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Patricia Brochard (Sodebo) et Thomas Coville (skipper) : « Nous nous inspirons mutuellement »
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Patricia Brochard coprésidente de Sodebo Patricia Brochard (Sodebo) et Thomas Coville (skipper) : « Nous nous inspirons mutuellement »

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Thomas Coville s’apprête à prendre le départ de la Route du Rhum sur le trimaran Sodebo, son sponsor depuis 19 ans. Depuis deux ans, il est devenu le skipper le plus rapide du monde et dit s’être inspiré du géant vendéen de l'agroalimentaire Sodebo (434 M€ CA en 2017, 2 000 salariés) pour évoluer. Au-delà d’un contrat de sponsoring, une vraie relation de complicité est née entre deux pionniers dans leurs domaines. Interview croisée de Patricia Brochard, coprésidente de Sodebo et Thomas Coville.

— Photo : Frederic Morin

Le Journal des Entreprises : Thomas Coville, vous prenez le départ de la Route du Rhum quatre ans après avoir été contraint à l’abandon. Depuis, vous avez battu tous les records, celui du Tour du monde en solitaire, de la traversée de l’Atlantique Nord, vous avez remporté la Transat Jacques-Vabre... Que s’est-il passé ?

Thomas Coville : Aujourd’hui, je ne suis pas du tout dans le même contexte qu’il y a 4 ans. J’ai changé de logiciel de pensée et c’est grâce à Sodebo. Pour moi, la Route du Rhum, c’est un marqueur. Cela revient tous les 4 ans et, à chaque fois, j’en profite pour faire un bilan en tant qu’homme. Il y a 4 ans, je suis descendu très loin mentalement. Jusqu’ici, avec Sodebo, on avait eu des échecs et des succès, mais c’était équilibré. Mais là, ce cargo qui me rentre dedans à tribord alors que je mène la course, c’est un vrai traumatisme. J’abandonne alors que j’étais favori. Et là, tout s’arrête. À ce moment-là, chacun se met à nu et se dévoile. Patricia aussi s’est beaucoup dévoilée. Elle a eu un courage incroyable.

Patricia Brochard : Non, non…

T. C. : Si ! Elle est arrivée au petit matin à Roscoff avec son père. Elle a vu le bateau, le mât en l’air, le flotteur abîmé. C’est suffisamment parlant pour comprendre que le choc a été violent. Là, on a une conversation à chaud, ce qui est rare chez Patricia. Elle m’a dit : « Écoute c’est terrible, on est tous dévasté, on sera à tes côtés si tu acceptes d’être accompagné par quelqu’un d’extérieur. On trouvera ensemble une solution pour progresser. » À ce moment-là, j’étais démuni, j’ai accepté, un peu à l’aveugle. Et depuis 18 mois, on a gagné tout ce que l’on a entrepris.

P. B. : Ce qui s’est passé depuis 18 mois est hallucinant.

T. C. : On bat le record du tour du monde à la voile en solitaire que je tentais depuis 8 ans en moins de 50 jours en 2016. On gagne la Transat Jacques-Vabre en 2017 et le record de la traversée de l’Atlantique Nord la même année. On est dans cette spirale depuis 2 ans…

Cela fait 19 ans que vous êtes engagé avec Sodebo. Comment définiriez-vous votre relation ?

T. C. : Nous avons un rituel. J’appelle toujours Patricia le vendredi soir. Ce n’est pas régulier, pas forcément tous les vendredis, mais c’est à chaque fois, ce jour-là. Cela peut durer 5, 15 minutes ou 1h30.

P. B. : On s’appelle sans raison précise. Cela nous ouvre le week-end, et clôture la semaine. C’est une respiration.

T. C. : Quelquefois on parle d’argent, de planning, de relationnel. On fait le bilan de la semaine qui s’est écoulée, on parle de l’actualité. Elle me donne son avis, m’aiguille, me met en garde. C’est une forme de veille émotionnelle pour moi.

P. B. : C’était aussi le but du projet Voile pour Sodebo. Au départ, c’était lié à un projet de communication, mais l’idée était aussi de créer le plus de liens possibles entre le skipper et l’entreprise. Dès le départ, on voulait un rapport direct avec Thomas. La relation est aussi très concrète : on organise des team building chez lui, les équipes R&D ont travaillé avec lui pour concevoir les repas qu’il mange à bord.

Patrica Brochard, co-présidente de Sodebo, lors du départ de la Transat Jacques Vabre en 2017 — Photo : Vincent Curutchet/Sodebo

Comment vous êtes-vous rencontrés ?

P. B. : Nous avions vu Thomas en conférence de presse à la Route du Rhum en 1999. Il venait de gagner et nous avions été scotchés et bluffés par le personnage, par sa façon de partager. Cela nous correspondait bien. A ce moment-là, nous étions engagés avec un autre skipper. Quelques mois plus tard, nous avons rompu cette relation et nous avons cherché un autre navigateur, en procédant à un vrai recrutement. Nous avons fait passer des entretiens et une visite d’entreprise. Pour nous, c’était important que l’on se comprenne, que l’on aie une proximité.

« Avant Sodebo, j'étais un mercenaire. En signant avec eux, je suis rentré dans la fidélité. »

T. C. : Je me souviens de cette visite comme si c’était hier. J’aime ce monde de l’industrie. Quand je rencontre Sodebo, c’est une vraie rupture avec ma vie. Je n’avais jamais eu de sponsor auparavant. J’étais un mercenaire, un équipier qui avait fait la Coupe de l’America. Mon objectif était de naviguer sur le plus de bateaux différents avec le plus de personnes différentes. J’avais une volonté farouche d’être libre dans mes choix.

En signant avec Sodebo, je rentre dans la fidélité. On signe devant un avocat pour un contrat de quatre ans renouvelables tous les deux ans. Je ne voulais pas être salarié de Sodebo. Je voulais garder une forme d’indépendance. Je voulais aussi choisir les gens qui travaillaient avec moi, et n’être propriétaire d’aucun actif.

P. B. : Nous, on voulait que ce soit une relation directe avec Thomas, que l’on ne passe pas par un agent.

Avec ce contrat, Thomas Coville, vous êtes devenu chef de votre propre entreprise…

T. C. : Oui, je dirige une entreprise liée à la très haute performance. Je suis dans une veille technologique permanente que ce soit dans l’intelligence artificielle, dans l’électronique, dans l’aéronautique. Il faut que je reste très open sur ce qui se fait. Deux étudiants m’aident sur ce sujet. Il y a entre 12 et 40 salariés selon les périodes. Quand j’ai commencé, j’ai reproduit ce que j’avais vu avant en tant que technicien dans d’autres groupes de voile. J’ai fait des grosses erreurs, en m’entourant de gens qui étaient des amis et en pratiquant un management à l’affectif.

Patricia Brochard, en tant que dirigeante, vous lui avez donné des conseils ?

P. B. : Pas au début. Le côté sportif, c’est son domaine. Cela me semble important que l’on n’intervienne pas. Avec le temps, quand la confiance s’est instaurée, ma liberté c’était de lui dire quand il y avait des choses qui ne me convenaient pas, y compris sur des sujets sur lesquels je n’avais aucune expertise.

T. C. : Sodebo m’a demandé des efforts, des choses pas faciles. J’ai dû me séparer de quelques personnes, accepter de ne plus avoir de relations avec des gens que je connaissais depuis 25 ans. Cela a eu des conséquences collatérales douloureuses.

« Le plus difficile, quand on dirige une entreprise, c’est d’accepter soit de ne pas être aimé, soit de décevoir. »

P. B. : Ce n’était pas toujours facile de lui dire qu’il n’était pas avec les bonnes personnes. C’était son entreprise et son management. J’essayais de lui transmettre mon intuition, ma façon de voir les choses. Je ne lui donne pas de conseils, c’est plus de l’ordre de l’échange.

T. C. : Le plus difficile quand on dirige une entreprise, c’est soit d’accepter de ne pas être aimé, soit d’accepter de décevoir. C’est le rôle du dirigeant que d’être capable d’insuffler sa vision. Je me suis inspiré de Sodebo pour le management. Il y a une famille qui dirige cette entreprise (les trois sœurs Patricia Brochard, Marie-Laurence Gouraud et Bénédicte Mercier, filles des fondateurs sont coprésidentes, NDLR). Il y a de l’ultra-affectif et il y a à la fois cette capacité de se répartir les choses, que ce soit très clair, très bien orchestré. J’ai mis du temps à comprendre qu’il fallait que je fasse un mélange des deux.

Après avoir tout gagné ces deux dernières années, vous repartez sur un nouveau challenge : inventer le bateau du futur. Sodebo investit 10 millions d’euros dans ce trimaran qui devrait être mis à l’eau en 2019. Comment travaillez-vous ensemble sur ce projet ? Qui décide ?

Thomas Coville et Jean Luc Nélias lors du départ de la Transat Jacques Vabre en 2017 — Photo : Vincent Curutchet/Sodebo

T. C. : J’expérimente des manières d’oser penser qui sont en gestation chez Sodebo et que je mets en œuvre dans ma petite entreprise. Nous étions d’accord pour dire qu’il fallait penser ce bateau différemment. Il fallait inventer le bateau du futur, auquel personne n’a encore pensé et qui sera la norme demain.

Dans le domaine de la voile, le sujet devient tellement complexe qu’il n’y a plus une seule personne détentrice de la vérité. J’ai donc décidé de ne pas prendre d’architecte pour ce bateau. Je pratique un leadership tournant où, à tour de rôle, chaque métier intervient sur le bateau et emmène le groupe. C’est aussi un puzzle énorme, où l’on fait intervenir plusieurs centaines de fournisseurs et plusieurs sites de production : la voile aux États-Unis, les foils en Italie et le gros du bateau est construit à Vannes.

En quoi Sodebo vous a-t-il inspiré sur ce projet ?

T. C. : Je ne fais qu’essayer de reproduire un modèle que je vois se faire ici chez Sodebo. Pour construire ce nouveau trimaran, je me suis inspiré d’un événement que Sodebo avait organisé pour ses managers. C’était une journée en interne organisée avec le Quatuor Annesci.

P. B. : C’était il y a 7 ans, nous avions invité ce quatuor à cordes de musiciens. Ils nous avaient montré comment chacun au sein du groupe devient leader ou passe le leadership selon la partition.

T. C. : Oui, j’étais invité en électron libre. Cela m’a inspiré pour la construction du bateau. J’ai compris comment chacun prenait le lead à un moment donné de la partition pour le redonner ensuite. Le résultat est que l’on sort un bateau à 90 degrés de ce qui se faisait jusqu’ici dans notre sport. C’est du jamais vu dans la voile de compétition. Et là, on se fait peur. On s’est dit : comment se fait-il que nos concurrents, qui sont très forts, n’y ont pas pensé avant ? Parce qu’on a pensé différemment.

« Avec Thomas Coville, nous avons un point commun : nous évoluons dans des domaines où il n’y a pas de vérité. »

Voilà comment je m’inspire, je puise, je m’alimente de cette entreprise au quotidien. Chez Sodebo, ils essaient d’inventer ce qui n’existe pas encore et qui sera la norme dans quelques années. Ils ont toujours sorti des produits innovants. Quand je suis arrivé dans l’entreprise, c’était la fin des bouchées à la reine. Ils sortaient des pizzas au rayon traiteur. À l’époque, c’était inconcevable et c’est devenu un produit-phare. Après, cela a été le sandwich et puis la Pastabox et les salades. À chaque fois, c’est le même process : ils essayent d’imaginer comment vivront les gens demain.

P. B. : Nous avons un point commun, c’est d’évoluer dans des domaines où il n’y a pas de vérité. On est dans l’exploratoire.

T. C. : Dans l’industrie, vous devez quand même avoir des certitudes ?

P. B. : Non. Nous avons des convictions, ce n’est pas pareil. Nous avons la conviction que le monde bouge, change et que les choses peuvent évoluer et qu’il faut être en capacité de s’adapter à cela. Nous sommes dans la recherche permanente.

T. C. : Le secret de Sodebo, c’est de tout repenser en mettant l’homme au centre. C’est là que c’est dément. Quand ils inventent une nouvelle ligne de production, ils pensent à comment vont vivre les salariés autour de cette nouvelle ligne. Ils écoutent l’opérateur et ils gagnent 15 % de productivité.

P. B. : Nous partons du process et du produit. Nous nous interrogeons sur ce que nous voulons obtenir et quelle machine mettre en place pour cela.

T. C. : J’ai cette entreprise dans mes tripes. Je me nourris de tout cela. J’applique les mêmes méthodes, de manière consciente ou inconsciente. J’aime me ressourcer ici. J’y reviens pendant des temps forts, je vais voir les équipes en 3x8. J’ai ici une forme d’intimité que je n’ai pas ailleurs. Je ne l’ai avec aucune autre entreprise.

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