La filière e-santé du Grand Est dopée par le Covid
Enquête # Informatique

La filière e-santé du Grand Est dopée par le Covid

S'abonner

La Région Grand Est s’est retrouvée au cœur du cyclone pendant la première vague d’épidémie de coronavirus. Cette crise, sanitaire et économique, pourrait avoir un impact positif : la demande pour le numérique en santé a explosé sur le territoire, notamment les téléconsultations. Le tissu entrepreneurial local a suivi le mouvement et les tentatives de structuration de la filière se multiplient.

— Photo : ©Luc Soler

Assis devant son écran, un médecin ausculte son patient à distance. Si cette pratique était jusqu’ici anecdotique, depuis la crise sanitaire du coronavirus, elle semble entrée dans les moeurs en France et notamment dans le Grand Est. « Alors qu’avant le confinement, il y avait entre 2 000 et 3 000 téléconsultations facturées à l’Assurance maladie par mois dans la région, nous sommes montés à plus de 145 000 téléconsultations en mars et même plus de 365 000 en avril, soit 120 fois plus. Le nombre est redescendu, mais reste bien plus élevé qu’auparavant, autour de 50 000 par mois », se réjouit Jean-Marc Kimenau, responsable du service e-santé à l’Agence régionale de santé (ARS) Grand Est. « Auparavant, nous faisions surtout de la formation, il fallait convaincre les professionnels de santé. Aujourd’hui, ils y vont tout seuls », ajoute-t-il.

Un foisonnement de projets

Les médecins ne sont pas les seuls à avoir compris l’intérêt de développer des outils numériques pour le secteur de la santé. Là où se trouve la demande, l’offre n’a pas tardé à suivre. Au printemps 2020, de nombreuses entreprises se sont lancées dans les nouveaux
services en lien avec la crise du coronavirus. Comme, à Strasbourg, le spécialiste des logiciels de simulation pour futurs professionnels de santé InSimo (CA : 1 M€, 20 collaborateurs). En mai, il a développé un logiciel qui permet aux étudiants en médecine et aux médecins de se former au diagnostic du Covid-19 par échographie pulmonaire virtuelle. Dans la même veine, c’est Visible Patient (CA non communiqué, 24 collaborateurs), toujours à Strasbourg, spécialisé dans la modélisation en 3D des organes du corps humain pour la planification d’opérations, qui a adapté son logiciel pour modéliser des poumons de patients atteints du Covid-19. Il a ainsi développé un indice de sévérité de la pathologie appelé « nouveau diagnostic de sévérité » (NDS) en collaboration avec les hôpitaux universitaires. Un brevet a été déposé. Enfin, en Lorraine, c’est la start-up I-Virtual (CA non communiqué, 10 collaborateurs), basée à Metz, qui a surfé sur la crise sanitaire avec son outil de téléconsultation. Destiné aux médecins généralistes, il permet, via une simple webcam, de prendre le pouls d’un patient ou encore de déterminer son niveau de stress. Pour ajouter de nouvelles fonctionnalités à sa solution, le dirigeant d’I-Virtual, Gaël Constancin, prépare une levée de fonds supérieure à un million d’euros d’ici la fin de l’année.

Ce ne sont que trois exemples parmi des dizaines, mais ce foisonnement de projets est arrivé en ordre dispersé comme en témoigne la difficulté d’obtenir des chiffres sur le nombre d’entreprises dans le secteur de la e-santé dans le Grand Est. « Il existe des initiatives dans tous les sens et plus personne ne s’y retrouve, confirme Fabienne Berthet, responsable du volet Santé pour Grand Nancy Innovation, la société d’économie mixte visant à développer l’innovation à l’échelle de la métropole. Il faut maintenant s’inscrire dans cette mouvance-là : rassembler, organiser, rationaliser. Et pour cela, le public et le privé doivent se parler. » Un constat partagé par Dominique Pon, le dirigeant de la clinique Pasteur, à Toulouse, et aujourd’hui responsable ministériel du numérique en santé. Il était de passage à Nancy pour le salon City Healthcare qui rassemble les acteurs de la filière. Le « Monsieur e-santé » du gouvernement n’a pas mâché ses mots pour décrire la situation du secteur en France : « Absence de concertation, de vision politique, place laissée aux géants du numérique ou encore absence de collectif autour des questions du numérique en santé. » Il a néanmoins estimé que « les planètes sont aujourd’hui alignées » pour sortir l’e-santé de l’ornière. En témoigne l’inauguration début octobre du Guichet national de l’innovation et des usages en e-santé alias « G_nius », une plateforme gouvernementale dédiée aux entreprises et acteurs de la santé, censée « accélérer l’accès au marché des innovations », selon les mots du secrétaire d’État au numérique Cédric O. Sans oublier l’annonce faite par l’exécutif lors du Ségur de la santé, une consultation des acteurs du système de soin français qui s’est déroulée de mai à juin 2020 : le gouvernement a décidé d’injecter deux milliards d’euros dans le numérique en santé ces trois prochaines années.

Structurer la filière : une nécessité 

Parmi les entités qui pourraient bénéficier de cette manne se trouve Pulsy, le Groupement régional d’appui au développement de l’e-santé (GRADeS) du Grand Est. Son rôle s’est renforcé depuis la crise du coronavirus. Selon André Bernay, le directeur, « pendant le
confinement, il y a eu une accélération de la dynamique autour de l’e-santé. Nous avons été très sollicités. Il s’agit désormais de proposer un service pérenne. »


Pulsy est né en 2018 du rassemblement de trois anciens groupements de coopération sanitaire : Alsace e-santé, e-santé Champagne-Ardenne et Télésanté Lorraine. Aujourd’hui, le GRADeS met en oeuvre la stratégie de l’ARS qui a financé son budget à hauteur de 14,5 millions d’euros en 2020. Une centaine de professionnels de santé, directeurs d’établissement et représentants de structures institutionnelles en sont membres. Pulsy leur propose différents outils de télémédecine et de téléradiologie (Odys), de messagerie sécurisée (MSSanté) ou encore de dématérialisation des courriers médicaux (Lifen). Ces solutions ont été développées par des entreprises sur commande de Pulsy, mais la priorité n’a pas été donnée aux acteurs locaux. Ces derniers pourraient cependant bénéficier prochainement d’un nouveau service. Le GRADeS a obtenu à l’automne la certification d’hébergeur de données de santé (HDS). Ce service réservé aux membres pourrait être ouvert à d’autres industriels intéressés par la possibilité de stocker des données dans les deux serveurs de Pulsy situés à Metz à et à Nancy.

Normes et sécurité des données 

Le respect des normes et le stockage sécurisé des données, c’est aussi le créneau sur lequel a décidé de se lancer PRIeSM (Plateforme régionale d’innovation en e-santé mutualisée) basée à Strasbourg. L’association a été fondée en 2018 à l’initiative de Grand E-nov, l’agence d’innovation du Grand Est, en coopération avec le Groupement de coopération sanitaire Alsace e-santé. La composition de PRIeSM témoigne du dynamisme des acteurs locaux, qu’ils soient médecins ou entrepreneurs. L’association regroupe aujourd’hui une douzaine de membres dont des figures historiques de l’e-santé comme les hôpitaux de Strasbourg, le Centre européen d’étude du diabète (CEED), l’Institut de chirurgie guidée par l’image (IHU) ou encore l’Institut de recherche contre les cancers de l’appareil digestif (Ircad), fondé par Jacques Marescaux, auteur de la première opération de téléchirurgie transatlantique en 2001. Tous ces instituts ont donné naissance, ces dernières années, à des projets et des start-up dans le domaine de l’e-santé comme Visible Patient, InSimo, ou encore le projet Moon, un logiciel de suivi à distance pour les personnes diabétiques développé par le CEED et la start-up parisienne Anova spécialisée dans l’intelligence artificielle.

Désormais, grâce à PRIeSM, les entreprises du Grand Est bénéficient d’un nouveau service d’innovation en e-santé lancé en septembre 2020, appelé Inesia. L’association propose ainsi de l’accompagnement, notamment juridique, pour l’obtention de labels et le suivi des appels à projets. Elle se lancera bientôt dans du stockage et du partage de données de santé en partenariat avec l’éditeur français de logiciels Dassault Systèmes et la société française de services numériques Capgemini.

Une dynamique de création d'entreprises

La question qui se pose est celle de la façon dont les entreprises vont se saisir de ces outils. Pour l’instant, au niveau du secteur privé, donc des potentiels utilisateurs, le dynamisme se voit surtout dans la gestation de projets comme en témoigne le hackhaton Hacking Health Camp, qui réunit chaque année plus de 500 développeurs et soignants à Strasbourg pour créer ensemble des applications destinées au secteur de la santé. Ce hackathon a déjà donné lieu à la création de quelques belles start-up comme la medtech HypnoVR (CA non communiqué ; 14 collaborateurs), basée à Lampertheim (Bas-Rhin). Elle a récemment signé un accord avec B. Braun France (CA : 429 M€, 2 000 collaborateurs) pour la commercialisation de son casque d’hypnose médicale.

L’incubateur public Semia semble, lui aussi, très actif dans ce domaine. Il opère en propre à Strasbourg, Mulhouse, Charleville-Mézières et Reims et coopère avec l’incubateur The Pool à Metz. Même s’il se considère comme une structure d’accompagnement pluridisciplinaire, il a développé une capacité à incuber des start-up dans le domaine de la santé. Elles sont aujourd’hui une soixantaine sur les 200 start-up accompagnées, dont 50 rien qu’en Alsace. La structure s’est imposée de fait comme l’un des premiers incubateurs de France dans ce secteur. Pour le Semia, « il est pertinent de creuser le sillon de la santé pour donner une visibilité nationale voire internationale au territoire dans ce domaine », approuve Stéphane Chauffriat, le directeur.

Des outils d’interopérabilité 

D’autres projets de plus grande envergure commencent à voir le jour. Le Centre hospitalier régional de Nancy (CHRU) veut installer un « hub communicant et interopérable ». Cette expérimentation se fait en partenariat direct avec Pulsy, mais aussi un industriel de taille, le groupe lorrain Pharmagest (CA : 158,5 M€, 1 000 collaborateurs), basé à Villers-lès-Nancy et spécialisé dans les solutions informatiques pour les officines et l’industrie. Cette plateforme numérique a pour ambition de faciliter le transfert des données médicales d’un patient entre tous les acteurs de la métropole et, à terme, dans le Grand Est. Fini l’ordonnance en papier illisible ou perdue dans une poche de manteau : cette dernière passe directement du médecin hospitalier à son collègue de ville par voie numérique. « Le dossier patient est informatisé et on ne jongle plus avec dix écrans. On a un logiciel unique et le médecin dégage plus de temps pour s’occuper de son patient », explique Jean-Christophe Calvo, chef de Département territorial de la transformation numérique et de l’ingénierie biomédicale du GHT Sud Lorraine. Concernant la prise de conscience de l’État en matière de digitalisation de la santé, il estime que les deux milliards du Ségur sont une bonne chose. « Cela va faire avancer le Schmilblick, mais attention à ne pas disperser les financements dans des initiatives locales plutôt que dans des ensembles à structurer », prévient-il.


Le financement est une question cruciale pour Fabienne Berthet. La responsable santé pour Grand Nancy Innovation s’interroge sur le modèle économique des entreprises du secteur. « Il est inexistant aujourd’hui, déplore-t-elle. Il n’y a pas de modèle d’affaires en santé numérique. Comment pérenniser une jeune entreprise au-delà des premières subventions publiques et levées de fonds ? Au final, qui acceptera de payer ? En Allemagne ou en Belgique, on a pris beaucoup d’avance sur la question et on commence, par exemple, à rembourser des applications de santé. Chez nos voisins, on reconnaît que l’innovation a une valeur suffisante et donc on la rembourse. En France, on commence seulement à y réfléchir. »

En restant frileuse à l’idée d’actionner le levier financier, la puissance publique laisse-t-elle un boulevard aux géants privés du numérique ? Fabienne Berthet en est persuadée, les Google et autres Microsoft sont déjà largement en position de force. « Ce sont eux qui sont à l’origine des outils les plus avancés, déclare-t-elle. Samsung en fait déjà beaucoup en la matière. Les Gafa investissent énormément en e-santé et je ne vois pas nos industries de santé traditionnelles le faire à leur place. »

# Informatique