Dans les Hauts-de-France, ces chefs d'entreprise qui s'offrent un nouveau départ
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Dans les Hauts-de-France, ces chefs d'entreprise qui s'offrent un nouveau départ

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Dans les Hauts-de-France, émergent de nouveaux profils d’entrepreneurs, qui recréent de nouvelles sociétés après un premier succès... mais dans un domaine complètement différents du premier. Entre l'envie de retrouver l'ivresse des débuts, et le besoin, assez symptomatique de l'époque, de donner du sens à leur engagement, quatre d'entre eux reviennent sur leur parcours.

Le Fourgon a été créé en avril 2021 par Charles Christory (au centre), le fondateur de la start-up lilloise Adictiz, associé à Maxime Tharin (à g.) et Stéphane Dessein — Photo : Le Fourgon

Les transmissions d’entreprise de génération en génération, on connaît plutôt bien dans les Hauts-de-France. Qu’elles remontent à 150 ans ou à 30, les exemples ne manquent pas. Est assez répandu aussi, le modèle cumulatif, celui d’un entrepreneur qui étend son activité en créant ou rachetant des structures complémentaires à la première, cultivant ainsi une expertise sur ses produits et ses marchés. Et il y a ceux, qui préfèrent passer du coq à l’âne. Les exemples ont fleuri ces derniers temps, d’entrepreneurs de la région qui, pour leur deuxième création d’entreprise, ont choisi de changer complètement de secteur d’activité. Difficile de ne pas y voir un phénomène générationnel, tant les profils sont homogènes. Des entrepreneurs qui ont créé tôt, et ont connu un beau succès dès la vingtaine. Et qui, aux alentours de la quarantaine, décident de rompre avec leur première activité, pour se relancer dans un tout autre domaine, quitte à tout reprendre à zéro. Comment naît cette envie, et se vit ce virage à 180 degrés ?

Pourquoi vendre ?

"Une première boîte, c’est comme un premier bébé", s’attendrissent tous nos interlocuteurs. Quand cède-t-on alors au désir de s’en détacher ? "Je n’étais pas tenaillé par l’envie de vendre, mais je sentais qu’il me manquait quelque chose", retrace Charles Christory, qui a fondé Adictiz en 2008. Basée à Euratechnologies, la start-up se spécialise dans la gamification et connaît notamment un très beau succès avec le jeu "Paf le Chien". Alors qu'elle affichait 5 millions d'euros de chiffre d'affaires et 50 salariés, elle est rachetée par le groupe parisien Webedia en 2016. "J’étais toujours passionné par le digital et le marketing, mais se posait de plus en plus un problème de cohérence : nous aidions de très belles marques à surperformer, alors que souvent leur modèle n’était pas génial, ni pour les hommes, ni pour la planète… Après dix ans, même si nous avons eu des aventures incroyables, je commençais à avoir envie de plus de sens." La rencontre avec Webedia se fait un peu par hasard, et une proposition de rachat de la start-up tombe rapidement. "Je me suis engagé à rester trois ans dans l’entreprise, pour faire la transition. La période a pu être un peu longue, mais elle m’a permis de voir de l’intérieur comment ça se passait dans un grand groupe. J’ai appris énormément."

Apprendre beaucoup, c’est aussi l’impression qu’a eu Julien Lemarchand quand il a laissé les clés de son entreprise Saveur Bière au géant américain AB Inbev, en 2016. "La question de refuser ne s’est même pas posée," s’amuse l’entrepreneur. "Je n’aurais pas vendu à n’importe quel prix, mais leur proposition était trois fois supérieure au montant que je m’étais fixé." C’est le début des montagnes russes pour le dirigeant, qui voit l’entreprise qu’il a créée à Lille en 2008, passer de 50 salariés et 4 millions d’euros de chiffre d’affaires, à 47 millions d’euros, et 220 personnes. "Ça a été une expérience incroyable. Peu d’entrepreneurs ont la chance de se faire racheter par des gens intelligents. J'ai tellement aimé cette entreprise que c’était difficile de la quitter. Quand l'actionnaire m'a demandé de partir, en 2022, j’ai eu six mois très difficiles, pendant lesquels je suis vraiment passé par toutes les étapes du deuil. Mais aujourd’hui, je suis très heureux d’avoir été sorti de ma zone de confort, et de m’être remis en mouvement, même s’il m’a fallu un peu de temps pour décider de la suite."

Renouer avec l’excitation des débuts

C’est la suite qui justement, surprend dans ces parcours. Experts dans leurs domaines, auréolés d’une belle réussite, ces entrepreneurs ont choisi de repartir de zéro, dans un secteur complètement différent. Quitte à jouer les néophytes, comme Julien Lemarchand, aujourd’hui PDG de MobiusPack, start-up lilloise qui développe des emballages réutilisables pour le retail. "C’est un vrai challenge. Je découvre les enjeux de l’économie circulaire, que je connaissais très mal. Mais j’apprends vite ! Ce n’est pas évident, à 43 ans et avec mon expérience, de se sentir illégitime sur certains sujets. J’ai vendu pendant 15 ans des bières sur internet, sans jamais me poser la question de mon impact carbone. Et je me retrouve aujourd’hui sur un projet axé développement durable, entouré de jeunes gens qui ne prennent plus l’avion et qui viennent à vélo au bureau… ça met des petites claques. Mais c’est tout à fait le sens que je voulais donner à mon projet, pour la planète et pour mes enfants."

"Je suis un amoureux des aventures entrepreneuriales. En tout, j’ai cocréé entre 10 et 15 sociétés, en tant qu’actionnaire impliqué. J’ai toujours su que j’allais repartir sur un autre projet, même s’il a mis du temps à se dessiner", présente pour sa part Thomas Thumerelle, qui en 2019 a quitté Motoblouz, le site e-commerce dédié à l’équipement du motard, qu’il a créé en 2004 à Carvin (62) et revendu en 2016 à l’Allemand PoloGroup. Le dirigeant s’est offert un an de tour du monde en famille après son départ, le temps de mûrir un nouveau projet. Il se consacre désormais à Elfy, une application de coaching alimentaire. L’entreprise a été créée en mars 2022, et l’application doit sortir à la fin de l’année. "On passe d’une entreprise de 150 personnes, avec 50 millions d’euros de chiffre d’affaires, à une équipe de trois, qui ne dégage aucun chiffre. Je remets la casquette d’entrepreneur que j’avais au début de Motoblouz, très différente de celle du dirigeant. On met les mains dans le cambouis, on fait tout, on apprend, c’est une phase hyper excitante", s’enthousiasme Thomas Thumerelle.

Charles Christory, lui, parcourt le chemin inverse : quitter un format PME avec Adictiz pour une entreprise de distribution, brassant du monde et du volume. Le dirigeant s’est associé à son ancien bras droit, pour créer en 2021 Le Fourgon, qui livre à domicile des boissons en bouteilles consignées. "Nous sommes déjà 250 aujourd’hui, sur 17 sites. À terme, Le Fourgon a vocation à salarier 5 000 personnes. Ça demande de structurer très rapidement l’entreprise, de recruter des seniors en CDI, alors qu’Adictiz s’était montée avec des alternants et des stagiaires. À cette échelle, on n’y arrive pas si on ne s’appuie pas sur des gens expérimentés. C’est pour ça qu’on a mis les moyens dès le début, en levant 700 000 euros avant même de créer l’entreprise", décrit le dirigeant, qui déploie ses services dans 13 villes, et a levé, en tout, plus de 8 millions d’euros.

Créateurs expérimentés

"Aujourd’hui, je suis connu dans l’écosystème lillois", poursuit Charles Christory. "Je n’ai eu aucune difficulté à convaincre des investisseurs, dont beaucoup sont des collègues d’Euratechnologies, de me suivre. Rien à voir avec les débuts d’Adictiz, que j’ai monté avec -50 euros sur mon compte. Après, c’est sûr qu’à 35 ans, avec trois enfants, un prêt immobilier à rembourser, j’ai plus de pression qu’à 22 ans. Mais j’ai aussi plus de confiance, et la capacité d’aller plus vite."

Même stratégie du côté de Julien Lemarchand, dont l’entreprise évolue encore à une échelle réduite, avec six salariés : investir dès le début, pour structurer rapidement l’entreprise. Le reste suivra. "Je retrouve les sensations de la création de Saveur Bière, avec quinze ans d’expérience en plus et davantage de moyens. Je vais débaucher les talents confirmés qu’il me faut, sans regarder à la dépense. J’ai une équipe chère, mais qui délivre", se félicite le dirigeant. Un luxe que peuvent se permettre ces entrepreneurs expérimentés, bien accueillis par les banques et les investisseurs… Et qui connaissent tous les leviers à actionner dans la région - ce n’est d’ailleurs pas un hasard, pointe Julien Lemarchand, s’il a fait déménager sa nouvelle entreprise et son associé de Paris à Lille, au Village by CA.

"On bénéficie d’un écosystème exceptionnel dans la région", note pour sa part Thomas Thumerelle. "Je ne me verrais pas me développer ailleurs. J’ai des associés dans le sud de la France, qui sont toujours surpris de voir la qualité de l’accompagnement, et la vitalité des réseaux d’entrepreneurs dans la région."

Apprendre de ses erreurs

Surtout, un premier succès à la tête d’une entreprise vaccine contre certaines erreurs. "J’ai développé Sineo tout seul, et j’ai tardé avant de lever des fonds. La boîte a grandi trop vite. Résultat, j’ai pris en mon nom un crédit à la consommation pour payer les salaires, et je me suis retrouvé fiché à la Banque de France. C’est là que je me suis dit qu’il était temps d’aller toquer chez les investisseurs. J’ai vraiment évité de faire pareil la deuxième fois," rigole Olivier Desurmont, l’actuel PDG d’Anywr (1 000 salariés, 100 M€ de CA). Avant de lancer son cabinet spécialisé dans le recrutement et la mobilité à l’international, en 2012, le dirigeant a monté en 2004 Sineo, une entreprise de lavage de voiture écologique. Il la cède en 2011, "pour un euro symbolique", à son bras droit de l’époque, alors qu’elle réalise 12 millions d’euros de chiffre d’affaires, avec 400 salariés.

"Bien sûr, la deuxième fois, tout va plus vite, on a les bons réflexes, on perd moins de temps. Mais j’ai appris que la frontière entre la réussite et l’échec est ténue. Ça se joue parfois à un coup de fil, une rencontre, sans lesquels mes boîtes auraient pu tomber tellement de fois… Il ne faut jamais penser que c’est facile, ou être trop sûr de soi. Et surtout, il faut connaître ses limites : dans le management du quotidien, je ne suis pas très bon. En revanche, donner une impulsion, emmener les gens, je sais faire", raisonne Olivier Desurmont.

"Je suis plus efficace", confirme pour sa part Thomas Thumerelle. "Je sais là où j’assure et là où j’ai besoin d’être entouré. Je suis aussi meilleur pour équilibrer ma vie pro et ma vie perso, je veille à ne pas me laisser happer."

"Je suis plus détaché. Je fais attention à déléguer, et à ne pas trop incarner l’entreprise, qui doit pouvoir vivre sans moi", conclut pour sa part Julien Lemarchand. Pour autant, tous l’assurent : ils sont encore loin d’avoir fait le tour de cette nouvelle aventure entrepreneuriale… et pas près de couper le cordon avec leur "deuxième bébé".

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