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Manurhin sous pavillon emirati : ce qui s’est joué en coulisses
Enquête Mulhouse # Industrie # Fusion-acquisition

Manurhin sous pavillon emirati : ce qui s’est joué en coulisses

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Placé en redressement judiciaire en juin, le fabricant de machines pour munitions Manurhin, à Mulhouse, a été repris par Emirates defence industries company. Exit l’actionnaire slovaque, exit Rémy Thannberger. Retour sur les dessous de cette acquisition.



— Photo : © Manurhin

Placé en procédure de sauvegarde en juin 2017 pour trésorerie insuffisante puis en redressement judiciaire en juin dernier, le "leader mondial" des machines de munition de moyen calibre Manurhin, à Mulhouse, est finalement passé début août aux mains du groupe Emirates defence industries company (Edic), créé par les Emirats Arabes Unis en 2014 et rassemblant une quinzaine de sociétés publiques de défense du pays.

Ce producteur de munitions, d’armes légères et de blindés reprend 104 des 145 salariés de l’industriel alsacien fondé en 1919, et qui a employé dans ses heures les plus glorieuses jusqu’à 1000 personnes… Que s’est-il joué dans les coulisses de cette reprise ? Pourquoi l’Etat a-t-il laissé passer sous pavillon étranger cet ancien fleuron de la défense française ?

Les principales raisons de la chute de Manurhin sont connues. Malgré un carnet de commandes plein, l’industriel, exportant 100% de sa production, à destination du Moyen-Orient notamment, faisait face depuis plusieurs années à des problèmes de trésorerie. Le groupe a réalisé 12,1 M€ de chiffre d’affaires en 2017, avec des pertes atteignant les 16,7 M€ à fin 2017, malgré un important carnet de commandes, d’environ 85 M€ à fin 2017, selon son rapport annuel.

En cause : la difficulté à trouver les financements nécessaires, auprès des banques comme de l’Etat, de par le domaine d’activité de l’entreprise mais aussi en raison d’un actionnariat jugé opaque. En ligne de mire : l’investisseur slovaque Delta Defence, détenant 34% du capital, dont l’identité des propriétaires reste obscure.

Une filière non stratégique pour la défense française

« Après que la relance de la filière des munitions ait été un temps envisagé sous la présidence de François Hollande, « cette activité a été considérée par l’actuel gouvernement comme n’étant plus stratégique pour la défense française », indique le député de la 6e circonscription du Haut-Rhin, Bruno Fuchs. « Le gouvernement a décidé de laisser jouer le marché, sans mobiliser de fonds publics », poursuit le député.

Alors que les élus et acteurs économiques alsaciens ont coutume de se mobiliser pour défendre les entreprises en difficulté de leur territoire, c’est pourtant Bercy, le Quai d’Orsay et plusieurs corps diplomatiques qui ont pris la main pour orchestrer la cession de Manurhin.

Bruno Le Maire, ministre de l'Economie et des Finances, s’est félicité de la décision de la chambre commerciale du Tribunal de Grande Instance de Mulhouse d’accepter l’offre de reprise d’Edic, déclarant : « Je veux saluer la mobilisation des industriels qui ont élaboré dans un temps très court un projet industriel ambitieux pour Manurhin et souhaiter la bienvenue en France au groupe Edic, qui développe ainsi son partenariat avec l’industrie de défense française ».

L’Etat aurait sa part de responsabilité

Selon certaines sources proches du dossier, l’Etat aurait sa part de responsabilité, ayant contribué à faire entrer le slovaque Delta Defence au capital, celui-là même qu’il s’est en coulisse évertué à écarter de la reprise de l’entreprise. Une analyse que ne dément pas Rémy Thannberger, ancien président du directoire de Manurhin : “Rétrospectivement, le fait que l’Etat, qui était le premier actionnaire de Manurhin depuis 2012, n’ait jamais vraiment joué son rôle et finisse par céder ses titres début 2016, nous a probablement été fatal. J’ai souvent déploré l’attitude des banques à notre égard, mais à leur décharge, la position de Giat Industries et surtout de Bpifrance (qui détenaient ensemble 43 % du capital du groupe) alors même que nous venions de réaliser notre troisième année consécutive de bénéfices, avait légitimement de quoi les inquiéter”. Même si certains pointent la personnalité complexe de Rémy Thannberger, le député Bruno Fuchs estime que « sans lui, Manurhin n’existerait déjà plus. Il a fait ce qui était en son pouvoir pour sauver l’entreprise ».

La ligne de Bercy l’a emportée

Créée il y a près d’un siècle donc, l’entreprise est notamment connue pour avoir produit dans les années 1970 les révolvers MR73 utilisés par la Police Nationale, avant de se recentrer à la fin des années 1990 sur la fabrication de machines de production de munitions. Chahuté dans les années 2000, Manurhin est repris successivement par les groupes Matra puis Nexter, avant que Rémy Thannberger, petit-fils d’un ancien salarié de l’entreprise, n’en reprenne les rênes en 2010. En 2011, le gouvernement décide d’entrer au capital de l’entreprise via Bpifrance, contribuant à réunir au tour de table Giat Industries (ex-Thalès, un temps dirigé par Luc Vigneron, actuel dirigeant d’Edic), la Sofired une structure du ministère des armées) et l’investisseur slovaque Delta Defence.

« En mars 2016, à la demande de l'État, nous avons racheté ses titres, Robert Nguyen, PDG de Manurhin et moi-même. L'État est sorti du capital en 2016, plus-value à l'appui », rappelle Rémy Thannberger. Selon l’ancien dirigeant “le ministère de l’Economie est allé plus loin encore durant l’été 2017, lorsqu’il a ouvertement commencé à envisager le dépôt de bilan de Manurhin. Cette préférence, officiellement et directement exposée aux représentants du personnel début 2018 par un proche collaborateur de Bruno Le Maire, a été un choc dans l’entreprise. En dépit d’un ultime appel à l’aide à la présidence de la République, cette ligne, celle de Bercy, l’a finalement emporté”.

Le dossier le mieux disant en termes d’emploi

Suite au redressement judiciaire de Manurhin, six dossiers de reprise ont été déposés constitués par deux candidats français, ECM Technologies à Grenoble, Odyssée Technologies dans l’Est de France, le Slovaque Delta Defence, le Belge New Lachaussée, un industriel tchèque et Edic. “Tout le monde sait que j’aurais préféré une solution française. L’une d’entre elles était particulièrement sérieuse et semblait faire l’unanimité. Mais là encore, faute de soutien suffisant, aucune solution européenne n’a pu s’imposer et la proposition d’Edic, déposée in extremis, l’a logiquement emporté”, juge Rémy Thannberger.

La chambre commerciale du tribunal de grande instance de Mulhouse a choisi le mieux disant en termes d’emplois. Le repreneur a mis à pied Rémy Thannberger et Robert Nguyen. Sollicitée, la nouvelle direction n’a pas souhaité s’exprimer, désirant « se concentrer sur la relance de l’activité ».

« La bonne nouvelle, c’est qu’Edic est une entreprise qui a du capital, estime le député Bruno Fuchs. Reste qu’ils ne se sont pas engagés sur la pérennité à long terme du site mulhousien ». L’entreprise va devoir valoriser son savoir-faire pour prouver que son activité ne peut être délocalisée.

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