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Les PME et ETI de l’alimentaire face à un mur d’investissements
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Les PME et ETI de l’alimentaire face à un mur d’investissements

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Souveraineté et sécurité alimentaires, transition écologique : les défis que doit relever l’industrie agroalimentaire française sont nombreux. Les PME et ETI du secteur vont devoir pour cela investir des milliards d’euros. Le problème, c’est qu’elles font face à la dégradation de leurs capacités financières.

Les PME et ETI vont devoir investir 10 à 15 milliards d’euros pour répondre aux objectifs de réduction d’émissions carbone — Photo : Saint-Jean

Dans l’agroalimentaire, "l’outil industriel est en danger". Président du conseil d’administration de l’Association des entreprises de produits alimentaires élaborés (Adepale), qui représente les PME et ETI industrielles de l’alimentation, Jérôme Foucault ne mâche pas ses mots. "Si nous voulons réussir le pari de la souveraineté alimentaire et de la sécurité alimentaire, il faut renforcer ce maillon industriel", assure-t-il. Qualifiant le parc industriel de ces entreprises "en mauvais état" et "en souffrance", il signale que la filière a besoin d’être soutenue. A fortiori lorsque l’on sait que ces entreprises, ayant eu largement recours à l’endettement, "sont fragilisées par leur situation financière, avec des fonds propres qui ne permettent pas de financer leurs investissements", tout en devant faire face aux mastodontes de la distribution et aux entreprises de l’international. Et que "les retours sur investissement sur les infrastructures et le bâti sont très longs".

"Nos marges sont insuffisantes pour investir correctement et maintenir nos outils de production à flot"

Stéphane Tubiana, senior partner au sein du cabinet Roland Berger qui a réalisé une étude pour l’Adepale pour "objectiver le rôle et l’importance du maillon industriel de l’alimentation" et chiffrer ses besoins de financement et d’investissement, confirme que les entreprises membres du syndicat souffrent d’un "appareil industriel vieillissant difficile à renouveler du fait d’un endettement élevé de ces entreprises. Les PME et ETI industrielles de l’alimentaire n’ont ni les moyens financiers, ni la force de frappe médiatique et politique face aux multinationales étrangères et aux géants de la distribution". Tandis que les grands groupes industriels ont accéléré leurs investissements ces cinq dernières années, et "creusé l’écart" avec les PME et ETI, ces dernières ont été obligées de les freiner. Alain Borde, PDG de la Maison Borde, entreprise familiale de 100 salariés, spécialiste en champignons silvestres basée au cœur du Gévaudan, an Haute-Loire, pointe du doigt leurs difficultés : "Nos marges sont insuffisantes pour investir correctement et maintenir nos outils de production à flot alors que l’on a besoin d’investissements productifs pour aller vers l’industrie du futur". L’occasion pour Jérôme Foucault de revenir sur les 48 % de marge brute des agro-industriels annoncés par le récent rapport de l’Insee : "Nous ne sommes pas ces industriels qui ont des Ebit à deux chiffres et qui réalisent 48 % de marge. Nous avons des marges faibles. Les meilleurs tournent à 4 ou 5 %", assure le président de l’Adepale.

10 à 15 milliards d’euros d’investissements

Le principal enjeu des PME et ETI de l’agroalimentaire est de "retrouver des marges de manœuvre", explique Stéphane Tubiana pour faire face aux défis majeurs que sont la modernisation de leur appareil industriel, la préservation d’une industrie de l’alimentation en France ou encore la transition écologique. Le prérequis pour que les PME et ETI puissent les relever est "un mur d’investissement représentant 10 à 15 milliards d’euros supplémentaires d’ici à 2050", notamment pour répondre aux objectifs de la Stratégie nationale bas carbone du gouvernement. L’Adepale plaide à ce sujet pour la création d’un fonds de soutien à la décarbonation de 200 millions d’euros par an sur trois ans pour les PME et ETI alimentaires afin d’amorcer la relance des investissements. "Comme l’État a soutenu le secteur automobile, il doit montrer le chemin et engager la filière vers la transition écologique et la réduction des émissions de gaz à effet de serre", via la création de ce fonds incitatif, explique Jérôme Foucault. Indiquant que les entreprises devront "plus que tripler leurs investissements", Stéphane Tubiana rappelle qu’elles ont "un accès plus limité à la dette bancaire que les grands groupes".

Réussir les négociations avec la distribution

En comparaison de notre voisin allemand, il déplore également dans l’Hexagone la base "trop fragmentée" d’entreprises "trop petites qui n’ont pas la taille critique nécessaire" et ne parviennent pas à "créer suffisamment de valeur : elles ont généré moins d’excédent brut d’exploitation, donc moins de bénéfices et moins de capacité d’investissement". Et l’inflation galopante ces deux dernières années n’a rien arrangé. "Elles n’ont pas répercuté tous les surcoûts – matières premières, transport, masse salariale – dans leurs prix de vente et ont pris sur leurs marges, ajoute-t-il. Ce qui n’est pas le cas des grandes entreprises qui ont un pouvoir de négociation plus fort".

Rappelant leur forte dépendance avec la grande distribution, qui représente 65 % de leurs ventes, et le déséquilibre de ces relations avec "des négociations dirigées par la grande distribution au détriment des marges des PME-ETI". Et des marges qui sont "encore plus érodées du fait du développement des MDD [marques de distributeurs] pour lesquelles elles sont également fournisseurs. Elles sont entre le marteau et l’enclume", résume-t-il.

Alors que fournisseurs et distributeurs de produits de grande consommation doivent boucler les négociations commerciales avancées par la loi du 17 novembre 2023 au 15 janvier 2024 pour les PME-ETI et au 31 janvier 2024 pour les grandes entreprises, la question de la répercussion des tarifs dans les prix de vente taraude toutes ces entreprises.

"Les entreprises ont intérêt à reproduire le vrai coût de production dans leurs tarifs et à restaurer leurs marges après deux années radicales en termes de hausse des coûts"

Pour Alexis Jacquand, directeur général de Petit Navire, marque de conserverie de poisson créée en 1932 à Douarnenez, restaurer et pérenniser les marges est bien la priorité. "Les entreprises ont intérêt à reproduire le vrai coût de production dans leurs tarifs et à restaurer leurs marges après deux années radicales en termes de hausse des coûts". L’objectif de cette négociation anticipée pour les PME est également de "garantir leur accès au linéaire. Si elles avaient négocié après les grandes entreprises, comme le proposait initialement le gouvernement, elles auraient été réduites à ramasser les miettes des grands groupes disposant d’un pouvoir de négociation bien supérieur", avaient commenté les sénateurs lors de l’examen du projet de loi portant lutte contre l’inflation. L’idée étant bien de prioriser les fournisseurs PME-ETI pour leur assurer l’accès aux rayons de la grande distribution face aux multinationales. Au-delà des tarifs, ces négociations sont également cruciales sur la question de l’assortiment dans les rayons, insiste Alexis Jacquand. Stéphane Tubiana regrette que ces négociations soient annuelles en France : "Dans les autres pays, elles se font en permanence, comme dans un marché libre, avec plus de collaboration et de partenariats entre les marques et les distributeurs. Quand il y a une hausse des matières premières, on peut ainsi ajuster les tarifs au fil de l’eau et non une fois par an. Car en attendant, les PME ont pris sur leurs marges".

Création d’un fonds de 500 millions d’euros

Pour les aider à financer leurs transitions, l’Adepale s’est réjoui de la concrétisation du fonds d’investissement public-privé. Ce plan de soutien aux industries agroalimentaires annoncé par le gouvernement en mars dernier lors du salon de l’agriculture devrait ainsi voir le jour en 2024. Dans le détail, il sera doté de 500 millions d’euros, abondé pour moitié par l’État et pour l’autre moitié par des opérateurs privés. "À notre connaissance, la gestion sera dévolue à Bpifrance. Charge ensuite aux différents financiers sélectionnés d’apporter le complément pour former ce fonds", détaille Jérôme Foucault, qui espère que celui-ci sera installé sur le long terme, "avec des taux suffisamment faibles pour être attractif" et permettre la rénovation des infrastructures des PME et ETI de la filière. Même s’il reconnaît que ces 500 millions d’euros "ne sont pas à la hauteur des défis pour le nombre d’entreprises que l’on doit soutenir".

Outre le projet stratégique Horizons 2040, qui vise à structurer une vision pour l’industrie alimentaire, les acteurs du secteur se félicitent également du lancement du programme ETIncelles, visant à lever les blocages administratifs des PME, qui va intégrer des entreprises de la filière et devrait leur permettre d’accélérer sur leur transition. Jérôme Foucault rappelle que les 3 000 PME et ETI industrielles françaises de l’alimentation, qui sont "le cœur battant" de l’industrie alimentaire, "font vivre nos agriculteurs et nourrissent les Français" en transformant et en valorisant entre 40 % et 50 % de la production de l’agriculture et de la pêche française, "sont en grande partie la solution aux enjeux de souveraineté, de sécurité et de transition alimentaire".

Des aides jugées pas adaptées

Pour Stéphane Tubiana, ces 3 000 PME et ETI sont ainsi "une part de la solution de la réindustrialisation de la France", la souveraineté alimentaire passant d’abord par la relocalisation et la pérennisation de l’outil industriel. Même s’il reconnaît dans le même temps que cela coûte "10 % plus cher" de fabriquer en France dans l’industrie alimentaire. Néanmoins, les dirigeants de ces PME-ETI, partageant une vision patrimoniale de l’entreprise et ayant la volonté de soutenir leur territoire, jouent le jeu. Ce que confirme Frédéric Oriol, PDG du groupe familial breton Daunat (1 700 collaborateurs répartis sur cinq sites en France) : "Depuis cinq ans, nous axons sur l’origine France de nos produits", ce qui implique beaucoup de travail en amont pour monter les filières. "On met une énergie folle dans nos entreprises pour travailler sur ces sujets", insiste-t-il. D’autant que pour bénéficier d’aides ou de subventions, "les dossiers sont très lourds à monter et les résultats très aléatoires", signale Alain Borde. Pointant la difficulté de disposer des moyens humains nécessaires dans une petite entreprise pour monter les dossiers de demande d’aides, il regrette également qu’elles ne soient ciblées que sur la décarbonation. "Avant, nous avions des avantages fiscaux qui n’existent plus". PME et ETI seraient ainsi "dans l’angle mort" des politiques nationales, déplore Stéphane Tubiana, mettant notamment en cause "la lenteur administrative", des aides qui ne sont pas déployées "de manière adaptée" et "la complexité des dossiers " qui entraîne de surcroît des coûts supplémentaires. "Nous déployons des Capex pour transformer nos sites. Se pose alors la question des aides mais nous n’y avons jamais eu accès. Lorsque l’on est une ETI, on est un peu les oubliés du système. Nous sommes soit trop gros, soit trop petit. On nous fait alors le catalogue des raisons pour lesquelles on n’est pas éligible, quand toutefois on prend la peine de nous en donner les raisons", témoigne Frédéric Oriol.

Le défi de la sobriété énergétique

Parmi les autres défis à relever, la décarbonation des sites et des outils industriels, et la sobriété énergétique. Chez Petit Navire, Alexis Jacquand en a fait son cheval de bataille et a réussi à réduire de 85 % en deux ans sa consommation de gaz et va même totalement l’arrêter à terme grâce à la mise en place de pompes à chaleur sur son site industriel de Quimper. En tant que fabricant de poisson fumé, une activité fortement consommatrice d’eau, le dirigeant a également concentré ses efforts sur la réduction de sa consommation. "Nous avons réussi à la diminuer de 20 % en deux ans", affirme-t-il.

Enfin, le recrutement et l’attractivité des métiers font également partie des enjeux de la filière. "Les difficultés de recrutement se sont accentuées depuis 2014 et touchent principalement les régions", démontre Stéphane Tubiana. "Face à la pénurie de main d’œuvre dans le domaine de l’industrie et de l’agroalimentaire, nous avons un vrai rôle à jouer sur la formation des salariés", plaide de son côté le dirigeant de Petit Navire. L’entreprise, qui recrute essentiellement sur la façade Ouest, forme des salariés via son académie interne.

"Il faut faire preuve d’ingéniosité, avoir une marque employeur forte et aller chercher les gens plus loin"

"Nos collaborateurs arrivent chez nous sans diplôme et nous leur délivrons un certificat de qualification professionnelle". Onze ont ainsi été décernés en 2023. Située en zone rurale dans une commune de 2 000 habitants à 1 000 mètres d’altitude en Haute-Loire, la Maison Borde a également toutes les peines du monde à recruter. "Il faut faire preuve d’ingéniosité, avoir une marque employeur forte et aller chercher les gens plus loin", explique son dirigeant. Pour y parvenir, l’entreprise, qui réalise la moitié de son activité à l’export, a créé une association avec d’autres entreprises du territoire pour mettre en commun et en avant leurs idées et leurs atouts, se faire connaître et aller au-devant des candidats potentiels. Soulignant qu'"il y a un vrai sujet de formation", l’Adepale plaide "pour l’adaptation et le développement des compétences aux transitions écologiques et numériques" afin de pourvoir aux besoins de main d’œuvre des entreprises.

Autres propositions formulées par le syndicat pour "relever les défis des transitions et de la compétitivité" : la révision de la gouvernance industrielle des instances de gouvernance, en particulier au sein du Comité stratégique de filière et du Conseil national de l’Industrie. Des organismes qui "n’intègrent pas suffisamment les PME et ETI dans leurs processus de décision", déplore Jérôme Foucault. Parmi les autres propositions de lAdepale : l’élaboration d’une sélection de PME et ETI de l’IAA identifiée comme la " french food PME-ETI " pour renforcer leur visibilité et attirer les investissements, sur le modèle de la French Tech (Next40, GreenTech, AgriTech) ; et la simplification des guichets d’aide ou l’adaptation des taux de subventions et la régionalisation du plan France 2030.

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