Auvergne Rhône-Alpes
La Suisse, ce voisin encombrant qui attire les salariés français
Enquête Auvergne Rhône-Alpes # Industrie # International

La Suisse, ce voisin encombrant qui attire les salariés français

S'abonner

La hausse continue du nombre de frontaliers travaillant en Suisse handicape de plus en plus les entreprises d’Auvergne-Rhône-Alpes. Celles-ci doivent notamment faire face à des difficultés de recrutement croissantes, à une hausse du niveau de vie et une raréfaction du foncier. Les initiatives se multiplient pour réussir à attirer et fidéliser les talents.

Avec ses salaires élevés, Genève attire toujours plus les salariés français. — Photo : DR

La liste des postes à pourvoir ne désemplit pas. Des opérateurs, des chefs de projet, des techniciens, des ingénieurs… "Notre effectif croît d’environ 20 % par an", explique Denis Gantin, le directeur industriel des laboratoires Vivacy, qui connaissent une croissance de 100 % tous les cinq ans environ. Si le laboratoire spécialisé dans la fabrication de gel à base d’acide hyaluronique peine à pourvoir tous ces emplois, c’est aussi en raison de son implantation géographique. Le groupe de 300 salariés est installé à Archamps, en Haute-Savoie. À quelques pas de la Suisse.

Un nombre croissant de frontaliers

"La Suisse siphonne toute une partie de notre main-d’œuvre, déplore le directeur industriel. En particulier les salariés dont la motivation principale est financière". Difficile en effet de concurrencer le salaire helvète, bien supérieur à la rémunération française. À titre d’exemple, dans le canton de Genève, le salaire minimum dépasse 4 000 euros brut par mois.

Attirés par les salaires, ils sont ainsi plusieurs dizaines de milliers à faire la navette, chaque jour, entre leur domicile en France et leur lieu de travail en Suisse. La région Auvergne-Rhône-Alpes concentre près de 70 % de ces frontaliers. Et la Haute-Savoie, 44 % à elle seule.

Le phénomène n’est pas nouveau. Mais il ne cesse de s’amplifier. Le nombre total de frontaliers français est ainsi passé de 87 500 en 2002, à 185 000 en 2021, pour atteindre près de 224 000 fin 2023, selon l’Office fédéral de la statistique suisse. Les raisons de cette explosion sont multiples. L’entrée en vigueur d’accords bilatéraux régissant les relations entre la Suisse et l’Union européenne (et notamment les mobilités géographiques et professionnelles, la reconnaissance des qualifications professionnelles et la coordination des systèmes de sécurité sociale), en 2002, a largement favorisé le développement du travail des Français en Suisse. Il a été conforté par la fin des quotas de mobilité géographique et professionnelle, en 2007. Puis plus récemment (en 2023), par l’accord sur le télétravail entre la France et la Suisse permettant aux frontaliers de télétravailler deux jours par semaine.

Hausse globale des prix sur le territoire

"La proximité avec la Suisse présente également des avantages, rappelle Philippe Carrier, le président de la Chambre de commerce et d’industrie de Haute-Savoie. Les personnes travaillant en Suisse disposent d’un fort pouvoir d’achat et consomment sur le territoire haut-savoyard. L’aéroport de Genève est également un atout pour les entreprises du territoire. Et les emplois offerts à Genève permettent de conserver des profils qui n’auraient pu trouver un poste dans l’Ain ou la Haute-Savoie et seraient allés le chercher à Lyon ou Paris".

Mais depuis cinq ans environ, la situation devient "plus problématique", selon le représentant de la chambre consulaire. La présence croissante de ces frontaliers a progressivement généré une hausse globale des prix sur le territoire. La Haute-Savoie constitue aujourd’hui le quatrième département français en termes de niveau de vie médian (28 120 euros), derrière Paris, les Hauts-de-Seine et les Yvelines. Bien au-dessus de la moyenne nationale (23 000 euros).

Difficulté de logement des salariés

Les prix de l’immobilier ont eux aussi fortement augmenté (plus de 6 000 euros le mètre carré à Annecy). Et la rareté du foncier est prégnante sur le territoire. "Jusqu’à présent, les frontaliers et les travailleurs français opéraient une cohabitation paisible. Mais de plus en plus, ils se retrouvent en compétition, notamment pour l’accès au logement", note Philippe Carrier.

Philippe Carrier, le président de la Chambre de commerce et d'industrie de Haute-Savoie — Photo : CCI

Au point que les difficultés de logement viennent pénaliser les recrutements côté français. "Il n’est pas rare que les entreprises recrutent une personne qui ne trouve pas à se loger", confirme André Falcomata, secrétaire général de la CPME Haute-Savoie. Dans le département, et notamment dans la filière du BTP, plusieurs réflexions sont d’ailleurs en cours pour investir dans des logements et les mettre à disposition des salariés.

La Haute-Savoie, "un tremplin vers la Suisse"

Plus communément, il arrive régulièrement que les employeurs accompagnent leurs salariés dans la recherche de logement. C’est le cas de Alban Arnoux, qui a repris voilà six ans le club multisports David Lloyd (60 salariés, 5 M€ de CA), implanté à Veigy-Foncenex en Haute-Savoie. "Nous avons de gros soucis pour compléter notre staff. D’autant plus que nous sommes situés en zone rurale, explique-t-il. Lorsque c’est nécessaire, nous faisons donc régulièrement appel à notre réseau pour aider les nouveaux arrivants à se loger."

Du moins jusqu’à récemment. Car Alban Arnoux est confronté à un problème récurrent : "Nous constituons un tremplin pour des salariés qui veulent ensuite gagner la Suisse", assure-t-il. À plusieurs reprises, le dirigeant a recruté des profils se disant intéressés par le poste proposé et le cadre de vie. "On leur propose un CDI, les aide à trouver un logement, qu’ils obtiennent d’ailleurs grâce à ce CDI, et au bout de trois ou quatre mois, ils s’en vont pour un emploi, en Suisse", regrette-t-il.

Une méthode de recrutement anti-fuite des compétences

Pour éviter cet écueil, Alban Arnoux ne sélectionne plus que certains profils de candidats. "Je ne recrute plus que des locaux, des candidats qui ont déjà un logement ou des jeunes qui sont chez leurs parents, explique-t-il. Car 100 % de ceux que nous avons recrutés et qui venaient de loin pour prendre un emploi sont partis en Suisse."

Son profil idéal : les candidats en couple avec une personne travaillant en Suisse. Il explique : "Souvent l’un des conjoints fait les trajets en Suisse pour le salaire et l’autre travaille en France pour la qualité de vie, les horaires plus confortables, la possibilité d’aller chercher les enfants à l’école, etc."

"Les jeunes et salariés peu qualifiés davantage attirés par la Suisse"

Selon Denis Gantin, le directeur industriel des laboratoires Vivacy, ce sont surtout les jeunes candidats ou les profils moins qualifiés qui sont attirés par la Suisse. "Les jeunes candidats viennent travailler chez nous, apprennent le métier, se font un CV pendant un, deux voire trois ans, puis, sont tentés d’aller côté Suisse, constate-t-il. Pour les profils peu qualifiés, c’est un peu le même schéma. Ils se forment, acquièrent des compétences, et se font recruter de l’autre côté de la frontière."

Sur les métiers plus qualifiés, plus techniques, la concurrence helvète est moindre. "Nous leur offrons un confort financier déjà important. Et aller travailler en Suisse, c’est accepter de perdre en qualité de vie. Avoir des horaires de travail plus importants. Supporter les bouchons matin et soir…", ajoute Denis Gantin.

Le rempart de la qualité de vie au travail

C’est d’ailleurs sur une forte qualité de vie au travail que misent nombre d’entreprises à proximité de la Suisse pour fidéliser leurs salariés et attirer des talents. Chez Vivacy, un management transversal, de beaux locaux, récents, une cantine, des événements collectifs plusieurs fois par an, ou encore une semaine annuelle dédiée à la qualité de vie au travail (avec séances de yoga, repas collectifs, etc.) font partie des atouts mis en avant par l’entreprise.

Chez Somfy (1 855 salariés ; 1,53 Md€ de CA en 2022), le spécialiste de l’automatisation des ouvertures et des fermetures des bâtiments, la qualité de vie au travail et la marque employeur constituent même un "rempart contre la Suisse", estime Valérie Dixmier, directrice générale déléguée en charge des hommes, de la culture et de l’organisation. "Nous limitons fortement la concurrence en matière de ressources humaines en donnant aux gens le goût de rester là où ils sont, explique-t-elle. Les salariés restent pour la culture d’entreprise."

Mécénat de compétence, congés à volonté et travail depuis l’autre bout du monde

En plus des divers avantages proposés par le groupe (conciergerie, restaurant d’entreprises, intéressement et participation, dispositifs "bien-être", accompagnement logement, etc.), Somfy a également mis en place des dispositifs "attractifs", comme la possibilité pour les salariés de travailler où ils veulent dans le monde, quatre semaines par an. Ou encore la possibilité de consacrer trois journées de travail par an à une association, une cause, grâce au mécénat de compétences mise en place par la fondation Somfy.

L’entreprise Nicomatic, elle aussi, mise sur la qualité de vie au travail pour fidéliser ses salariés. Déjà dotée d’un management très transversal s’appuyant sur le modèle de l’entreprise libérée, elle a récemment instauré de nouveaux dispositifs à destination des parents. Elle a notamment lancé un congé qui permet aux parents (ou aux enfants aidants) de prendre un ou plusieurs jours s’ils en ont besoin, et ce sans limite de temps. Un dispositif qui repose sur la responsabilisation des collaborateurs.

Autant d’initiatives qui feront peut-être des émules dans les entreprises voisines. Car la concurrence de la Suisse, elle, ne devrait que se renforcer. Au vu des besoins croissant en main-d’œuvre du voisin helvète, on estime que le nombre de frontaliers pourrait croître de 100 000 personnes à l’horizon 2035.

Auvergne Rhône-Alpes # Industrie # Services # International # Ressources humaines