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Vins de Bordeaux : mais où est passée la recette du succès ?  
Enquête Bordeaux # Culture

Vins de Bordeaux : mais où est passée la recette du succès ?  

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Les vins de Bordeaux traversent une sinistre période. Même si certains refusent de parler de crise, les ventes s‘effondrent et les stocks atteignent un niveau exceptionnel. Ce qui laisse planer des menaces à court terme.

Le vignoble bordelais a connu des périodes plus fastes. Pesant la moitié de sa production, les ventes de vin en vrac se sont effondrées de 20% en un an. — Photo : ©rh2010 - stock.adobe.com

Bordeaux n’en finit pas d’accumuler les galères. Le gel du vignoble en 2017, les fâcheries des présidents Donald Trump et Vladimir Poutine à l’égard de la France qui menacent de taxer le vin tricolore, la chute de 20 % des ventes de vrac (qui pèsent 50 % de la production du bordelais) entre août 2018 et juin 2019 : les experts et les professionnels n’en finissent plus de lister les causes de ce mouvement de fond qui sape les bordeaux depuis plus d’un an.

Le vin rouge n'a plus la cote

En France, le bordeaux est la victime collatérale de l’érosion du modèle de la grande distribution. Quand la croissance des grandes enseignes toussote, les ventes de vin rouge attrapent une pneumonie. Et pour cause : en France, les grandes surfaces alimentaires sont le premier débouché des vignobles (plus de 70 % de parts de marché). Et les rouges, en général, n’ont plus la cote dans les rayons : les ventes en volume y ont chuté de 23 % en dix ans, au profit des blancs (+4 %) et des rosés (+40 %), selon France AgriMer.

En Allemagne, en Belgique, en Grande-Bretagne, le bordeaux voit aussi sa cote s’effriter, du fait d'une concurrence de plus en plus forte des autres vignobles. Et la filière régionale paie aujourd’hui ses choix passés. L’éclatement de la bulle du marché chinois, sur lequel elle avait énormément misé, a fini par arriver : l’emballement des prix ne pouvait durer éternellement.

Les négociants achètent aussi beaucoup moins. La machine est grippée. Même la bonne récolte de 2018, pour ceux qui ont échappé au mildiou, n’a pas réussi à relancer la mécanique. Face à ce coup de semonce, la profession cherche à réagir.

Le problème d'image des bordeaux

Au château Rollan de By qui réunit 192 hectares et 10 étiquettes de Médoc et Saint-Émilion, le propriétaire, Jean Guyon court le monde 20 jours par mois pour rencontrer des clients. « Je ne parle pas vraiment de "crise" (terme employé à l'origine par le nouveau président Centre interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB) Bernard Farges, NDLR), mais il est clair que Bordeaux n’a pas pris le virage d’une image jeune et dynamique. »

En cause, une région qui a des circuits de commercialisation bien établis et n’y déroge pas. Illustration de ce système figé : la sélection des crus bourgeois. Chaque année, Quali-Bordeaux l’organisme, sous tutelle de l’INAO, vérifie les règles de production, dresse le classement des crus bourgeois et effectue les prélèvements aléatoires. « C’est sûrement un organisme très sérieux. Mais franchement, ça ne fait rêver personne. Pourquoi ne fait-on pas venir des sommeliers stars du Japon ou des États-Unis pour établir ce classement ? Ce serait médiatiquement beaucoup plus porteur à l’export », se désole Jean Guyon. « Bordeaux ne manque jamais de rappeler qu’il est le plus grand vignoble au monde. Mais la Chine va bientôt le rattraper. Le monde bouge autour de nous et les Bordelais continuent de faire leur sauce entre eux. »

Au passage, le viticulteur tacle le manque de sens collectif. « On ne sent pas d’esprit de corps sur ce territoire. Les grands crus classés devraient nous aider davantage. Il faut mettre 2 000 % de nos efforts sur l’image de Bordeaux à l’étranger. Pourquoi ne voit-on jamais une vidéo sur notre appellation dans les aéroports ? Il faut que les propriétaires arrêtent de penser que l’étiquette Bordeaux suffit pour vendre. »

« Il est temps de passer les rênes aux jeunes pour se renouveler et prendre d’urgence le train du bio. Il faut changer de casting et de logiciel. »

Représentant de la confédération paysanne, Dominique Techer déplore une prise de conscience trop tardive de ce qu’il appelle, lui, une crise. « Depuis février 2018, les chiffres sont mauvais. Quand on alerte l’interprofession, on passe pour des complotistes et des marchands de mort. À croire qu’ils ne veulent pas tenir compte de leurs propres chiffres. » Et le syndicaliste de déplorer une image dégradée par une chasse à la fraude trop molle et une profession qui vit en vase clos. « Quand on est arrogant depuis des années, on s’expose à l’effet boomerang quand des affaires sortent. » Allusion aux récentes condamnations prononcées par la justice pour des mélanges de vins.

De l'urgence d'un grand débat du bordeaux

« Il faut cesser le jeu de chaises musicales entre soi qui dure depuis 25 ans et met l’image en danger. Il est temps de passer les rênes aux jeunes pour se renouveler et prendre d’urgence le train du bio. Il faut changer de casting et de logiciel. » Passé seulement à 10 % en bio, le vignoble de Bordeaux tarde à se convertir aux pratiques de l’agriculture biologique. Pourtant, le temps presse, juge l’économiste Jean-Marie Cardebat : « A Bordeaux, la prise de conscience autour du vin bio a été très tardive. Fut un temps, la filière disait avec mépris : "Ce n’est pas bon, on laisse ça aux autres". C’est ce qui s’appelle une erreur stratégique majeure. »

Et les conséquences de ces mauvais choix pourraient s’avérer désastreuses pour le vignoble. André Techer redoute une période de vendanges qui fasse éclater au grand jour des situations dramatiques dans certaines propriétés et craint de voir du raisin non-vendangé ou des tombereaux de raisin déversés devant la préfecture. « Il est urgent de lancer notre grand débat, des états généraux du vin de Bordeaux, pour s’adapter. »

Éviter de produire trop ou mieux gérer les stocks ?

Jean-François Galhaud, le président du conseil des vins de Saint-Émilion, est lui aussi préoccupé par le « péril qui guette certaines propriétés entre 20 et 30 hectares, en rupture de trésorerie après une année 2017 ruinée par le gel et une production 2018 moindre à cause du mildiou. Ces petites exploitations fragilisées risquent d’être absorbées par des grosses. Ceux qui s’en sortent sont ceux qui ont constitué des stocks. » Il préconise une gestion à l’ancienne, qui consiste à intégrer dans le modèle économique huit années de récolte sur dix ans, pour tenir compte des aléas.

De quoi mettre un coup de frein aux quantités produites ? « Oui, il y aura de moins en moins de vin sur le marché et le consommateur le paiera au juste prix, permettant du coup au producteur de gagner correctement sa vie », prévoit Jean-François Galhaud. Il se réjouit que Saint-Émilion ait endossé le costume de chef de file dans la quête des certifications environnementales. « Mais on est tous ensemble et on réfléchit ensemble. Saint-Émilion n’y arrivera pas tout seul. »

« Les volumes sont là. Le problème, c’est que l’on finit par les brader et faire n’importe quoi avec les stocks. »

Pour Bernard Farges, qui vient de reprendre la tête du Centre interprofessionnel du vin de Bordeaux (CIVB), il est temps de se doter d’outils plus performants pour une meilleure visibilité et une meilleure gestion des stocks. « L’interprofession travaille pour adapter l’offre et la demande. On doit apprendre à réguler la production pour éviter de se retrouver, comme aujourd’hui, avec trop de vin sur le marché. »

Mais pas sûr que ces réponses sortent Bordeaux de l’ornière, met en garde Jean-Marie Cardebat : « Les volumes sont là. Le problème, c’est que l’on finit par les brader et faire n’importe quoi avec les stocks : on trouve des bouteilles de bordeaux vendues 1,20 euro dans les Lidl allemands ! La filière manque plutôt d’une vraie stratégie sur le vin de bas et moyenne gamme. Il n’y a pas de place pour tout le monde sur le segment premium… »

En la matière, l’interprofession aurait un rôle à jouer : « Lancer une marque, c’est 30 millions d’euros. Soit l’équivalent du budget du CIVB, dont une très grande partie passe dans la communication. Est-ce qu’investir dans de grandes capacités de production et de stockage, ainsi que dans la création de quelques marques fortes sur l’entrée de gamme, ne serait pas plus utile ? », s’interroge Jean-Marie Cardebat. Les vignobles bordelais n’ont visiblement pas fini de se poser des questions.

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