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Bruxelles pourrait bloquer la reprise des Chantiers de l'Atlantique par Fincantieri
Enquête Saint-Nazaire # Naval # Politique économique

Bruxelles pourrait bloquer la reprise des Chantiers de l'Atlantique par Fincantieri

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La Commission Européenne s’apprêterait à mettre son véto à la reprise des Chantiers de l’Atlantique par Fincantieri. De la direction du chantier naval aux syndicats, la nouvelle soulagerait Saint-Nazaire qui s’inquiète d’un possible transfert du savoir-faire vers la Chine. L’État, actionnaire majoritaire temporaire, devrait trouver un autre repreneur. Sauf qu'à part une nationalisation, aucun plan B ne se dessine. En attendant, les cotraitants envisagent d’augmenter leur part au capital.

— Photo : Chantiers de l'Atlantique

Si la nouvelle se confirme, elle soulagerait tous les acteurs économiques de Saint-Nazaire. Selon l'agence Reuters, la Commission européenne s'apprêterait à bloquer la reprise des Chantiers de l'Atlantique par Fincantieri, à moins que ce dernier ne propose d’importantes concessions pour répondre aux inquiétudes de l'exécutif de l'Union européenne sur le plan de la concurrence.

Les inquiétudes, cela fait près de deux ans que les décideurs politiques de tout bord, les syndicats, la direction générale du chantier naval et ses sous-traitants en ont à propos de Fincantieri. Même les sénateurs s'alarment. « On va laisser le loup entrer dans la bergerie ! », s’indignait un sénateur en visite sur le Celebrity Edge, le dernier paquebot amarré au port de Saint-Nazaire.

Pour tous, laisser, comme il est prévu depuis l’accord conclu en 2017, le chantier naval italien Fincantieri (4,5 Md€ de CA, 19 000 salariés, 20 chantiers dans le monde) reprendre le gouvernail des Chantiers de l’Atlantique finira par provoquer le naufrage du constructeur de paquebots nazairien. Des nuages noirs menacent le vingtième site industriel français, qui fait travailler, en plus de ses 3 000 salariés, 5 000 sous-traitants.

Des compétences qui bénéficieraient à la Chine ?

Beaucoup craignent que Fincantieri, détenu à 71,64 % par l’État italien, actuel numéro un mondial de la construction navale sur le marché de la croisière, détruise l’écosystème local. Alors que trois quarts des bateaux sont fabriqués grâce aux sous-traitants ancrés à Saint-Nazaire, l’Italien pourrait décider de faire construire des blocs de paquebots dans des pays où la main-d’œuvre est moins chère, comme il le fait déjà actuellement en Pologne. Fincantieri pourrait également en profiter pour récupérer tous les travaux de recherche menés actuellement par les bureaux d’études nazairiens sur de nouvelles sources d’énergie, que ce soit sur la propulsion vélique où l’hydrogène, où les Chantiers de l’Atlantique ont actuellement une longueur d’avance.

Autre inquiétude partagée unanimement à Saint-Nazaire : que cette avance et ces compétences soient directement transférées à l’allié chinois de Fincantieri, China State Shipbuilding Corporation. Il s’agit du plus gros chantier naval chinois, avec qui le groupe italien a créé une joint-venture. Une alliance plus qu’aventureuse pour Laurent Castaing, directeur général des Chantiers de l’Atlantique. Lors d’une audition au Sénat en décembre 2019, celui-ci évoquait « la grosse erreur » que fait selon lui Fincantieri « en collaborant avec les constructeurs navals chinois ».

La Chine veut devenir leader mondial de la croisière

Giuseppe Bono, PDG de Fincantieri, en visite sur les chantiers navals de Saint-Nazaire en avril 2017. — Photo : Amandine Dubiez-JDE

Grâce à Fincantieri, deux navires de croisière, avec une option pour quatre autres, devraient voir le jour d’ici à 2023 dans le chantier naval de Shanghai. Or, pour le moment, « les Chinois ne savent pas construire seuls des paquebots », observe Paul Tourret, directeur de l’Institut Supérieur d’Économie Maritime Nantes. Le marché est dominé historiquement par les Européens, Fincantieri en premier, suivi de l’Allemand Meyer Werft et des Chantiers de l’Atlantique. Créer un paquebot nécessite une ingénierie très spécifique car il faut monter 5 millions de pièces, de la piscine à la salle de spectacle, en moins de deux ans. « Les chantiers navals du Vieux continent ont ce savoir-faire, et c’est ce qui manque aux Chinois », explique Paul Tourret. Cette ingénierie serait donc le seul élément qui manque à la Chine pour ravir le leadership mondial de la croisière aux Européens. L’objectif est clairement écrit dans le plan 2025 "Made in China" lancé par Pékin. La Chine est d’autant plus pressée que le marché de la croisière est plus que porteur : il était en hausse de 7 % entre 2018 et 2019 et compte 28,5 millions de passagers.

"L'histoire nous a montré que dans ce genre d’accord, quand les engagements n’étaient pas respectés, il ne se passe pas grand-chose"

C’est ce qui explique l’urgence avec laquelle Emmanuel Macron a agi en mai 2017, dès son arrivée à l’Élysée. À l’époque, seul Fincantieri s’était porté candidat à la reprise du chantier naval. Il était convenu que l’Italien reprenne 66 % des parts. Mais le tout nouveau Président de la République a décidé de revenir sur le pacte d’actionnaires, quitte à alimenter les tensions politiques entre les deux pays voisins. En septembre 2017, il est acté que l’État conserve 34,4 % du capital des chantiers navals et son droit de veto, Naval Group (dont l’État est actionnaire majoritaire) prend 10 %, les salariés 2,4 % et les cotraitants, 1,6 %. Fincantieri obtient 50 % des parts +1 % que la France lui prête et s’autorise à lui reprendre pendant douze ans, en fonction des circonstances. En clair : tout transfert de compétences ou tout changement de sous-traitants mettraient fin au deal. Depuis, l’État a monté temporairement sa part à 86 % en attendant la décision de la Commission européenne.

Un protectionnisme européen demandé par les Chantiers

Car l’accord de 2017 ne rassure pas. La commission des affaires économiques du Sénat mène sa propre enquête sur le sujet : « Ce 1 % est censé être une garantie. Or l’histoire nous a montré que dans ce genre d’accord, comme entre Alstom et General Electrics, quand les engagements n’étaient pas respectés, il ne se passe pas grand-chose ! Soyons très vigilants pour garder un temps d’avance », réagissait Sophie Primas, sénatrice et présidente de cette commission, lors de sa visite sur chantiers navals début février.

Bruno Le Maire, ministre de l'Economie, en visite sur les chantiers navals de Saint-Nazaire le 27 septembre 2017. — Photo : Amandine Dubiez-JDE

Ce qui l’inquiète, c’est qu’en 2018, le chantier naval italien a entériné un accord plus large avec son partenaire chinois CSSC où il est question de coopération sur la R & D, sur tous les segments de la marine marchande. Et ce n’est pas tout. Fin 2019, CSSC fusionnait avec l’autre géant de la construction navale chinois, China Shipbuilding Industry Corporation (CSIC), donnant naissance à un géant qui pèse 13 % du marché mondial de la construction navale pour 66 milliards d’euros de chiffre d’affaires. La Chine est pressée, et se donne les moyens de ses ambitions.

L'Etat ne prévoit pas de plan B

« L’Europe a intérêt à se serrer les coudes face au danger majeur de la concurrence chinoise », s’alarmait Laurent Castaing lors de son audition par la Commission des affaires économiques du Sénat fin 2019. Le directeur général des Chantiers de l’Atlantique estime qu' « un protectionnisme européen serait nécessaire ». La Commission européenne s’est donnée jusqu’au 17 avril pour donner son verdict sur cette reprise. C’est elle, et uniquement elle, qui a le pouvoir d’annuler ce rachat. Elle considère « que l’opération pourrait nuire de manière significative à la concurrence en matière de construction navale, en particulier sur le marché mondial des bateaux de croisière ». Si l’Italien reprend le chantier naval de Saint-Nazaire, il ne resterait alors plus que deux acteurs européens : le géant Fincantieri, et l’Allemand Meyer Werft qui pourrait souffrir lui aussi de la concurrence sur les prix imposés par l’Italien. Si l’Europe s’oppose à l’arrivée de Fincantieri, Bercy devra alors trouver une alternative et un autre pacte d’actionnaires.

Une option qui n’est pour le moment pas envisagée par l’État. « Il n’y a pas de plan B », répondait ainsi Bercy au sénateur de Loire-Atlantique Yannick Vaugrenard qui lui posait la question fin 2019. La réponse sous-entend qu’une nationalisation, déjà effective mais de manière transitoire (l’État détient 80 % du capital temporairement), ne pourrait pas être entérinée. « Les Chantiers de l’Atlantique n’ont pas vocation à rester sous le contrôle de l’État », annonçait en mai 2017 à Saint-Nazaire Emmanuel Macron. Question de principe, réponse politique de la part d’un gouvernement qui n’a pas hésité à privatiser récemment d’autres fleurons nationaux tels que la Française des Jeux et Aéroports de Paris. Car sur un plan comptable, une nationalisation pourrait s’avérer une bonne affaire pour le gouvernement.

Les sous-traitants prêts à augmenter leurs parts

Les Chantiers de l’Atlantique présentent un carnet de commandes plein jusqu’en 2030 avec le récent contrat géant signé avec MSC Croisières (voir encadré). Ils présentent également une longueur d’avance sur l’innovation avec les recherches menées sur d’autres sources d’énergie comme la propulsion vélique. Le chantier naval réalise 1,8 milliard d’euros de chiffre d’affaires fin 2019 et vise les 2 milliards en 2021. Certes la rentabilité est faible, en dessous de 3 % du chiffre d’affaires mais « les Chantiers de l’Atlantique ont la capacité de voguer seul », estimait le ministre de l’Économie Bruno Le Maire, prudent sur le sujet.

Le paquebot Celebrity Edge construit par les Chantiers de l'Atlantique à Saint-Nazaire. — Photo : Amandine Dubiez-JDE

Un plan B suppose que l’État français trouve un partenaire industriel capable de reprendre la majorité du capital du chantier naval. Qui ? Déjà en 2017, seul Fincantieri s’était porté candidat à la reprise pour un prix pourtant faible. La valeur des Chantiers de l’Atlantique était à l’époque estimée à 80 millions d’euros. Le nom des croisiéristes, RCCL et MSC, clients des chantiers navals avaient aussi été évoqués. Ils sont, comme les Nazairiens, eux aussi opposés à l’arrivée de Fincantieri. Mais leur arrivée au capital serait-elle souhaitable ? Ils seraient tentés de concentrer les efforts sur le marché de la croisière et non sur la construction de bases sous-marine pour l’éolien offshore, le nouveau marché porteur des Chantiers de l’Atlantique. « Il faudrait un industriel capable d’aider les Chantiers de l’Atlantique vers sa mutation, vers les énergies de demain. Il faut être réaliste, il n’y en a pas. Je ne crois pas au mythe de l’industriel qui saurait tout faire, l’histoire des chantiers nous l’a prouvé », affirme Bruno Hug de Larauze, PDG du groupe de logistique nazairien Idea et représentant de la COFIPME, la société commune qui réunit les 18 cotraitants au capital des Chantiers de l’Atlantique et qui en possède 1,6 % du capital.

En attendant de trouver « l’industriel de référence », les cotraitants (CNI, Charier, Gestal, le groupe Idea, Mecasoud et tout le réseau Neopolia) envisagent d’augmenter leur part du capital. « Nous nous sommes engagés pour 1,8 million d’euros mais nous pouvons aller plus loin. À l’époque, nous étions limités par le pacte », se souvient Bruno Hug de Larauze. Depuis d’autres sous-traitants ont manifesté leur intérêt d’entrer au capital.

Pour eux, il s’agit d’investir sur le long terme sur leur territoire alors que certains travaillent à plus de 50 % pour les Chantiers de l’Atlantique. « Tous les autres chantiers navals intègrent leurs sous-traitants, ce n’est pas notre cas », ajoute Bruno Hug de Larauze. Entrer au capital serait donc aussi un moyen de garder le cap. La proposition a aussi l’avantage de rassurer localement les salariés. Ils sont 3 000 à y travailler. 57 % d’entre eux avaient souscrit des actions pour un montant moyen de 1 500 €. Ils détiennent aujourd’hui 2,4 % du capital. Un engagement, censé avertir tout éventuel repreneur, qu’une reprise du chantier naval ne se fera pas sans leur adhésion.


Ce qu’étudie la Commission Européenne

C’est l’Autorité de la concurrence française, une autorité administrative indépendante chargée de lutter contre les pratiques anticoncurrentielles, qui a formellement demandé fin 2018 à la Commission Européenne d’étudier la reprise des Chantiers de l’Atlantique par Fincantieri, en vertu de l’article 22 du règlement sur les concentrations. L’entité homologue allemande s’est ensuite jointe à la demande française. Toutes deux considèrent que « l’opération serait susceptible de produire des effets horizontaux sur le marché de la construction de bateaux de croisière et affecter la concurrence en France, en Allemagne et sur le territoire de l’Union ». Aujourd’hui, l’Italie, la France et l’Allemagne se partagent le marché mondial de la croisière : Fincantieri a 36 paquebots à construire, l’allemand Meyer Werft en a 23 et les Chantiers de l’Atlantique 21. En cas de fusion avec les Chantiers de l’Atlantique, Fincantieri prendrait l’ascendant sur le concurrent allemand. La Commission européenne mène donc sa propre enquête pour savoir si l’opération peut affecter « de manière significative la concurrence sur le territoire » et si « l’opération envisagée est susceptible d’avoir une incidence négative sur la concurrence dans le domaine de la construction de navires de croisière, au détriment des millions d’Européens qui partent en vacances de croisière chaque année. »

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