Frédéric Mazzella : « Je n'aurais pas pu créer Blablacar en Vendée »
Interview # Informatique

Frédéric Mazzella fondateur du réseau de covoiturage Blablacar Frédéric Mazzella : « Je n'aurais pas pu créer Blablacar en Vendée »

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Ayant passé son enfance en Vendée, le président de la plateforme de covoiturage Blablacar avoue qu'il n'aurait pas pu faire grandir une entreprise du numérique sur le territoire dont il est originaire. Au-delà de la Vendée, pour Frédéric Mazzella, la France et l'Europe ont encore beaucoup de chemin à parcourir pour être un jour en mesure de contester l'hégémonie digitale américaine.

— Photo : Blablacar

Vous avez récemment accepté de devenir le parrain de la première promotion du programme d’accélération vendéen La Cabine. Pourquoi ?

Frédéric Mazzella : La Cabine touche à deux cordes sensibles : l’entrepreneuriat et la Vendée. J’ai passé mon enfance en Vendée. C’est une terre d’entrepreneurs, mais pas forcément dans le domaine des technologies. Avec La Cabine, l’idée est de soutenir des start-up technologiques. C’est un profil d’entreprises qui correspond à ma vision de l’avenir. Car une grosse partie des problèmes que l’on rencontre peuvent être résolus par des solutions technologiques et c’est parfaitement compatible avec le terreau entrepreneurial vendéen. C’est donc pour cela que j’encourage ces entrepreneurs de Vendée que je rencontrerai à la fin de leur parcours d’accélération, car, faute de temps, je ne peux pas les accompagner au quotidien.

Quels conseils donneriez-vous à un jeune entrepreneur ?

F.M. : J’ai commis des centaines d’erreurs qui peuvent servir aux autres. Les erreurs font partie du parcours d’apprentissage. Pour Blablacar, nous avons par exemple testé six modèles économiques. On peut donc considérer que nous avons fait cinq erreurs avant de trouver un modèle qui fonctionne. On a le droit de se planter plusieurs fois sur le business model. En revanche, on n’a pas le droit de perdre de vue qu’il faut trouver un modèle économique qui fonctionne. Le premier conseil que je donne aux entrepreneurs, c’est d’abord de ne pas partir seul. L’entrepreneuriat est un long chemin. Seul, c’est trop dur. Je pense aussi que si on a le luxe d’avoir un produit que l’on peut utiliser soi-même, il faut le faire, parce que le chef d’entreprise est le client le plus exigeant de son propre service. J’ai encore fait un covoiturage cette semaine. Cela permet de comprendre ce qui fonctionne et ce qu’il faut améliorer. Enfin, pour moi, il faut vraiment que l’entrepreneur s’investisse dans une mission qui lui tient à cœur. Si ce qu’il fait ne le prend pas aux tripes, le chef d’entreprise n’arrivera pas à passer toutes les étapes menant au succès.

Vous avez grandi en Vendée jusqu’à vos 17 ans et c’est d’ailleurs en voulant rentrer pour les fêtes de Noël que vous avez imaginé la plateforme de covoiturage Blablacar. Auriez-vous pu créer cette entreprise en Vendée ?

F.M. : Notre pays est en pleine transformation digitale et se tourne de plus en plus vers les métiers du numérique. Mais les métiers dont on a besoin pour créer une entreprise comme Blablacar sont, aujourd’hui encore, trop rares en France. Et il est plus facile de recruter des personnes ayant des compétences dans le numérique à Paris que dans le reste de la France. Cela était encore plus vrai en 2004 (année de la création de Blablacar, NDLR). Il y a dix ans, on n’aurait pas réussi à recruter en Vendée tous les profils dont nous avions besoin pour créer Blablacar. Je ne dis pas que start-up et campagne ne font pas bon ménage : il est possible de créer une start-up en milieu rural. Mais cela complique le recrutement. Chez Blablacar, nous sommes 350 personnes, dont 250 à Paris. Nous rassemblons 35 nationalités et une vingtaine de métiers différents, rien que dans la tech. Je ne suis pas sûr qu’on aurait pu trouver ces profils à La Roche-sur-Yon. Et ces profils sont nécessaires pour l’expansion d’une entreprise à l’international. Aujourd’hui, nous sommes présents dans 22 pays.

Blablacar vient de racheter Ouibus, la filiale de la SNCF. Quelles sont vos ambitions sur le marché du bus ?

F.M. : La stratégie est multimodale, nous voulons être capables de proposer plusieurs moyens de transport. Pour un trajet entre Montpellier et Bordeaux par exemple, nous voulons proposer non seulement du covoiturage mais aussi un bus et, à terme, nous aimerions proposer des trajets en trains. Nous avons un partenariat avec la SNCF qui devrait bientôt prendre des parts au capital de Blablacar - nous allons bientôt faire une levée de fonds de 101 millions d’euros et la SNCF y participe aux côtés de nos actionnaires historiques. L’idée est de rendre le service Blablacar encore plus attractif. L’expérience montre que les personnes qui font des trajets en covoiturage ont cherché des solutions de déplacement sur plusieurs sites. On souhaite donc leur faciliter la vie.

Pour cela, nous avons également une stratégie intermodale, c’est-à-dire que nous voulons combiner les moyens de transport. Faire une partie du trajet en train, l’autre en covoiturage et la dernière en bus, par exemple. Nous voulons associer la force et la vitesse du TGV, à celle du covoiturage, qui a la capacité d’aller partout, afin de pouvoir proposer des trajets improbables.

Blablacar a annoncé en septembre 2018 qu’elle était rentable pour la première fois de son histoire. En rachetant Ouibus, qui est déficitaire, pourrez-vous de nouveau être rentable en 2019 ?

F.M. : Notre stratégie est de développer de nouvelles activités donc, pour l’instant, nous perdons de l’argent. Nous sommes en train de réinvestir, c’est pour cela que nous levons à nouveau des fonds. Nous ne serons pas rentables en 2019, mais cela fait partie du plan. La culture de la société n’est pas de se dire qu’on a atteint notre rentabilité et donc que l’on va commencer à distribuer des dividendes. Notre culture, c’est d’investir sur le futur, pour grandir. On perd de l’argent aujourd’hui pour aller chercher des parts de marché plus importantes.

Vous êtes depuis peu coprésident de France Digitale, une association qui réunit les entrepreneurs du numérique. Quelles sont vos priorités ?

F.M. : Notre volonté est de voir de plus en plus de scale-up se former. Contrairement aux start-up qui se cherchent, les scale-up ont trouvé leur modèle et le font grandir. L’idée est de voir naître des géants du numérique en Europe puisqu’aujourd’hui, ils sont en grande majorité américains. En Europe, nous ne sommes pas assez uniformisés et c’est ce qui nous manque. C’est pour cela que nous militons pour une uniformisation des règles de jeu au niveau européen pour les start-up, afin qu’elles puissent devenir plus grandes plus vite et qu’elles rivalisent avec des concurrents internationaux très puissants.

Pour cela, nous avons besoin de gagner en attractivité. Notamment pour attirer les meilleurs talents. L’enjeu du recrutement est capital. Il faut beaucoup de personnes mais surtout des personnes très bien formées. Et les talents du digital sont des personnes qui ont une mobilité professionnelle extrême, qui peuvent travailler sur différents continents. Donc c’est quasiment un enjeu national d’attractivité. C’est ce que nous faisons avec France Digital Talent, qui a pris la suite de Reviens Léon, le programme que j’avais lancé il y a quelques années pour tenter de faire revenir les talents français, partis à l’étranger. Pour l’instant, la France n’est pas assez attractive. Dans la Silicon Valley, on ne compte même plus les succès tellement il y en a : Google, Facebook, Amazon, Linkedin, Airbnb, Paypal… C’est un écosystème extrêmement attractif parce qu’il y a plein de succès. En France, nous n’avons pas encore assez de succès. Et je préfère que l’on produise nous-même des géants du numérique plutôt qu’on soit réduit à se demander comment on va les taxer. On a été capable de produire de très belles boîtes dans tout un tas de secteur, dans l’aviation, l’énergie, les transports, le luxe… Mais dans le numérique, on n’y est pas. Pourtant, les vingt prochaines années seront digitales. Pour compter, il faut réussir à créer des entreprises du numérique.

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