La crise de l'aéronautique oblige la filière numérique occitane à se renouveler
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La crise de l'aéronautique oblige la filière numérique occitane à se renouveler

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Dépendante des autres secteurs, la filière du numérique occitane est très fortement impactée par la crise liée à l’épidémie de coronavirus. Un phénomène accentué dans l’ouest de l’Occitanie, où beaucoup d’entreprises travaillent avec l’industrie aéronautique. Elles tentent de rebondir en se diversifiant.

Anton Bielakoff, directeur général du spécialiste toulousain des paiements en ligne Lyra, espère compenser les pertes du premier semestre 2020 en multipliant les ouvertures de compte à l'international — Photo : Lyra

C’est l’une des victimes collatérales de la crise du secteur aéronautique : la filière numérique, qui représente au moins 64 000 emplois en Occitanie, 18 500 entreprises et 8 milliards d'euros de chiffre d'affaires (source : étude Springlab/Idate pour l'agence de développement économique régionale Ad'Occ). D’après le Syntec Numérique Occitanie (150 entreprises adhérentes), le syndicat professionnel des entreprises de services du numérique, des éditeurs de logiciels et des sociétés de conseil en technologies, entre 8 000 et 10 000 destructions d’emplois sont à attendre ces prochains mois. « Les sociétés de prestations numériques et d’ingénierie sont touchées de manière très violente par la crise liée à l’épidémie de coronavirus. Nous avons identifié plus de 10 000 ingénieurs et techniciens qualifiés qui devraient se retrouver sans projet à la rentrée de septembre, annonce Daniel Benchimol, animateur de la cellule de crise du Syntec Numérique Occitanie. Ces ingénieurs coûtent 10 millions d’euros par jour ! Aucune région ne possède autant de talents sous-traités pour une seule et même industrie, l’aéronautique, et c’est ce qui rend l’impact de la crise particulièrement exacerbé, notamment dans la partie ouest de la région ».

Les annonces d’arrêts de missions et de projets chez les donneurs d’ordre régionaux ont chamboulé toute la dynamique du numérique régional, une filière qui adresse toutes les autres filières. Dans l’ordre, d’après une étude réalisée par Digital 113, cluster des entreprises numériques d’Occitanie, sur un panel de 54 entreprises, le numérique est impacté par les perturbations dans les filières clientes de l’industrie/métallurgie (notamment aéronautique et automobile), transport/logistique, collectivités/services publics, santé/sanitaire/social, éducation/formation, e-commerce et tourisme/hôtellerie/restauration.

Un recours massif au chômage partiel

Les entreprises de services du numérique (ESN) occitanes ont donc eu massivement recours au chômage partiel, dont 70 % sont dus à la baisse d’activité d’Airbus, soit 12 600 emplois. « Plus de 50 % des entreprises du numérique ont fait appel au chômage partiel pour faire face aux arrêts de commandes et, parfois, à l’annulation de commandes fermes », précise Amélie Leclercq, directrice générale de Digital 113 (12 animateurs ; 335 adhérents). D’après une seconde étude de Digital 113 sur un panel de 23 répondants, 57 % des entreprises déclaraient à la fin mai subir des annulations sèches de commandes par certains gros clients, et 65 % des décalages de commandes.

Au plus fort de la crise, la société Eole Consulting (CA 2019 : 12 M€) a dû placer 40 % de ses 230 salariés au chômage partiel ; le tiers des effectifs était toujours concerné par cette mesure au mois de juillet. La société créée en 2012 travaille principalement pour les ESN de rang 1 (Atos, Capgemini, etc.) elles-mêmes sous-traitantes des acteurs de l’industrie, notamment aéronautique. Fort d’une croissance annuelle d’environ + 30 %, Eole Consulting prévoyait un chiffre d’affaires de 16 millions d’euros et le recrutement de 100 nouveaux collaborateurs en 2020. « L’arrêt soudain des projets, de mi-mars à fin avril et parfois fin juin, a fait chuter notre chiffre d’affaires mensuel d’un tiers, partage Pierre-Jean Brousset, PDG de l’entreprise. En tenant compte d’un beau premier trimestre, nous allons essayer de limiter la décroissance à -10 % sur l’année ». Pour cela, la société a mis les embauches en pause et contracté un prêt garanti par l’État (PGE) de 1,2 million d’euros.

Pierre-Jean Brousset, PDG d'Eole Consulting. — Photo : Eole Consulting

Faciliter les transferts de compétences

En outre, Eole Consulting table sur une double diversification. « Nous voulons investir ailleurs qu’à Toulouse, en commençant par l’ouverture d’une agence à Bordeaux où nous pourrons adresser une clientèle dans les domaines de l’administration, du financier et de l’assurance, des secteurs moins impactés par la crise actuelle, décrypte le PDG. L’objectif est aussi de nous recentrer sur le développement de nos autres implantations à Paris, Nantes et Lyon ; je pense par exemple au marché lyonnais de la santé, ce qui fait sens avec la start-up médicale Hygia dont je suis cofondateur ». L’ESN, qui avait créé l’Eole Academy en 2019, compte aussi multiplier les formations techniques. Mais malgré ces différentes actions, elle ne pense pas pouvoir revenir à sa santé économique d’avant-crise avant 2023.

D’après l’étude de Digital 113 datée de mai, 61 % des entreprises occitanes du numérique interrogées prévoient une perte de chiffre d’affaires supérieure à 20 % en 2020, et jusqu’à 80 % pour certaines, ce qui serait synonyme de faillite. Près de 61 % ont eu recours à un report d’échéances fiscales et sociales, 48 % à un PGE, 39 % à un prêt de trésorerie Bpifrance et 35 % à un report des échéances bancaires. C’est pourquoi, de leur côté, les organismes animateurs de la filière du numérique régionale comme Digital 113 ou le Syntec Numérique Occitanie recherchent des solutions pour accompagner les entreprises locales vers la sortie de crise. Pour la directrice générale de Digital 113 Amélie Leclercq, un premier défi est de conserver les talents sur le territoire : « En lien avec le Syntec Numérique et l’État, nous effectuons un gros travail de recensement des compétences disponibles, tout en identifiant les besoins des entreprises pour, si possible, créer des passerelles directes et des transferts de compétences entre ESN sans passer par Pôle Emploi. »

Accélération de la digitalisation

D’autre part, ces acteurs misent sur un fort marketing territorial pour attirer dans la Ville rose et en région toulousaine des projets français ou internationaux qui ne s’y seraient pas forcément implantés naturellement. « Les entreprises n’ont plus le marché aéronautique : il faut donc aller chercher les projets en systèmes embarqués, cybersécurité, médical, biotechnologies, intelligence artificielle, tourisme ou agroalimentaire et agriculture, pour exploiter les nombreuses compétences disponibles », complète Amélie Leclercq. Plusieurs initiatives sont d’ailleurs déjà engagées dans cette voie, telles que les projets d’Institut interdisciplinaire d’intelligence artificielle de Toulouse (Aniti), Occitanie Data, le think tank NXU ou encore l’IoT Valley.

Par ailleurs, Digital 113 cherche à renforcer les partenariats et financements européens, comme avec le programme Diva lancé il y a trois ans et consacré au déploiement d’innovations numériques dans les secteurs agricole, agroalimentaire, environnement et forêt. Un tout nouveau projet dédié au numérique pour la filière viticole est aussi en préparation. L’épidémie de coronavirus et le confinement ont mis en avant le télétravail, les logiciels de collaboration à distance, ainsi que tous les outils numériques qui ont permis aux entreprises de continuer à fonctionner. « La prise de conscience des autres filières va sans doute résulter en une accélération de la transformation digitale des entreprises, anticipe Amélie Leclercq. C’est une opportunité business dont toutes les entreprises de la filière numérique pourront bénéficier. »


Lyra veut profiter de nouvelles opportunités à l’export

Lyra (350 salariés dont 200 à Labège, près de Toulouse ; CA 2019 : 70 M€), spécialiste de l’acheminement et de la sécurisation des flux bancaires et des paiements en ligne, a vu son chiffre d’affaires mensuel baisser de 40 % au plus fort de la crise liée à l’épidémie de Covid-19. Gestionnaire de sept paiements sur dix en France, la société, qui possède 55 000 clients dans le monde, a perdu sur les actes de paiements de proximité, et a limité l’impact grâce aux abonnements e-commerce. Surtout, l’entreprise qui réalise 50 % de son chiffre d’affaires à l’export grâce à dix filiales à l’étranger, notamment dans les pays d’Amérique latine, Amérique centrale, Afrique et Inde, voit fleurir de nouvelles opportunités business. « Nous étions déjà bien positionnés dans les pays en voie de développement, et le contexte tend à y accélérer la digitalisation du paiement et le développement de l’e-commerce, analyse Anton Bielakoff, directeur général de Lyra. Notre chiffre d’affaires à l’export pourrait bien dépasser le national en 2020, même si rien qu’en France nous avons enregistré 30 % de sollicitations supplémentaires au printemps ». Bien que Lyra soit confronté à la dévaluation de monnaie dans beaucoup de pays du Sud, l’entreprise qui prévoyait d’atteindre les 80 millions d’euros de chiffre d’affaires espère compenser les pertes avec l’ouverture de nouveaux comptes. Par ailleurs, la société a enregistré à partir de la mi-juin un afflux de candidatures assez inhabituel dans le secteur du numérique. « Ces profils proviennent sans doute des nombreuses ESN en difficulté dans la région toulousaine car très liées aux secteurs fortement impactés comme l’aéronautique, affirme Anton Bielakoff. De notre côté, les recrutements sont au beau fixe ».

Lyra a emménagé au début de l'été dans son nouveau siège de 4000 m2 à Labège, un investissement « de 5 à 10 millions d’euros » — Photo : Lyra

Coperbee accélère sur la fourniture d’outils clefs en main

L’ESN Coperbee (40 salariés ; CA 2019 : 1,60 M€) a perdu 30 % de ses prestations de services en raison de la crise liée à l’épidémie de coronavirus. Or, en 2019, la société de Lapeyrouse-Fossat (Haute-Garonne) avait entamé une diversification vers la fourniture d’outils clefs en main pour la gestion d’entreprise, et vers la formation. « Nous comptions développer ces deux axes en deux ans, mais le délai a été réduit à six mois, partage le fondateur et dirigeant Jean Barret-Castan. L’objectif à terme est de répartir le chiffre d’affaires entre les trois activités. » Coperbee mise sur ses compétences en ingénierie des processus et sa capacité à personnaliser le paramétrage des plateformes SaaS qu’elle propose, pour coller aux méthodologies de travail des clients. Avec le confinement, de nombreuses entreprises ont décidé d’accélérer leur digitalisation, ce qui passe par les outils de gestion de projets, du marketing, de l’après-vente, du télétravail ou encore de la relation client proposés par Coperbee. Le haut-garonnais est notamment spécialisé dans la configuration de l’écosystème Zoho, une suite de 40 applications dont cinq reconnues à l’échelle mondiale. En juin, Coperbee était en discussion avec une quarantaine de nouveaux prospects. « Plus de 80 % des actions menées par une entreprise sont automatisables, et de plus en plus de sociétés commencent à s’en rendre compte », souligne le dirigeant. La société développe également des offres de formation et de certification à destination des salariés. Coperbee ambitionne même de créer son propre centre de formation en 2021. La société doit présenter au salon Paris Retail Week, mi-septembre, son tout premier produit R & D : un outil d’analyse poussée des avis clients, notamment à destination des e-commerçants. Coperbee vise une croissance de 30 % en 2020 (au lieu de 90 %) et vient d’ouvrir 30 % de son actionnariat aux salariés.

Coperbee mise sur la volonté nouvelle des entreprises d'accélérer sur la digitalisation. — Photo : Coperbee
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