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Remade, une ambition contrariée
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Remade, une ambition contrariée

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Après un développement impressionnant mené à coups d’embauches par centaines et de levées de fonds par dizaines de millions d’euros, l’entreprise Remade, spécialisée dans le reconditionnement des smartphones dans la Manche, a connu de fortes turbulences avec en point d’orgue une liquidation judiciaire le 18 novembre dernier. Elle vient de repartir sur de nouvelles bases, avec un homme d’affaires britannique à la barre.

Selon le nouveau PDG, Suresh Radhakrishnan, Remade a été la première entreprise à transformer le reconditionnement de smartphones en une industrie organisée avec de véritables processus de déconstruction puis de reconstruction. — Photo : © Remade

Après plusieurs mois d’arrêt, l’usine de Remade à Poilley dans la Manche, a redémarré sa production le 4 février 2020, avec à sa tête, un nouveau PDG, le Britannique Suresh Radhakrishnan, repreneur de l’entreprise, à la barre du tribunal de commerce de Rouen.

L’histoire avait pourtant démarré comme une success story. Créée en 2013 par Matthieu Millet, l’entreprise de reconditionnement de smartphones Remade, basée à Poilley dans la Manche, se développe si rapidement, qu’elle double ses effectifs en deux ans, passant de 163 à 370 salariés. Bien avant la loi sur l’économie circulaire, le dirigeant normand lance un business bien dans l’air du temps. « Nous déconstruisons les smartphones pour en isoler l’intégralité des composants techniques, électroniques et esthétiques, afin de reconstruire un smartphone de qualité premium », nous expliquait il y a deux ans Matthieu Millet. Les smartphones sont achetés en masse, essentiellement en Europe et aux États-Unis, auprès d’opérateurs téléphoniques ou de structures qui les collectent auprès des particuliers. Une fois remis en état, les appareils sont commercialisés par des grandes surfaces spécialisées, comme la Fnac, Darty ou Boulanger, ou par la grande distribution et des groupes tels qu’Auchan ou Carrefour. Le modèle économique semble aussi simple qu’efficace. Remade décolle comme une fusée et rien ne semble pouvoir lui résister.

Ascension puis chute

La progression est telle que le PDG affirme à l’époque recruter « 10 salariés par semaine » pour atteindre 200 embauches supplémentaires en 2018. Selon Matthieu Millet, le chiffre d’affaires suit la même croissance, passant de 23 millions d’euros en 2014 à 131 millions d’euros en 2017… Le PDG est même élu « personnalité économique de l’année 2018 » aux Trophées de l’Économie normande, organisés par l’agence de développement de la Région Normandie (ADN). Une levée de fonds exceptionnelle de 125 millions d’euros est réalisée à l’été 2018, auprès de LGT European Capital, Idinvest Partners et Swen Capital Partners. Elle permet à l’entreprise d’envisager un développement à l’international. Entre une usine à Miami et le « potentiel phénoménal » du marché indien, Matthieu Millet espérer capter « 7 à 10 % du marché mondial d’ici deux à trois ans ». Sur sa lancée, le groupe Remade rachète une entreprise de logistique pour le e-commerce, sur l’ancien site de Cinram, basée à Champenard, dans l’Eure, et envisage de transformer en campus à l’américaine l’écoparc de Tirepied, sur 35 hectares, à côté de son siège social à Poilley. En 2018, l’effectif total du groupe frise les 1 000 salariés.

Pourtant, moins d’un an plus tard, Remade s’effondre comme un château de cartes. L’ascension fut rapide, la chute est encore plus vertigineuse. Durant l’été 2019, un manager de transition spécialiste du redressement des entreprises en difficulté, Renaud le Youdec, est placé à la tête de l’entreprise et Matthieu Millet quitte la gouvernance de Remade. La chute s’accélère : l’entreprise est placée en redressement judiciaire le 26 septembre puis en liquidation judiciaire le 28 novembre 2019. Le tribunal de commerce de Rouen valide, le 16 janvier 2020, l’offre de reprise du PDG de Fourth Wave Technology, Suresh Radhakrishnan : 118 salariés sont sauvés, mais plus de deux cents perdent leur emploi.

Des flux financiers « controversés »

Remade veut aujourd'hui mettre l’accent sur la R & D pour créer des produits de très haute qualité. — Photo : © Remade

Plusieurs éléments ont permis d’éclairer le dossier, suite à l’étude menée par le cabinet Syndex, recruté par les élus du Comité Social et Économique (CSE) de Remade, afin de mettre à jour la situation économique et financière de l’entreprise. « Une mission hors norme » reconnaissent sur le site de leur cabinet, Laurent Guittard et Delphine Jourdin, experts chez Syndex : « Nous avons effectué un travail d’analyse en relevant les pratiques comptables et les agissements qui nous paraissaient en dehors de la normalité, voire de la légalité. Par ailleurs, nous nous sommes également interrogés sur la pertinence du modèle économique tel qu’il avait été réorienté depuis 2017 par le fondateur, modèle qui n’était pas viable de notre point de vue », constatent-ils.

Dans l’analyse économique et financière, il est également fait état de plusieurs flux financiers « controversés » dans « l’intérêt de certaines parties prenantes », dont plusieurs actionnaires et une mauvaise gestion de la société. Le CSE a d’abord annoncé qu’il porterait plainte contre X pour « présentation de faux bilans, banqueroute, abus de biens social et escroquerie », puis, au vu du rapport Syndex, a déclaré qu’il allait porter plainte directement contre l’ex-patron et fondateur Matthieu Millet, les actionnaires Idinvest et LGT : « La société était en état de cessation de paiements depuis plus de 700 jours avant l’arrivée du nouveau PDG Renaud le Youdec, et il n’y a eu aucune alerte quant à la fragilité de la société », s’insurge le CSE. Par ailleurs, selon une source proche du dossier, le rapport du Syndex fait état « d’un groupe qui a grossi très et trop vite avec de multiples filiales, dont certaines ont eu des activités qui se sont réduites fortement, et qui ont produit des pertes. » Et d’ajouter : « A Remade, on a embauché bien plus que ce qu’il y avait à faire en travail, et au final, l’entreprise a accumulé des pertes énormes, masquées par des techniques comptables. »

Nouveau départ

Autant de faits niés par l’ancien PDG, Matthieu Millet, d’abord, via une longue plaidoirie, en décembre 2019 sur son compte Facebook, puis au terme de la reprise de Remade dans une interview accordée en exclusivité pour Le Journal des Entreprises.

C’est maintenant à la justice de déclarer les responsabilités de chacun dans « l’affaire Remade ». Et les 200 salariés licenciés pourraient ne pas être les seuls perdants dans l’histoire Remade. Les partenaires financiers risquent également d’en être pour leurs frais : à commencer par la Région Normandie, à l’initiative d’une prise de participation en capital de l’entreprise sous forme d’obligations convertibles pour un montant de 2 millions d’euros, via son fonds d’investissement Normandie Participations.

Après ce désastre économique et industriel, Remade tente de repartir sur de nouvelles bases. Le nouveau PDG de l’entreprise, Suresh Radhakrishnan, a pris ses fonctions le 21 janvier 2020 : « Monsieur Radhakrishnan nous a assuré qu’il pratiquera un management de proximité et mettra en avant la communication avec les équipes », commente Sophia Garcia, secrétaire du CSE. Un climat de confiance auquel les salariés aspirent après une reprise pour le moins mouvementée. Le nouveau PDG souhaite avant tout restaurer un « climat de confiance » au sein de l’équipe et ambitionne de faire de Remade un véritable « centre d’excellence » dans le marché du reconditionnement d’iPhone.

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  • Le reconditionnement de smartphones, un marché porteur

Selon une étude Ifop/Smaaart, réalisée en 2017, dans l'Hexagone, le marché du smartphone reconditionné représentait 10 % du volume global des ventes de smartphones (soit 2,1 millions d’unités). Un Français sur cinq a déjà acheté un téléphone reconditionné, et 36 % de la population envisage de passer à l'acte. Un marché potentiel de 8,6 millions d’unités, plutôt volumineux en regard des 21,4 millions de smartphones écoulés en France en 2017. Le marché du reconditionnement de smartphones a encore progressé de 7 % en 2018, alors que la vente de téléphones neufs a diminué de 6,5 % en France.

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