Les entreprises de la région Sud veulent réconcilier business et quête de sens
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Les entreprises de la région Sud veulent réconcilier business et quête de sens

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Plus lentes au démarrage, les entreprises de la région Paca sont en train de rattraper leur retard, rejoignant le mouvement des entreprises à mission, enclenché par la loi Pacte de 2019. Trente entreprises régionales se sont aujourd’hui déclarées au grand jour avec l’envie de dépasser la seule recherche du profit, de réconcilier le business avec la quête de sens.

L’entreprise marseillaise Anotherway, spécialiste du zéro déchet, est entreprise à mission depuis la fin d’année 2021 — Photo : Anotherway

Lorsque Bruno Le Maire, patron de Bercy, dévoile les contours de la loi Pacte en 2018, il nourrit l’ambition de "faire rayonner un modèle français de responsabilité." Depuis, ce "Plan d’actions pour la croissance et la transformation des entreprises", est entré en vigueur en fin d’année 2019, créant le statut de société à mission. Sur la base d’un engagement volontaire, cette qualité de société à mission est reconnue à une entreprise qui inscrit une raison d’être dans ses statuts, et charge un organe de suivi de vérifier l’atteinte de ses objectifs et l’adéquation des moyens engagés. Ensuite, l’organisme tiers indépendant (OTI) aura pour mission de vérifier les informations correspondantes.

Depuis l’entrée en vigueur du texte avec son décret d’application en date du 2 janvier 2020, des entreprises connues ont franchi le pas, comme le groupe Danone, seule société du CAC 40, l’assureur Maif, Harmonie Mutuelle, la marque de bottes Aigle, ou encore le Slip français.

Elles sont désormais 619, selon l’Observatoire des sociétés à mission qui tient les comptes au niveau national. Ce nombre peut sembler bien maigre au regard du nombre de TPE (3 millions), de PME (140 000), d’ETI (5 400) et de grandes entreprises (274). Mais ces pionniers montrent la voie à prendre pour transformer un modèle d’entreprise reposant sur la seule quête du profit en un modèle plus vertueux, prenant en compte les enjeux environnementaux, sociaux et sociétaux. "C’est un véritable élan qui se crée grâce à la Communauté des Entreprises à Mission : 10 000 nouvelles entreprises dans tous les secteurs pourraient faire évoluer leur statut d’ici 2025, et devenir des entreprises à mission. Et pourquoi pas encore plus", avait affirmé Olivia Grégoire, Secrétaire d’État chargée de l’Économie sociale, solidaire et responsable lors du lancement de l’Observatoire des entreprises à mission en janvier 2021.

Rattraper le retard

Cet observatoire soulignait d’ailleurs dans son dernier baromètre, en date de mars 2022, que "depuis deux ans, le développement de ce modèle d’entreprise s’avère solide, avec une progression à deux chiffres, trimestre après trimestre." Ce baromètre montre aussi que si l’Île-de-France totalisait encore 51 % des entreprises à mission fin 2021, la part des autres régions augmentait de façon notable. La région Paca connaît même une croissance particulièrement forte, avec un nombre de sociétés à mission qui a triplé en un an. "À la date du 26 avril 2022, nous recensions 30 sociétés à mission en région Sud, dont 21 dans les Bouches-du-Rhône", détaille Anne Mollet, directrice générale de la Communauté des entreprises à mission, une association qui regroupe 400 membres (entreprises, experts, chercheurs, etc.)

La région Paca connaît même une croissance particulièrement forte, avec un nombre de sociétés à mission qui a triplé en un an.

Pourtant la région partait de loin, se rappelle la directrice : "lors de mon intervention devant l’UPE 13 à l’automne 2021, la région était horriblement en retard, par rapport à d’autres. À titre de comparaison, au quatrième trimestre 2021, la région Auvergne-Rhône-Alpes (première du podium, hors Île-de-France) comptait 43 sociétés à mission, les Pays de la Loire, 35 et la Région Sud, 21. Néanmoins, j’ai le sentiment aujourd’hui que le Sud rattrape son retard, et de manière accélérée : la région comptait deux sociétés à mission en janvier 2021, sept en juin 2021, 21 au début de cette année et désormais 30."

Par ailleurs, compte tenu du temps moyen nécessaire pour observer ce changement - "entre 6 et 24 mois" selon Anne Mollet - compte tenu aussi de la notoriété croissante de ce modèle", une intensification de cette tendance positive est attendue dans les mois à venir. Une accélération en outre renforcée par la crise sanitaire, "qui a poussé nombre de dirigeants à vouloir réaffirmer leur rôle sociétal."

La volonté d’un homme ou d’une femme

Franchir le cap demande donc du temps et au départ une impulsion : "C’est un acte de leadership fort car dans 98 % des cas, la décision émane du dirigeant", précise Anne Mollet. "Dès le projet de création d’entreprise, je souhaitais fonder une entreprise différente et, avec mes associés, nous avons donné naissance, en novembre 2021, à la première entreprise à mission du secteur des entreprises de services numériques, avec, inscrit au cœur de nos statuts, la solidarité. Nous avions envie de repenser la distribution de la richesse dans l’entreprise", explique Fabien Amico, cofondateur des Filles et les garçons de la tech, une société qui a son siège social près d’Aix-en-Provence et compte déjà 25 collaborateurs.

Une partie de l’équipe de l’entreprise aixoise Les Filles et les garçons de la tech, lors d’une opération de collecte des déchets dans les calanques de Marseille — Photo : Fgtech

Pour d’autres, le statut est un prolongement naturel, à l’image de la PME familiale Resistex (48 salariés, CA : 16 M€), qui est spécialisée dans l’éclairage professionnel près de Nice et figure parmi les premières à avoir déclaré son changement de statut en Paca. Pour son dirigeant Bernard Alfandari, ce statut était fait pour son entreprise : "Nous n’avons pas attendu d’être entreprise à mission pour être dans l’engagement, dans la richesse humaine, pour s’élever dans l’immatériel." Ce constat de départ est partagé par Stéphane Benhamou, le PDG de Paca Participations (300 salariés) dans le Var, qui a placé la RSE au cœur de ses magasins, l’Hyper U des Arcs, le Super U de Saint-Zacharie et Biomonde à Brignoles : "nous avons toujours eu des convictions, maintenant, je souhaite que nous les mettions en forme, que notre passion soit communicative et suscite l’adhésion du plus grand nombre. Ce statut, que nous prévoyons de déclarer en début d’année 2023, donnera du sens à ce que nous entreprenons et nourrira l’esprit de challenge."

Un étendard pour l’entreprise

Chez Paca Participations, l’idée germe depuis une année déjà. Annelise Harouche, responsable qualité, environnement, RSE, veut se donner le temps de bien faire : "Nous avons une raison d’être : contribuer par notre implication locale et sociétale au mieux vivre ensemble sur nos territoires. Nous nous engageons déjà pour nos collaborateurs, nos clients, le territoire et la préservation de l’environnement", explique-t-elle. Il lui reste à définir les bons indicateurs et elle a choisi d’être accompagnée et de prendre le temps nécessaire car "la RSE doit rester un plaisir et je ne veux pas, demain, être obnubilée par des chiffres, je ne veux pas, non plus, que ce statut nous fasse perdre notre spontanéité", ajoute-t-elle.

"La RSE doit rester un plaisir et je ne veux pas, demain, être obnubilée par des chiffres."

Chaque étape demande du temps : "Une entreprise à mission doit avoir une raison d’être et des objectifs statutaires qui l’obligent à agir sur le plan environnemental, social et sociétal, objectifs qui sont suivis et contrôlés par le comité de mission et un organisme tiers indépendant", explique Anne Mollet. D’où la nécessité de ne pas se précipiter. L’exercice demande une grande transparence envers toutes les parties prenantes, des salariés aux actionnaires, en passant par les clients ou les fournisseurs. Mais l’exercice est salvateur. "Il est important de dire ce qu’on est, ce qu’on pense, ce qu’on fait. Cela oblige à se mettre un coup de pied au derrière pour faire les choses. Si on ne formalise pas, on fait moins", souligne Bernard Alfandari, qui a vu dans l’exercice, non pas une contrainte, mais une opportunité de ne pas s’endormir en chemin, qui y a aussi trouvé un "étendard sous lequel se mettre."

Bernard Alfandari, dirigeant de la PME familiale Resistex, entreprise à mission depuis fin 2019, veut "fournir au plus grand nombre un éclairage de qualité énergétiquement efficace." — Photo : Résistex

Adeline Cassan, la dirigeante de la jeune société marseillaise Adoume, qui a vu le jour en 2021 pour proposer des produits d’hygiène et de soin solides, voit l’entreprise à mission comme un statut qui engage : "Tout doit être fait afin de prendre les décisions les plus équilibrées entre l’entreprise, la santé des consommateurs, la préservation de la planète. C’est une vraie contrainte, qui permet d’affirmer mon positionnement."

Des engagements assortis d’objectifs

Parce que chaque entreprise possède sa singularité, ses engagements collent à son métier et ses savoir-faire. Pour certaines, la mission est même intrinsèque à leur activité, à l’image d’Anotherway, qui propose des produits durables visant à remplacer les produits jetables de la cuisine et de la salle de bains : "au-delà de notre volonté de réduire l’impact environnemental des produits du quotidien, nous avons pris l’engagement de créer des produits certifiés bios et des emplois locaux", souligne Samuel Olichon.

Du côté de Nice, l’origine même du réseau immobilier Les Agences de Papa (une centaine de salariés), visait à baisser les prix pour rendre la propriété plus accessible au plus grand nombre. "Nous ne sommes pas une entreprise à mission pour faire joli, nous ne vendons pas un sac à sapin, nous voulons proposer des choses réalisables", confient les dirigeants Nicolas Fratini et Frédéric Ibanez. Ils ont ainsi choisi de travailler sur les violences conjugales en imaginant une solution digitale permettant de prioriser les dossiers de recherche de logements de ces femmes. Ils travaillent aussi à proposer des informations liées à l’accessibilité des personnes handicapées dans les logements qu’ils proposent.

"Nous ne sommes pas une entreprise à mission pour faire joli, nous ne vendons pas un sac à sapin, nous voulons proposer des choses réalisables"

À Aix-en-Provence Les Filles et les Garçons de la tech ont misé sur un choix novateur de management, la semaine de 4 jours payée 5, convaincus que pour avoir un impact sur la société, il faut du temps. "Tous nos collaborateurs bénéficient d’une 5e journée non dédiée au travail auprès des clients, bien que rémunérée, pour répondre à trois essentiels : du repos, de la formation et du sens", détaille Fabien Amico. Un an plus tard, les 25 collaborateurs des Filles et les garçons de la tech, "plus performants et motivés", ont donné 152 heures de leur temps pour des associations et ont bénéficié de 652 heures de formation. "En 2022, nous comptons doubler les effectifs, mais aussi les heures associatives et les heures de formation", ajoute l’entrepreneur, qui ne peut que constater que son choix d’entreprise solidaire et impliquée n’a en rien freiné son développement.

Nicolas Fratini et Frédéric Ibanez, cofondateurs des Agences de Papa, une des sept entreprises françaises cotées en Bourse (fin 2021), à avoir adopté le statut de société à mission — Photo : DR

Des intérêts multiples

Car le changement ne manque pas d’intérêts. Anne Mollet en voit plusieurs : "cela permet de réinterroger la finalité de son entreprise et de s’inscrire dans le temps long. Un autre intérêt est de donner la possibilité de renoncer à certains clients ou certaines activités, qui seraient incompatibles avec la mission. Cela permet enfin d’impulser une dynamique collective et nombre de dirigeants nous confient qu’il y a un avant et un après du point de vue de l’engagement des collaborateurs, comme en termes de marque employeur." Cette implication des salariés est partagée par tous les chefs d’entreprises rencontrés au cours de l’enquête. "Cela resserre une équipe", confie Frédéric Ibanez. "L’idée d’une entreprise à mission renvoie à des salariés à mission, à des missionnaires", affirme de son côté Bernard Alfandari. L’année prochaine, lorsque Paca Participations sera société à mission, son dirigeant Stéphane Benhamou espère bien fixer un cap avec une marque employeur, capable de séduire et de fidéliser ensuite.

"L'idée d'une entreprise à mission renvoie à des salariés à mission, à des missionnaires."

Si aucun avantage fiscal ou financier n’accompagne le statut de société à mission, certains dirigeants y voient tout de même une opportunité pour développer du business, à l’image d’Olivier Da Rold, qui a fondé l’entreprise aixoise Localizz, en 2013 pour vendre en ligne des produits locaux alimentaires aux professionnels et particuliers : "il existe des aides, des appels à projets spécifiques pour les entreprises de l’économie sociale et solidaire auxquels nous ne pouvions prétendre en tant qu’entreprise traditionnelle. Notre nouveau statut va nous ouvrir de nouvelles perspectives."

Des organes de suivi et de contrôle

Le jeu en vaut la chandelle, mais les règles doivent être respectées. Contrairement à ce qui se passe pour une entreprise lambda, qui peut raconter ce qu’elle veut sur ses actions RSE, les sociétés à mission sont suivies par un comité de mission avec publication d’un rapport annuel, passé ensuite au scanner des organismes tiers indépendants (OTI). "Les OTI ont été mis en place pour éviter le "mission washing" et réalisent un audit tous les deux ans pour les entreprises de plus de 50 salariés, tous les trois ans pour les entreprises de moins de 50 salariés. Les avis des OTI, favorables ou non, doivent être publiés sur le site internet de l’entreprise pendant cinq ans et toute personne peut saisir le tribunal de commerce durant cette période et demander le retrait du statut de société à mission", explique Alexandra Marsiglia, directrice conseil stratégie RSE - Raison d’être au sein du cabinet Des enjeux et des hommes.

Le risque est alors clairement réputationnel. Néanmoins, ce risque ne doit pas décourager les entreprises de se lancer, mais davantage les pousser à prendre tout le temps nécessaire, voire à se faire accompagner avant de se déclarer au grand jour. L’Institut régional des chefs d’entreprise propose un cursus de formation, le Medef Sud, également, avec Cap Raison d’Être, son président Yvon Grosso étant convaincu qu’en plus de contribuer au bien commun, cet acte volontariste constitue un levier de performance pour l’entreprise. D’ailleurs, il s’est lui-même lancé dans l’aventure avec son groupe Agyca (70 collaborateurs, CA 2021 : 20 M€), installé à Nice et spécialiste des ressources humaines. "Sur 140 inscrits, 100 à 110 dirigeants continuent de suivre la formation du Medef Sud. Certains iront jusqu’au statut de société à mission, car ils ont l’envie d’aller un cran plus loin et d’exprimer publiquement leur raison d’être et leurs engagements", précise Alexandra Marsiglia. En région Paca, comme ailleurs, le mouvement est donc en marche, rejoignant la conviction de Samuel Olichon qui pense que dans 30 ans, la plupart des entreprises seront entreprises à mission ou auront au moins une vision similaire. "Vue l’urgence à la fois climatique et sociale, ce n’est plus qu’une question de temps pour que toutes les entreprises s’y mettent", confirme Anne Mollet.

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