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Rachat de Toupargel par Grand Frais : dans les coulisses d'une reprise record à 175 millions d'euros
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Rachat de Toupargel par Grand Frais : dans les coulisses d'une reprise record à 175 millions d'euros

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L’entreprise Toupargel, emblématique d’une réussite « à la lyonnaise », est passée, à l’orée de l’année 2020, d’une puissante famille lyonnaise, les Tchenio, parmi les 500 plus grandes fortunes de France, à une autre, les Bahadourian, dont la réussite repose sur le talent de Gabriel, migrant arménien, installé dans la capitale des Gaules en 1928. Récit d’une cession faite à contrecœur et d’un projet de reprise ambitieux.

— Photo : Audrey Henrion

Deux familles, presque deux communautés, se font face, sans vouloir se croiser. Ce 18 décembre 2019, au rez-de-chaussée du tribunal de commerce de Lyon, devant la salle d’audience des procédures collectives, Romain Tchenio, à la tête de l’entreprise familiale Toupargel, a les traits tirés. Son avocat, Nicolas Bes, confie : « C’est un moment difficile pour lui. Il est un peu tendu. » Et pour cause : l'audience du jour porte sur la reprise de son entreprise de livraison de surgelés, placée en redressement judiciaire depuis octobre.

Fin de l'aventure entrepreneuriale pour les Tchenio

Une page se tourne donc pour Romain Tchenio, diplômé de l’ESCP. L’homme a fait quasiment toute sa carrière chez Toupargel, une entreprise rachetée par son père et son oncle, Maurice et Roland Tchenio, en 1982. Fils unique de Maurice, il débute dans l’entreprise comme directeur régional. Un poste qu'il occupera durant six ans (2004-2010), avant de prendre la direction commerciale (2010-2013), puis générale (depuis 2013), et enfin la présidence en 2017.

Non loin de Romain en ce 18 décembre, son oncle, Roland, donne le change. Mais ce jour-là, celui qui, la veille de la dernière élection présidentielle, figurait en bonne place dans le carré VIP des invités du candidat Macron, perd gros : à Lyon, c’est lui qui incarnait la « réussite » Toupargel. Au tribunal de commerce de Lyon, manque à l'appel, en revanche, Maurice Tchenio, 76 ans, l'un des pionniers du capital-investissement en France, 211e fortune française selon le classement de l’hebdomadaire Challenges et fondateur en 1972 du fonds Apax.

Il n’empêche : pour ces trois hommes, cette journée signe la fin d’une aventure entrepreneuriale, commencée en 1982 à Civrieux-d’Azergues, autour d'une entreprise pesant jusqu’à 3 000 salariés et qui distribuait, dans 36 000 communes de France, les produits surgelés au domicile de ses clients grâce à une flotte de plus de 1 000 véhicules. Cet épisode est aussi l'épilogue d’une longue agonie pour Toupargel, pionnier de la livraison à domicile, lequel a accusé des baisses ininterrompues de chiffres d’affaires, passé de 276 M€ en 2015 à 180 M€ en 2019.

Comment Arnaud Pascal est passé aux manettes de Toupargel

À quelques pas du duo Tchenio, une ronde plus garnie se forme autour de deux hommes : Gabriel-Léo Bahadourian et son frère Patrick. Ils forment la troisième génération de cette famille arménienne, arrivée à Lyon en 1928. Leur grand-père, Gabriel, a fondé la première échoppe portant son nom à La Guillotière. Leur père Armand l'a fait prospérer : elle est devenue une référence, à Lyon, pour la qualité de ses produits d’épicerie en provenance des cinq continents. Les fils, eux, ont fondé la chaîne de magasins Grand Frais (CA 2019 : 2,4 Mds €) / 75 M€ EBITDA / 226 magasins), spécialisée dans la distribution de produits frais et épicerie. Depuis 5 semaines maintenant, la fratrie Bahadourian épluche le dossier de reprise Toupargel, que les actionnaires de Grand Frais connaissent comme fournisseur uniquement.

L’offre de reprise fait apparaître un troisième homme, président de Agihold. Son nom : Arnaud Pascal. Il est l’un des cadres dirigeants entré, il y a 17 ans, dans le groupe. C’est lui qui a rédigé l’offre déposée le 9 décembre au tribunal de commerce. Dans ce dossier, Arnaud Pascal dresse un constat sans concession à propos de l'entreprise de surgelés : « Les prix proposés par Toupargel sont 10 à 15 % plus élevés que le marché », écrit-il. Les marques distribuées ces derniers mois par l’enseigne (Casino, Naturalia et Monoprix), accentuant « l’image de cherté ». Sans compter la difficulté pour le client à comprendre l’offre qui lui est proposée.

« L’offre de produit de Toupargel ne rencontrait plus, chez le consommateur, le succès passé... »

Structurellement, Arnaud Pascal estime que l’entreprise n’a pas su adapter ses coûts (charges externes et de personnel) à la baisse du chiffre d’affaires. Une baisse estimée à quelque 2 millions d’euros de pertes de CA mensuelles et 12 000 clients de moins chaque mois. « L’offre de produits ne rencontrait, plus chez le consommateur, le succès passé », approuve un bon connaisseur de Toupargel. En conséquence, les camionnettes faisaient chaque jour de plus en plus de kilomètres, tout en étant de moins en moins remplies, dixit ce même interlocuteur.

Ces constats ne font pas trembler les Bahadourian. Le 18 décembre, les deux frères s’engagent à reprendre Toupargel Groupe, Toupargel SASU et Eismann. Soit les 2 233 salariés de l’entreprise. « Seul le poste de PDG n’est pas poursuivi », annoncent-ils. Montant de la mise : 43,8 M€. Dont 20 M€ au capital social et 5 M€ en compte courant d’associé, pour les besoins immédiats en trésorerie.

Le 23 décembre, le tribunal a rendu son jugement, confiant Toupargel Groupe (holding), Toupargel SASU (préparation de commandes) et Eisman (livraison) à Agihold, soit 2 233 salariés (100 % des effectifs). Les actionnaires détiennent les biens depuis le 6 janvier 2020 et ont placé Arnaud Pascal comme PDG. Une cession, confiée aux deux études lyonnaises Meynet et AJ Up, et qui atteint la somme record de 175 millions d'euros (en cumulant l'apport en capital et compte courant, les investissements, le prix des trois fonds de commerce et l'immobilier, ainsi que les indemnités chômage non débloquées).

Romain Tchénio, PDG de Toupargel depuis deux ans, au sortir de l'audience du tribunal de commerce de Lyon le 31 janvier 2019. — Photo : Audrey Henrion / JDE

Les étapes clés pour relancer Tourpargel

Désormais, l’entreprise repart vierge de toutes dettes. Lesquelles sont estimées aux alentours de 100 millions d’euros. Elles étaient d’au moins 70 millions d’euros au 1er février 2019, quand ont été prononcés la procédure de sauvegarde du holding et le placement en redressement judiciaire de Tourpargel SASU et d’Eismann.

Pour redresser la barre et renouer avec les profits, le PDG Arnaud Pascal projette de cesser tous les partenariats noués avec Naturalia, Casino, Monoprix, « sous 18 ou 24 mois pour ne pas déstabiliser les clients ». En matière de positionnement des prix de vente, l’idée formulée dans le dossier de reprise est de les réduire de 10 % sur les surgelés et de 15 % sur le frais et l’épicerie, à la « mode » Grand Frais, c’est-à-dire en se délestant de toutes les marques et de la plupart des intermédiaires.

« Nous disposerons de la plus grande flotte commerciale d’Europe, dans l'objectif de livrer, demain, au dernier kilomètre, 36 000 communes de France. »

Autre transformation et investissement prévus entre 2020 et 2023 : des ouvertures de boutiques Toupargel, adossées aux actuels magasins Grand Frais. De fait, les surfaces commerciales que loue Grand Frais aux distributeurs de surgelés Picard et Thiriet réalisent en moyenne 11 M€ de chiffre d’affaires pour 14 % d’Ebitda. Le groupe lyonnais ne renouvellera pas les baux et placera ses propres produits surgelés. « Il n’y a pas de raison pour que l’on ne fasse pas la même performance », indique Arnaud Pascal.

Le nouvel homme fort de l'enseigne mise sur un chiffre d’affaires de 5 millions d’euros en 2020 avec cinq magasins, 20 M€ en 2021 avec 10 ouvertures supplémentaires et 40 M€ en 2022. Sans vouloir confirmer de changement de nom ou de logo pour Toupargel.

Avec Toupargel, Grand frais à la poursuite d’Amazon Fresh

Atout maître de Toupargel, pour un distributeur comme Grand Frais ? À l’heure d’Amazon Fresh & Frozen (service de livraison alimentaire du géant américain de l'e-commerce), il s’agit assurément de « disposer de la plus grosse flotte commerciale d’Europe », assure le dirigeant qui veut « prendre de l’avance et pouvoir livrer, demain, au dernier kilomètre, 36 000 communes de France, ce qui constituera un avantage compétitif considérable ».

Arnaud Pascal va ainsi poursuivre les investissements dans le matériel roulant, à hauteur de 6,3 M€, pour 37 semi-remorques, 900 véhicules de livraison, 250 voitures et 22 engins. « C’est assurément cette flotte qui a séduit les repreneurs », confie un dirigeant du secteur agroalimentaire lyonnais. Lequel assure, qu’en termes de logistique, Grand Frais saura tirer parti des quatre plateformes logistiques de préparation de commandes automatisées de Toupargel et de ses 111 agences de livraison pour accélérer son déploiement partout en France.

« Cette reprise de Toupargel par Grand Frais va bousculer quelques lignes dans le monde de la distribution. »

Alors que les 229 magasins Grand Frais sont présents dans des communes de plus de 60 000 habitants, l’acquisition de Toupargel permettra à l’enseigne d’être présente dans les communes rurales et des foyers plus modestes. L’idée des repreneurs : réfléchir à retirer le coût de la livraison du prix de vente, sur le principe du géant Amazon.

« Nous avons 6 mois pour prendre connaissance de la boutique, glissent-ils. Le plus facile sera le recentrage sur le surgelé et la baisse des prix. Ensuite, pour l’organisation interne, nous nous donnerons plus de temps. » Ce dossier, conclut cet autre interlocuteur, va au-delà d’une simple reprise, dans le monde agroalimentaire : « Cela va bousculer quelques lignes. »

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