Les entreprises de propreté en plein paradoxe
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Les entreprises de propreté en plein paradoxe

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Aux avant-postes dès le début de la crise, le secteur de la propreté n’a que partiellement bénéficié d’un effet d’aubaine dans ce contexte sanitaire. C’est le paradoxe de cette filière qui regroupe plus de 1 800 entreprises en région Sud, pour plus de 44 000 salariés : davantage sollicitée d’un côté, victime par ricochet de l’autre de l’arrêt d’activité de ses clients dans l’hôtellerie, l’événementiel ou le transport aérien.

Certaines entreprises de la propreté ont vu leur chiffre d'affaires brutalement s'effondrer, d’autres sont sursollicitées. C'est tout le paradoxe de cette filière qui emploie plus de 44 000 salariés dans la Région Sud — Photo : DR

Les soignants bien sûr, mais aussi les caissières, les éboueurs, les livreurs… En première ligne de la crise due au Covid-19, il y avait aussi les agents de la propreté grâce auxquels beaucoup d’autres Français ont pu travailler. Une présence discrète. Question d’habitude pour ces invisibles à qui il est toujours demandé d’intervenir tôt le matin ou tard le soir, avant ou après tout le monde. « On a beaucoup parlé de la caissière de supermarché qui était remarquable parce qu’elle poursuivait son travail. C’est vrai et c’est tant mieux », a souligné Philippe Jouanny, président de la Fédération des entreprises de propreté et services associés (FEP), réunie en assemblée générale à Nice fin septembre. « Mais on a oublié que pour que cette caissière puisse exercer, il fallait que des agents de propreté, dans des horaires extrêmement décalés, interviennent au préalable. Nos salariés ont été totalement oubliés. »

Dans la bouche du président de la Fédération, cet oubli se traduit surtout par le manque d’un dispositif d’aide qui serait tout entier dédié à ce secteur d’activité, impacté de manière très disparate selon les marchés et les territoires. En France, la propreté regroupe, selon la FEP, 15 277 entreprises pour un chiffre d’affaires de 16 milliards d’euros et 540 000 emplois. En région Sud, il s’agit de 1 981 établissements (soit 12,4 % du nombre total) et 44 160 salariés (voir graphique). Des emplois aujourd’hui menacés - « des dizaines de milliers dans toute la France », selon Philippe Jouanny - car trop soumis à des secteurs sinistrés, à l’image du transport aérien, de l’événementiel, de l’hôtellerie ou des loisirs.

Victimes collatérales du tourisme

C’est le cas de Ser-Hôtel à Antibes, dans les Alpes-Maritimes, dont le modèle est exclusivement tourné vers l’hôtellerie, moyen et haut de gamme. Si l’entreprise n’entre pas de fait dans la catégorie tourisme, elle en est dépendante à 100 %. « Nous avons 25 clients entre Nice et Toulon, soit entre 50 et 220 chambres. Les hôtels nous confient l’entière prestation de nettoyage, ils ne se soucient plus de rien : du nombre de chambres par jour, jusqu’au suivi et au contrôle qualité », explique son directeur, Julien Adam. Autant dire que le confinement et la suspension des voyages et activités touristiques et événementielles sont arrivés violemment. « Tout cela a été très brutal. Tous nos clients ont fermé entre le jeudi 12 mars et le mardi 17 mars. Je suis resté bouche bée. Nous employons 60 personnes en CDI et jusqu’à 300 sur une saison normale. Là, nous avons dû passer 100 % de notre personnel en activité partielle. »

Dans le Var, près de Draguignan, Abeille Propreté (8 salariés, 123 000 euros de CA en 2019) est spécialisée dans le nettoyage écologique, utilisant des produits sans nocivité pour l’environnement. La TPE intervient principalement sur le marché des bureaux et des copropriétés mais assure aussi des prestations auprès de chambres d’hôtes, maisons en location et dans l’événementiel qui représentent 15 % de son chiffre d’affaires. « Pour compenser les pertes, j’ai mis à profit le confinement pour prospecter un nouveau secteur : les bases vie des chantiers de BTP, soumises à des procédures de désinfection », explique Emmanuelle Meylan. « Ma société étant assurée pour réaliser des prestations de désinfection, j’ai pu intervenir auprès d’entreprises comme Spie Batignolles ou Grand Delta Habitat. Cette diversification m’a permis de faire rouler ma trésorerie et d’engranger du chiffre d’affaires. » L’entreprise, qui visait la barre des 200 000 euros en 2020, pense finalement atteindre les 145 000 euros.

Sur une autre échelle, les plus grands ne sont pas épargnés. GSF est le numéro quatre français du secteur, fondé il a 57 ans. Le groupe est basé à Sophia Antipolis et compte 124 implantations sur l’ensemble du territoire national, regroupant quelque 36 000 salariés pour un chiffre d’affaires de 930 M€ en 2019. Avec la crise sanitaire, certains pans de son activité sont tombés à zéro ou presque, notamment celle exercée dans les aéroports (GSF gère les plateformes d’Orly, Roissy, Lyon Saint-Exupéry ou Marseille-Provence) ainsi que dans les avions (100 000 habituellement chaque année), mais aussi dans les loisirs et l’événementiel. « Nos sociétés dans le Sud ont été davantage en difficulté », détaille le directeur de la communication du groupe, Jean-François Bennetot. « Je pense par exemple à l’activité au Palais des Festivals de Cannes ou au sein de parcs d’attractions comme Marineland à Antibes. À l’inverse, il y a des secteurs comme la santé ou l’agroalimentaire, pour lesquels il a fallu être omniprésent. Globalement, ceci a compensé cela. »

Plus de demandes de désinfection

Voilà qui résume bien tout le paradoxe que traversent depuis plusieurs mois les entreprises de propreté. Quand certaines ont vu leurs clients baisser le rideau et, avec eux, leur chiffre d'affaires chuter brutalement, d’autres ont été, et sont encore, sursollicitées. Car il leur faut non seulement nettoyer comme à l’accoutumée, mais aussi et surtout désinfecter, et désinfecter encore, notamment les fameux points de contact. « Nous sommes passés des invisibles aux visibles, en augmentant le nombre de passages quotidiens », poursuit Jean-François Bennetot. « L’exposition est très positive pour notre personnel, qui je l’espère depuis 40 ans, pourra être reconnu de façon durable même une fois l’émotion passée. Mais nous n’avons pas découvert la désinfection, nous avons simplement mis en place des protocoles plus spécifiques, plus élaborés. »

C'est notamment le cas à Cagnes-sur-Mer pour SMS Propreté, une PME de 70 salariés qui intervient essentiellement dans le tertiaire. « L’activité a repris mi-mai plus que normalement car nos clients ont voulu un nettoyage de déconfinement avec la mise en place des protocoles internes », précise son gérant, Jean-Marc Ferrer. « Depuis, là où nous passions deux fois par semaine, nous passons désormais cinq fois. Cela ne nous pas permis pour autant de rattraper les deux mois de pertes mais nous sommes plus optimistes quant au fait que les gens ont pris davantage le nettoyage comme une valeur. » Pas de réel effet d’aubaine donc, mais des heurts fortement limités. Restant optimiste, après avoir notamment remporté trois marchés publics pendant le confinement (une collectivité locale, un musée et un palais des congrès), Jean-Marc Ferrer vise le million d’euros de chiffre d’affaires l’an prochain, contre 800 000 euros cette année.

Même constat pour le varois Hygipronet (100 salariés), près de Toulon. Son cofondateur, Daniel Da Barbuto, pensait enregistrer 20 à 25 % de croissance cette année (2,4 M€ de CA). Avec la crise, « nous devrions équilibrer. Nous avons perdu, sur le seul mois de mars, 40 % de notre chiffre d’affaires. Heureusement, nous avions une certaine ancienneté et la trésorerie nécessaire pour passer cette période. Puis l’un de nos plus gros clients, la régie mixte des transports toulonnais avec 250 bus, ainsi que des copropriétés, ont demandé des interventions plus nombreuses et précises. Nous avons alors enregistré un surplus d’heures de travail, qui est venu compenser les pertes enregistrées quelques semaines plus tôt. » À Marseille, la société Essi, filiale du groupe Saphir (13 filiales en France et 3 000 salariés) emploie 220 personnes et intervient notamment dans les galeries marchandes et le secteur du luxe. « Depuis la fin de l’été, l’activité a finalement repris. Grâce aux opérations de désinfection, en prévention ou en action après confirmation de cas de Covid, notre chiffre d’affaires a enregistré une croissance de l’ordre de 15 à 20 % », confie Thierry Lampasona, son dirigeant. « Nous bénéficions au final de la situation sanitaire et des protocoles qui sont mis en place. Si nous demeurons sur cette tendance d’ici à la fin de l’année, nous aurons couvert les mois d’arrêt. Le fait d’avoir une clientèle diversifiée nous sauve. »

Des surcoûts problématiques dans la durée

Mais jusqu’à quand cela pourra-t-il durer ? C’est l’une des inquiétudes partagées par l’ensemble de ces entreprises de la propreté. Si effet d’aubaine il y a, il ne pourra que prendre fin prochainement. Leurs clients le leur ont déjà fait savoir, ils ne pourront assumer les surcoûts dus à ces prestations de nettoyage plus fréquentes. « Nous nous attendons à un rééquilibrage », explique-t-on ainsi chez GSF. « Nous entrons dans une deuxième phase alors que de nombreux clients vont devoir réaliser des économies. Il va nous falloir être particulièrement agiles, encore plus à l’écoute de nos clients. » Emmanuelle Meylan avoue avoir « une autre crainte, liée à la longévité des procédures sanitaires. Pour le moment, on entretient la peur du virus. Les entreprises, du BTP, mais aussi les autres, ont une obligation de moyen. La donne changera le jour où les entreprises ne pourront plus payer ce surcoût de nettoyage. Aujourd’hui, mon entreprise, Abeille Propreté, doit faire face à un problème totalement nouveau : certains de mes clients sont devenus frileux, et paient à 60, voire 90 jours. Je suis en quelque sorte devenue la banque de mes clients et c’est très problématique, car j’ai moins de trésorerie qui rentre, alors que mes équipes sont sur le pont pour réaliser les prestations. »

Une crainte et des interrogations qui trouvent écho chez Hygipronet. Daniel Da Barbato se dit pourtant d’un naturel optimiste : « Nous trouverons tous les moyens pour passer cette crise, mais les informations qui circulent en ce moment n’invitent pas à la sérénité. J’ai aussi des inquiétudes liées au remboursement des prêts garantis par l’État : aujourd’hui, les entreprises ne remboursent que les intérêts. Bientôt, elles devront aussi rembourser le capital… Et pour celles qui tiennent aujourd’hui grâce au PGE, je crains pour leur survie. Si des entreprises ferment leurs portes demain, il y aura un effet domino, qui nous pénalisera alors que nous nous battons pour trouver des solutions pour nous en sortir. »

TPE, PME ou grands groupes naviguent donc toujours à vue. Pour Ser-Hôtel, dépendant à 100 % du tourisme, l’année 2020 est à oublier. « J’ai fait une croix sur l’année. Je présenterai un bilan avec un déficit mais conjoncturel, pas structurel. Nous avons de la trésorerie, grâce notamment au PGE de 500 000 euros auquel je n’ai pas encore touché et que j’espère ne pas entamer avant février ou mars. Peut-être pourrons-nous « faire un coup » en décembre pour les fêtes, mais pour l’heure, on subit. On fait le dos rond. Les coûts fixes sont toujours là, entre 20 000 et 30 000 euros par mois. C’est la trésorerie qui les assure. » Julien Adam conserve ses espoirs pour le mois de mars. Un mois qui voit habituellement la reprise progressive de l’activité notamment sur la Côte d’Azur avec les premiers marchés professionnels de l’année et le tourisme d’affaires à Cannes, les vacances scolaires de printemps, pour aller crescendo vers le mois de mai et le Festival de Cannes. Mars 2021 qui serait alors un renouveau ô combien symbolique, un an après le début de la crise sanitaire en France.

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