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Eric Mathieu (Xilopix) : « Le moteur de recherche, ce sont les yeux et les oreilles des gouvernants »
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Eric Mathieu créateur de Xilopix Eric Mathieu (Xilopix) : « Le moteur de recherche, ce sont les yeux et les oreilles des gouvernants »

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Créateur de la société vosgienne Xilopix, Eric Mathieu voulait bousculer Internet en mettant sur le marché un moteur de recherche innovant, baptisé Xaphir. En panne de cash, la société a été reprise, fin 2017, par Qwant, autre moteur de recherche né en France. Aujourd’hui sans lien avec la société d’Eric Léandri, le dirigeant lorrain revient sur les leçons de cette aventure entrepreneuriale, menée depuis Épinal.

Pour Eric Mathieu, le fondateur de la société Xilopix, « tous les moteurs de recherche actuels enferment l'utilisateur dans une bulle cognitive » — Photo : © Jean-François Michel

Le Journal des Entreprises : Quel était votre objectif en créant Xilopix en 2008 ?

Eric Mathieu : J’étais assez fasciné par Google d’un côté, par Wikipédia de l’autre, et je me disais que si l’on pouvait trouver une solution à l’intersection des deux, elle rencontrerait un vif succès. Fin 2008, on lève 400 000 €, la société est créée à Paris avec une toute petite équipe. À partir de la mi-2010, dans la société Xilopix, on a fait que de la recherche et du développement jusqu’à la sortie de notre moteur de recherche, Xaphir, mi-2017. Celui-ci associait une capacité combinatoire et une capacité itérative. Aujourd’hui, à la suite de la reprise de Xilopix par Qwant, la technologie Xaphir a été récupérée par le moteur de recherche français, mais n’a pas été valorisée.

L’équipe de Xilopix était basée à Épinal. Cette localisation a-t-elle été un frein ?

E. M. : En quittant Paris pour venir à Épinal, sur les trois premières années, nous avons divisé nos coûts de fonctionnement hors salaires par six. On était cinq, quand on a quitté Paris. À Épinal, on a monté une société qui a compté 35 personnes, dont 27 à la recherche et développement. Dans l’équipe, il y avait huit docteurs, des ingénieurs de tous types d’écoles, neuf nationalités et on parlait 11 langues. Ce n’est pas le fait du hasard, mais une volonté féroce de bâtir une équipe internationale très ouverte. Dans l’écosystème lorrain, on trouve des gens extrêmement compétents, et quand on a un projet qui mobilise, on trouve des talents.

Avez-vous trouvé l’argent pour développer votre moteur ?

E. M. : Au total, c’est un dossier qui a nécessité 10 millions d’euros d’investissement, dont pas loin de 6 millions en fonds propres et quasi-fonds propres, le reste en accompagnement divers, c’est-à-dire principalement de la dette et de la subvention. On faisait un montage financier tous les deux mois, soit 72 montages au final.

Vous avez donc passé votre temps à chercher de l’argent ?

E. M. : En France, on ne trouve pas d’argent de manière suffisante pour financer ce type de projet. Tous les fonds qui existent sur la place française, et notamment sur la place parisienne, c’est-à-dire les plus grands, disent financer l’amorçage, mais font en fait du post-amorçage.

« En France, on ne trouve pas d’argent de manière suffisante pour financer des projets innovants. »

Je me souviens d’un patron de fonds qui m’avait dit : « Écoutez Éric, votre projet est très intéressant, mais nous ne sommes pas là pour sponsoriser l’innovation, mais pour accompagner la croissance. » Tout est dit.

C’est ce qui nous sépare de pays comme la Chine ou les États-Unis ?

E. M. : Non seulement il n’y a pas les mêmes épaisseurs financières chez nous, mais il n’y a pas du tout le même état d’esprit. D’ailleurs, il suffit de regarder ce qui se passe en France : vous n’avez pas de licorne technologique. On en a dans l’e-commerce, les réseaux sociaux, l’économie partagée, mais dès que quelque chose émerge au niveau technologique, soit il meurt par manque de financement, soit il est repris, par des Américains en général.

C’est de la stratégie ou une culture d’entreprise différente ?

E. M. : Aux États-Unis, c’est la stratégie du tapis de bombe. Il suffit de voir ce qui s’est passé sur des Facebook, sur des Twitter… Les Américains sont capables d’investir massivement en se disant que, de toute façon, on va créer une telle audience qu’on arrivera à plaquer le bon modèle économique. Ils ont aussi beaucoup moins d’états d’âme que nous sur le fait de pouvoir bénéficier de la puissance publique. Il ne faut pas oublier que, parmi les grands investisseurs de démarrage aux États-Unis, les fonds viennent des universités. Et ce sont les États fédéraux et le central qui abondent les universités… Les Américains ont compris que le numérique était un enjeu stratégique mondial et aujourd’hui, ils contrôlent le Net.

Les belles initiatives privées qui s’installent seules sur le marché, c’est une illusion ?

E. M. : C’est plus complexe que cela. Les privés, oui, parce que les grands fonds sont privés. Mais croire que ce n’est pas l’affaire de l’État, c’est une erreur : quand il y a des enjeux de souveraineté numérique, ça le devient.

Quand j’ai créé Xilopix, on savait très bien qu’au-delà de l’agent privé, on aurait besoin du soutien de la puissance publique. Et ça peut marcher, la preuve, le moteur de recherche Qwant a bien été financé : aujourd’hui, pas loin de 60 millions d’euros de budget au total ont été rassemblés, avec 15 millions de la Caisse des Dépôts, 25 millions de la Banque européenne d’investissement (BEI) et, si on compte le Crédit d’impôt recherche et d'autres dispositifs, ça doit faire plus de 50 millions d’argent public investis dans un moteur qui, malheureusement, dépend toujours de Bing, le moteur de recherche de Microsoft, dont il n’a pas réussi à s’affranchir.

Pourquoi l’investissement public s’est porté sur Qwant ?

E. M. : En 2016, lors d’une conférence de presse avec François Hollande et Angela Merkel, il est question d’un moteur de recherche franco-allemand. L'un des coups de génie de Qwant a été de faire rentrer un investisseur allemand, le groupe Axel-Springer, qui a transformé cette aventure française en aventure franco-allemande. Il est décidé à ce moment-là, car c’est le seul moteur visible sur le marché, qu’un investissement sera fait sur cette société.

« Il n’existe pas de souveraineté numérique sans moteur de recherche. »

Pourtant fin 2016, Qwant était aussi à cours de cash. Nous étions tous les deux dans le même périmètre en termes de taille d'entreprise, mais Xaphir, encore en phase de R&D, n’existait pas sur les écrans radar.

Aurait-il été possible de lancer Xaphir plus vite ?

E. M. : Non, il était trop tôt. Et il y avait déjà un engagement de la BEI sur Qwant. Or j’apprends, en février 2017, que la Caisse des Dépôts investit aussi. Quand nos investisseurs l'ont appris également, cela a immédiatement figé leurs intentions. D’un côté, il faut que les institutions jouent le jeu, mais miser sur un seul cheval, c’est forcément au détriment des autres. Et donc ça nous a tués.

Avez-vous atteint votre objectif, en termes de technologie ?

E. M. : Quand on a sorti le moteur en mai 2017, on n’était pas satisfait. Six mois plus tard, on commençait à avoir de très bons résultats. Du fait de la technologie et des retours utilisateurs. Comme nous avions un moteur itératif, il était auto-apprenant. Et pour l’instant, c’est toujours le seul.

À l’origine, nous voulions apporter trois ruptures : technologique, d’usage et une rupture sur le modèle économique. À la triangulation de ces ruptures, on avait une petite chance de proposer une alternative crédible devant un Google. Ça ne voulait pas dire qu’on allait batailler avec Google… Mais simplement proposer quelque chose de différent et de crédible.

Est-ce que des fonds étrangers auraient pu sauver Xaphir ?

E. M. : Au moment de la reprise, il y avait plusieurs prétendants. Pour moi, il n’était pas question qu’un Chinois puisse récupérer la technologie. Je m’y suis opposé, car le projet était de faire un moteur souverain. J’ai tout fait pour que la reprise se fasse auprès d’un acteur français dans les meilleures conditions. On a eu des approches américaines, du Moyen-Orient… J’ai tout refusé. Ça n’a pas de sens de construire un projet de souveraineté numérique de moteur de recherche européen sur la base de capitaux américains. Je suis sûr d’une chose : il n’existe pas de souveraineté numérique sans moteur de recherche. Le moteur de recherche, ce sont les yeux et les oreilles des gouvernants. Les Américains l’ont compris, les Chinois l’ont compris avec Baidu, de même que les Russes avec Yandex.

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