salarié doit apporter la preuve qu’il a été contaminé dans l’entreprise. Qui dit qu’il ne l’a pas été en allant chercher son pain ? »

Le ministre de la Santé a récemment évoqué la possibilité que le Covid-19 soit reconnu comme maladie professionnelle. Mais, pour l’instant ce n’est pas le cas. En attendant, même non inscrit dans la liste des maladies professionnelles, une demande reste possible. Mais la probabilité qu’elle aboutisse reste minime à ce jour. De même que la procédure pour faute inexcusable, qui présuppose la reconnaissance préalable d’une maladie professionnelle. Car le salarié doit apporter la preuve qu’il a été contaminé dans l’entreprise. Qui dit qu’il ne l’a pas été en allant chercher son pain, faire ses courses ou en reprenant une activité sportive ?

L’un de vos confères avocats expliquait récemment à la presse qu’un salarié vierge de contamination pendant trois semaines de confinement, qu’on obligerait à retourner travailler et qui contracterait la maladie pourrait potentiellement attaquer son employeur. Car la preuve serait alors évidente, selon lui. Vous ne partagez pas cette analyse ?

Anne-Sophie Le Fur : Je ne pense pas. Il s’agit sans doute d’un avocat « pro-salariés ». Pour moi, cela relève du débat de prétoire. Il y aura discussion pour savoir de quand date la contamination, quelle est la preuve que cette contamination a eu lieu dans le cadre de l’exécution du contrat de travail. Je le répète, ce sera une preuve difficile à apporter.

Et quid du recours au pénal ? Si un salarié est contaminé, malade, voire décède ?

Anne-Sophie Le Fur : Ce genre d’action en justice renvoie à l’article 121-3 du Code pénal, qui suppose la violation d’une « obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement ». Or à l’heure actuelle, il n’existe aucune obligation de ce type concernant le Covid-19. Le décret 2020-293 du 23 mars 2020 prescrit seulement des mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. Il ne comporte pas d’obligation particulière au sens juridique, comme l’obligation de se laver les mains, etc. Ceci dit, le contexte évolue rapidement, il n’est pas impossible qu’un nouveau règlement arrive prochainement.

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