Dans le Grand Est, la filière bois veut défier le béton
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Dans le Grand Est, la filière bois veut défier le béton

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La construction bois pourra-t-elle venir bousculer l’hégémonie du béton ? Une ambition nécessaire pour retenir plus de valeur ajoutée dans le Grand Est et faire décoller toute une filière, gênée dans son développement par les difficultés de recrutement. Malgré plus de 2,7 milliards d’euros d’activité, près de 12 000 entreprises et plus de 55 000 salariés, la filière bois reste un poids lourd discret dans l’économie régionale.

Les scieries du Grand Est pèsent plus de 18% de la production française. — Photo : © JH Hamard

« C’est un sentiment étrange. Mais il faut savoir vivre avec son temps. » Fils et petit-fils de maçon, Daniel Cerutti, le dirigeant du groupe Wig, à Toul (Meurthe-et-Moselle), ne cachait pas son émotion, début décembre 2019, lors de la pose d’un premier panneau sur le chantier du bâtiment « K-Immo », un immeuble en bois de près de 1 500 m2 qui doit notamment abriter la holding du groupe, la Financière de la Côte Barine : « L’histoire n’est pas banale : un spécialiste du béton qui construit en bois… ».

Hormis les travaux de construction, de rénovation et de réhabilitation, Wig s’est spécialisé dans le retrait et l’encapsulage de matériaux polluants : le groupe pèse aujourd’hui 70 millions d’euros pour 340 salariés. La construction d’un bâtiment en bois marque un tournant dans la vie du groupe, qui s’était construit jusqu’à présent un développement en béton. « Ce bâtiment s’inscrit dans le cadre de l’évolution du groupe », précise Daniel Cerutti. « Je ne peux pas vous dire qu’il y a une demande incroyable de la part du marché, mais j’ai la conviction que mon entreprise doit aller vers ce genre de construction et doit pouvoir proposer du bois à ses clients. »

Modeste, Daniel Cerutti reconnaît volontiers que ce n’est pas lui qui a voulu utiliser du bois : « Je me suis laissé convaincre par les architectes ». Après avoir été convaincu, il a aussi fallu accepter de financer : construire un bâtiment comme le K-Immo en bois représente un surcoût évalué entre 12 et 18 %. « Au total, nous allons investir 4 millions d’euros dans ce bâtiment », précise Daniel Cerutti. Celui qui est aussi président de la FFB Grand Est le reconnaît facilement : le BTP a un problème avec ses déchets, et construire en bois présente de nombreux avantages. « Le BTP représente 70 % des déchets en France, pour 40 % des gaz à effet de serre », précise Daniel Cerutti. « Le bois, c’est renouvelable, ça va nous permettre de construire l’avenir. »

Celui qui veut se bâtir un avenir en bois, c’est François Pélissier, le président de Techniwood. Fournisseur des panneaux pour le bâtiment K-Immo, l’entrepreneur voudrait faire rentrer dans la tête de tout le milieu de la construction une formule simple : PE3. « PE3, ça veut dire qu’aujourd’hui, nous devons conjuguer trois types de performance : écologique, énergétique et économique », précise François Pélissier. Pour le président de Techniwood, seul le bois permet d’exceller dans les trois domaines : son entreprise a encore eu l’occasion de le démontrer en faisant sortir de terre le « Village Océanis », un ensemble de quatre bâtiments en bois de 3 000 m2, situé en banlieue de Nancy, à Maxéville.

« Il a fallu avancer à l’aveugle, tout était à imaginer »

Avec 80 salariés et deux usines basées à Rumilly (Haute-Savoie) et à Nomexy (Vosges), Techniwood a bouclé l’exercice 2017 avec 4,6 M€ de chiffre d’affaires, a terminé 2018 à 7,7 M€, et a atteint les 10 M€ en 2019. « Nous sommes sur des croissances annuelles de l’ordre de 40 % », précise François Pélissier, qui semble pourtant trouver le temps long : bousculer le cartel du béton prend beaucoup plus de temps que prévu. D’après les derniers chiffres disponibles, le bois utilisé comme système constructif représente 4,3 % de part de marché en logements collectifs en France en 2018, contre 4 % en 2016. Pour la maison individuelle, la part de marché du bois en France est passée de 8,7 % à près de 9,5 % de 2016 à 2018. Le grand décollage du bois dans la construction n’a toujours pas eu lieu en France. « Dans tous les pays européens, la construction bois pèse déjà 25 % du marché. Aux États-Unis, c’est 80 %, détaille François Pélissier. En France, on est à 5 %… »

Pour arriver à bouleverser l’ordre établi, le président de Techniwood ne serait pas contre un solide coup de pouce des collectivités locales : « Elles doivent s’engager sur ces questions, accorder des remises sur le foncier, travailler pour que le bois puisse trouver sa place ». Une position partagée par Patrick Roger, le président de la Maison de l’Emploi de Strasbourg, partie prenante d’un programme dédié à l’emploi et aux compétences dans la filière bois : « Le bois est une ressource bas carbone, il y a des marchés à prendre et les collectivités doivent se battre pour que le bois prenne forme, à l’image de la construction du quartier des Deux-Rives entre Strasbourg et Kehl, le plus gros chantier du Grand Est actuellement ».

C’est effectivement à Strasbourg que Bouygues Immobilier a construit le plus haut immeuble en structure bois de France (38 mètres, 11 étages), inaugurée en juin dernier. « Nous avons répondu à une consultation pour la réalisation d’un démonstrateur bas carbone au nouveau quartier des Deux-Rives, rappelle Florence Hauvette-Schaetzle, directrice générale Région Est de Bouygues Immobilier. Nous étions peu à y répondre et nous avons gagné cette consultation. Il a fallu avancer à l’aveugle, tout était à imaginer pour réaliser ce programme 100 % bois de 147 logements répartis sur trois bâtiments. Il aura fallu trois ans de développement sur l’opération pour relever ce défi. »

Tous les fondamentaux semblaient réunis pour relever le défi : du Massif Vosgien aux Ardennes, en passant par les plateaux calcaires et l’Argonne, les forêts du Grand Est s’étendent sur 1,9 million d’hectares et couvrent un tiers du territoire, ce qui en fait la quatrième région française par sa superficie boisée (11,6 % de la surface métropolitaine) et la deuxième par son volume de bois récolté. Dans le Grand Est, la filière bois pèse 55 500 emplois, soit plus de postes que la filière automobile, et les 220 entreprises régionales opérant dans la construction bois pèsent plus de 370 M€ d'activité, pour des croissances de l'ordre de 20%, dans le logement collectif comme dans la maison individuelle.

Mais le projet porté par Bouygues à Strasbourg s'est heurté à la réalité : le massif vosgien n’est aujourd’hui pas structuré pour fournir la matière à un chantier de la dimension du programme imaginé par Bouygues Immobilier : « Seulement 20 à 30 % du bois provenaient des Vosges. Nous avons dû faire face à des polémiques sur la provenance du bois, qui venait notamment d’Autriche. Nous avons dû trouver d’autres sources d’approvisionnement pour des raisons de disponibilité », précise Florence Hauvette-Schaetzle. Les sciages réalisés dans le Grand Est pèsent près de 20 % de la production française, mais en attendant que les débouchés décollent, « les scieries du territoire réalisent en moyenne 70 % de leur chiffre d’affaires à l’export », rappelle Thierry Janès, l’ancien dirigeant de la scierie Janès Wood Industries (10 personnes ; 2 M€ de CA). « Ce qui manque, ce ne sont pas les financements, c’est la structuration, les entreprises ne travaillent pas assez ensemble », pointe Olivier Braud, commissaire à l’aménagement du massif des Vosges : « Pourtant, le massif des Vosges a un véritable atout. C’est peut-être le seul massif dans lequel on a la totalité de la filière, de la première transformation jusqu’aux constructeurs. Il y a un niveau de peuplement forestier élevé et les trois quarts des forêts sont publiques. De plus, il existe une véritable proximité entre les ressources et leur transformation. »

Une région équipée pour former

Et quand les entreprises ne travaillent pas ensemble, c’est toute une filière qui peine à émerger et à trouver la main-d’œuvre nécessaire à son développement. « Il y a un besoin d’adéquation entre la nécessité d’accroître le niveau technologique des entreprises de la filière bois et l’adaptation aux outils. La plupart des entreprises qui disposent de commandes numériques ne les utilisent qu’à 25 % de leurs capacités par manque de marchés mais aussi de compétences », détaille Philippe Eymard, gérant de Process Engineering (CA : 1,5 M€ ; 15 collaborateurs) à Épinal, président de la Maison de l’Emploi d’Épinal et vice-président de la communauté d’agglomération d’Épinal en charge du bois et du numérique.

L’interprofession s’est mobilisée pour pallier ce manque de visibilité à travers le lancement d’un programme sur cinq ans pour promouvoir la filière et les compétences métiers. L’enveloppe d’environ 500 000 euros est le fruit d’un partenariat public privé. La Mission Bois Emploi est portée notamment par le programme lauréat des territoires d’innovation « Des hommes et des arbres » de la métropole du Grand Nancy, par l’interprofession Fibois Grand Est, par les Maisons de l’emploi Grand Est et la marque professionnelle Terres de Hêtre. Cette gestion prévisionnelle inter-territoriale des emplois et des compétences pour la filière forêt-bois (GPECT) vise à accompagner les entreprises régionales de la filière pour faciliter la mobilité professionnelle. Pour le moment, la mission en est à ses débuts et c’est seulement après une phase de diagnostic auprès des entreprises qui va durer un an que des actions pourront être mises en place.

Du CAP de bûcheron au doctorat en bois, en passant par la menuiserie-charpenterie et les écoles d’ingénieurs, le Grand Est va tenter de jouer correctement ses atouts. « Dans aucune autre région, on ne retrouve autant de centres de formation dédiés au bois », souligne Philippe Eymard. La GPECT va recenser les besoins en compétence au sein des entreprises. « Pour répondre à cette problématique de ressources humaines, les entreprises doivent devenir attractives afin que les candidats formés dans la région restent dans le territoire », estime l’élu et chef d’entreprise. Ainsi, sur la totalité des apprenants formés au métier du bois dans les centres de formation du Grand Est, seuls 10 % sont originaires de la région et 30 % de l’ensemble des candidats sont ensuite en poste dans le Grand Est à l’issue de leur cursus.

« Un problème de prescripteur et de manque de communication »

Plus en aval dans la filière, des entreprises ont déjà ouvert d'autres voies pour retenir plus de valeur ajoutée : le cuisiniste Schmidt groupe, dont le siège social se situe à Lièpvre dans le Haut-Rhin (1,63 milliard d’euros, 7 000 collaborateurs), fabrique des cuisines sur mesure et a choisi de parier sur l’innovation. Pour rester compétitif lors de la conception des cuisines conçues en panneaux de particule de bois, le groupe a fait le choix de la robotisation il y a 20 ans. Pour Olivier Offner, directeur industriel du groupe, « il s’agit d’une innovation dans les process davantage que dans les produits. Nos machines sur mesure sont conçues par notre équipe R & D en interne et nous comptons aujourd’hui 100 robots dans nos cinq sites de production en France. Contrairement à l’image collective, les robots ne sont pas tueurs d’emploi car dans le même temps, en 20 ans, nous avons doublé les effectifs en production. Les équipes voient ces robots comme une façon de se décharger des charges lourdes et pénibles », précise Olivier Offner. Il y a trois ans, Schmidt groupe a investi plusieurs dizaines de millions d’euros dans un nouveau site de production à Sélestat constitué de 40 robots, complété par l’ajout de nouvelles lignes de fabrication en 2019.

Thierry Janès, dirigeant du fabricant de produits d’emballage et de produits rabotés pour la menuiserie en hêtre massif, Janès Timber (10 employés ; CA 1 M€, basé à Anglemont dans les Vosges), estime lui aussi que l’innovation peut faire remonter la pente à la seconde transformation : « C’est toujours un moteur. Nous essayons par exemple de travailler avec des designers pour sortir de notre zone de confort et améliorer nos produits finis ». La stratégie suivie par Adeline Aiguier et Boris Huertas, qui ont créé la start-up Woodlykke, à Chantraine (Vosges), est identique : pour proposer une alternative innovante à la construction béton, depuis janvier dernier, les deux entrepreneurs commercialisent des maisons de 20 mètres carrés, dans la mouvance des « Tiny Houses » ou « micromaisons » née aux États-Unis. Entièrement en bois, imaginées par leurs soins et bâties par le constructeur Passiv’Home, ces habitations écoresponsables et innovantes, dont les prix oscillent entre 24 500 € et 55 000 € selon les options, ne nécessitent pas de permis de construire. Adeline Aiguier espère réaliser un chiffre d’affaires de 150 000 € dès la première année d’exploitation.

Poussé par la prise de conscience environnementale générale, le bois pourrait s’imposer, dans un futur proche, comme un concurrent face à la construction béton : « La filière a de l’avenir dans la construction et nous surfons sur cette vague. L’expansion démographique citadine pousse les grandes villes à s’étendre. Pour cela, il faut dorénavant construire en hauteur », explique Thierry Janès. « Comme il est impossible d’ajouter des matériaux durs sur d’autres matériaux durs, le bois devient une évidence ».


Quand les scolytes dévorent la forêt : déjà 80 millions d'euros d'impact

Les ambitions de la filière bois dans le Grand Est vont-elles se heurter brutalement à la réalité du réchauffement climatique ? C’est en effet une catastrophe sanitaire sans précédent qui frappe les forêts du Grand Est depuis 2018 : un petit coléoptère, baptisé scolyte, creuse des galeries sous l’écorce des épicéas, coupant ainsi la circulation de la sève. Au final, l’arbre sèche sur pied, les aiguilles deviennent rousses et les parties les plus infestées ne sont plus commercialisables. En temps normal, l’épicéa est de taille à répondre à l’agression du scolyte : mais l’absence de gelées fortes et de pluies abondantes ont favorisé son développement en 2018. Les dernières données disponibles montrent que près d’un million de m3 de bois a été touché dans le Grand Est et la Bourgogne Franche Comté : un chiffre qui pourrait passer à 3 voire 4 millions de m3 en 2019, soit la moitié des approvisionnements annuels d’épicéa. Un véritable séisme pour toute l’industrie de la première transformation : l’impact financier est estimé à plus 80 millions d’euros, en incluant la perte de valeur du bois, le renouvellement des peuplements de la forêt ou encore les surcoûts dus au stockage. Fibois Grand Est, la structure qui rassemble les acteurs de la filière bois, a su mobiliser autour de la crise, notamment pour faire comprendre la situation aux élus : début 2019, la région Grand Est a mis en place un soutien à la filière, sous forme d’une avance de 5M€ pour soulager les trésoreries des entreprises de la première transformation, contrainte de surstocker du bois pour raison sanitaire. Une première mesure, qui en appellera d’autres : tous les experts de la question s’accordent sur le fait que la pullulation du scolyte risque de durer plusieurs années.

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