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Pourquoi la femme chef d'entreprise reste l'oiseau rare des Hauts-de-France ?
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Pourquoi la femme chef d'entreprise reste l'oiseau rare des Hauts-de-France ?

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Un tiers de femmes chefs d’entreprise : le chiffre stagne en France, comme dans les Hauts-de-France. Pourtant, les dispositifs de soutien se multiplient, de même que les réseaux économiques au féminin, le tout semblant s’accompagner d’une prise de conscience de la société. Alors, qu’est-ce qui empêche encore l’entrepreneuriat au féminin de prendre son envol ?

Aurélie Vermesse, fondatrice et dirigeante de l’hôtel lillois Le Clarance est également la première femme à présider la CCI Grand Lille — Photo : Clarance Hôtel

"Quand la première femme chef d’entreprise a franchi les portes d’Euratechnologies, il y a quatorze ans, même le bâtiment ne voulait pas d’elle", rapporte en souriant Koussée Vaneecke, présidente du directoire de l’incubateur et accélérateur lillois. La raison est simple : il n’y avait alors pas de toilettes pour femmes. Cette situation, qui peut sembler anodine, est tout de même intervenue près de cent ans après que les femmes sont parties à la conquête des entreprises. Le phénomène trouve en effet son origine dans les guerres mondiales, qui les ont amenées à assurer l’intérim à la tête des entreprises, bien avant d’obtenir le droit de vote (1944) ou celui d’ouvrir seule un compte bancaire (1965). Murielle Lapage compte parmi les dirigeantes héritières de cette époque. Présidente de l’association Femmes Chefs d’Entreprise (FCE), délégation Grand Lille, elle représente aussi la troisième génération de femmes à la tête de la société de transport Autocars Lapage (CA 2022 : 6,5 M€, une soixantaine de salariés) basée à Orchies (Nord), qu’elle s’apprête d’ailleurs à transmettre à sa fille. Elle raconte : "L’entreprise familiale a été fondée en 1929 par mon grand-père. Ma grand-mère l’a remplacé à sa tête pendant près de huit ans, durant la guerre puis le temps de son rétablissement. Il a ensuite repris sa place de dirigeant et ma grand-mère, celle d’épouse. N’ayant eu qu’une fille, ma mère, ils lui ont transmis l’entreprise". C’est donc à cette époque que la mèche de l’entrepreneuriat au féminin s’allume, amorçant une transformation de la société qui s’est finalement avérée plus que lente car de nos jours, la femme chef d’entreprise reste un oiseau rare. Selon une étude d’Ellisphère, la France comptait ainsi, en 2021, 32,9 % de femmes dirigeantes (contre 32,3 % en 2017). Les Hauts-de-France sont plutôt dans la moyenne nationale, avec 33,1 % de femmes dirigeantes.

C’est qu’il aura fallu attendre ces dernières années, pour que les compétences féminines à la tête des entreprises soient reconnues et encouragées, voire plébiscitées. "Quand j’ai créé mon hôtel-restaurant à Lille, on me regardait avec des yeux étranges… Je me souviens d’un fonds d’investissement rencontré en présence de mon fils, actionnaire lui aussi : le financier ne s’est adressé qu’à lui… C’était il y a huit ans et heureusement, les choses ont évolué", rapporte Aurélie Vermesse, présidente de la CCI Grand Lille et par ailleurs fondatrice et dirigeante du Clarance (4 M€ de CA, 40 salariés). Il faut dire que derrière ce phénomène sociétal se cache un enjeu économique, comme le souligne un rapport du gouvernement sur la situation des entrepreneures, datant de décembre 2019 : "Selon l’OCDE, la France pourrait gagner 0,4 % de croissance annuelle supplémentaire si autant de femmes que d’hommes créaient leur entreprise." Malgré cette prise de conscience, couplée à la mise en place de dispositifs de soutien par les pouvoirs publics ou encore à la multiplication des réseaux économiques féminins, rien n’y fait. Sur les 625 745 entreprises créées en France durant l’année 2022, 33,5 % l’ont été par des femmes, contre 32,3 % en 2021 et 27,3 % en 2018 (chiffres Infogreffe). La croissance est loin d’être exponentielle. Alors, qu’est-ce qui continue de leur couper les ailes ?

Un déficit de réseautage

Dans le cadre d’une étude sur la femme entrepreneure, publiée en mars dernier, la CCI Hauts-de-France s’est penchée sur les obstacles rencontrés. L’organisme consulaire a interrogé 22 500 femmes chefs d’entreprise, pour 1 800 répondantes. Le principal frein est sans conteste la méconnaissance des réseaux. Fait marquant, 81 % des dirigeantes interrogées n’appartiennent à aucun d’eux. "Il est sans doute plus naturel pour un homme d’aller boire un verre avec les collègues après le travail. Les femmes vont plutôt voir ça comme une perte de temps. En quête d’efficacité, elles préféreront rentrer chez elles, où d’autres tâches attendent", commente Aurélie Vermesse. La région Hauts-de-France est pourtant connue pour être particulièrement riche en réseaux économiques. "Mais ces réseaux sont essentiellement masculins, cela entretient la tendance".

C’est pour contrer ce phénomène qu’est né en janvier 2022 le collectif Présentes !, au sein d’Euratechnologies, qui regroupe une vingtaine de femmes dirigeantes dans la Tech. Laurence Joly, codirigeante de la start-up Diag n’Grow (CA : NC, 4 collaborateurs), qui accompagne les entreprises dans la valorisation des actifs immatériels, en est l’un des membres : "Nous ne sommes pas des militantes féministes, mais nous revendiquons une chose : l’égalité de traitement. Ce réseau permet de s’entraider et de faire du business. Cela compense cette moindre capacité des femmes à réseauter après la journée de travail, ce qui s’explique par un biais culturel et des contraintes familiales pour certaines".

Un manque de confiance

Autre frein de taille relevé par l’étude : le manque de confiance en soi et la crainte de l’échec. "Nous avons échangé au sein de Présentes ! sur le manque de confiance, voire sur le syndrome de l’imposteur, que les femmes ressentent souvent. Nous sommes arrivées à la conclusion que les hommes ont les mêmes doutes mais culturellement, ils sont moins portés à l’avouer, tempère Laurence Joly. Les femmes se mettent plus facilement des freins. S’il y a un mot à leur dire, c’est "osez"". Un avis partagé par Murielle Lapage : "Les freins sont surtout liés à ce que les femmes s’imposent à elles-mêmes : "Puis-je oser me lancer ? Comment vais-je gérer vie professionnelle et vie personnelle ?"

Ainsi, pour 28 % des répondantes, concilier vie personnelle et professionnelle freine l’entrepreneuriat. Un point que la présidente de FCE Grand Lille tient à dédramatiser : "Quand on s’installe en tant que chef d’entreprise, c’est vrai qu’il y a beaucoup à faire, mais on finit par trouver un rythme. Ce n’est pas plus compliqué qu’autre chose : dans tous les métiers, toutes les entreprises, il y a des pics d’activités…" Pour Laurence Joly aussi, c’est une idée à combattre : "On peut créer en étant sur le même rythme qu’un salarié. Aujourd’hui j’ai la liberté de prendre des décisions sans devoir tout justifier, même si mon activité est plus risquée. Il y a des sources de stress dans les deux cas".

Quid de l’accès au financement ?

Dernier gros frein évoqué, et non des moindres, celui de l’accès au financement. L’enquête de la CCI indique que pour 16 % des répondantes, être une femme risque d’accentuer les difficultés de financement d’un projet. La situation reste toutefois difficile à appréhender, au regard de la diversité des retours d’expérience. Certaines dirigeantes ressentent bel et bien avoir été lésées par leur genre, quand d’autres estiment n’avoir eu aucun souci, allant même jusqu’à évoquer, dans certains cas, des investisseurs ravis d’avoir enfin des femmes chefs d’entreprise dans leur portefeuille de participations. "Il y a encore un problème d’accès, il suffit de regarder les statistiques pour s’apercevoir que c’est une réalité", tranche Koussée Vaneecke. L’année dernière, les start-up d’Euratechnologies ont levé 75 millions d’euros : 5 d’entre elles étaient codirigées par des femmes, ce qui représente 20 % des projets. "Dans le contexte actuel, nous avons choisi de muscler l’accompagnement à la levée de fonds en recrutant un investment manager pour nos start-up, qu’elles soient dirigées par des hommes ou par des femmes." Quand il s’agit pour les start-up de lever des fonds, la mixité parmi les associés a d’ailleurs ses atouts. Le dernier baromètre publié par le réseau Sista et le cabinet de conseil Boston Consulting Group est éloquent. Si 88 % des fonds levés en France, en 2021, sont captés par des équipes 100 % masculines, les équipes mixtes ont en revanche 1,4 fois plus de chance d’être financées dans les premiers tours de table. Une équipe 100 % féminine reste en revanche la configuration perdante.

Faut-il une discrimination positive ?

Face à ces freins, la discrimination positive s’avère un outil efficace pour faire bouger les lignes. "J’ai longtemps été contre, reconnaît Aurélie Vermesse. Mais je dois reconnaître que sans loi sur la parité, je n’aurais probablement pas figuré sur les listes électorales consulaires et je ne serais pas devenue la première femme présidente de la CCI Grand Lille. La loi, ça permet de faire avancer les choses plus vite". Nécessaire dans le contexte actuel, la discrimination positive n’est toutefois pas suffisante. Les femmes doivent aussi prendre le problème à bras-le-corps. "L’un des objectifs de FCE est de pousser les femmes à prendre des mandats, aux prud’hommes, à l’URSSAF, au tribunal de commerce, etc., afin qu’elles soient connues et reconnues pour leurs compétences et pas juste accueillies pour une question de parité, ce qui serait presque plus dégradant que la situation actuelle", commente Murielle Lapage.

Et au-delà, un changement sociétal s’impose. "Il y a aussi un problème d’éducation et de culture : le travail est à faire depuis le plus jeune âge", souligne Aurélie Vermesse. Heureusement, tous les rouages ne sont pas grippés : l’entrepreneuriat est un sujet désormais répandu dans les écoles. "Quand j’étais étudiante, cela ne venait pas à l’idée de se lancer dans la création, à moins d’avoir un entrepreneur dans sa famille", constate Laurence Joly. Le regard des sphères économiques a lui aussi évolué, certaines femmes dirigeantes reconnaissant volontiers n’avoir eu aucun problème lié à leur genre. "Je dirais même qu’au contraire, le fait d’être deux femmes associées nous a aidées", souligne Gwendoline Broudehoux, codirigeante de Tribee (CA : NC, 4 collaborateurs), qui a développé une cagnotte solidaire en ligne, pour des événements festifs. "Qu’il s’agisse des réseaux d’accompagnement, des business angels ou des médias, tous étaient contents de soutenir des femmes dirigeantes, cela témoigne d’une prise de conscience. Je pense qu’une partie du problème se joue dans la tête des femmes : il faut prendre la place !"

Malgré une lente évolution des chiffres, la situation n’est pas figée et les dirigeantes s’accordent sur un point : la plupart des jalons sont désormais posés pour une nette accélération de l’entrepreneuriat au féminin ces prochaines années. Une tendance pourrait d’ailleurs accélérer la donne : l’essor actuel des entreprises à impact, c’est-à-dire dont l’activité poursuit des objectifs sociétaux ou environnementaux. "Ce type de projets embarque naturellement des femmes. Pour notre programme d’accélération, nous avons sélectionné 40 % de projets à impact, avec 30 % de femmes dirigeantes", se réjouit Koussée Vaneecke.

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