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Les vins de Bordeaux dans la tourmente
Enquête Gironde # Agriculture # Conjoncture

Les vins de Bordeaux dans la tourmente

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Englué dans une crise économique et sociale majeure, le vignoble bordelais est en pleine tourmente face à une consommation française qui dévisse et des marchés internationaux capricieux. Pour se sortir du marasme, il réfléchit déjà à de multiples solutions, diversement accueillies par ceux qui, en Gironde, le font vivre.

70 % des exploitants agricoles girondins, dont l’essentiel sont viticulteurs, gagnaient moins que le SMIC en 2021 — Photo : Romain Béteille

C’est une publicité dont la filière viticole bordelaise, premier département viticole français en termes de surfaces (113 471 hectares en 2021 et un chiffre d’affaires dépassant les 4 milliards d’euros), se serait bien passée. Dans une enquête publiée en février 2023, la chambre d’agriculture de la Gironde recense 1 372 exploitants en difficulté, dont 23 % souhaitent un arrêt total d’activité sans repreneur potentiel, sachant qu’en 2020, plus de la moitié des viticulteurs locaux avaient plus de 55 ans. Si plus de 900 d’entre eux envisagent de poursuivre et près de 300 de se diversifier, le paradoxe n’a échappé à personne : dans une filière vins et spiritueux française qui représente le deuxième excédent commercial en 2022 (15,7 milliards d’euros) derrière l’aéronautique, les viticulteurs girondins témoignent de la grande disparité et de la complexité d’un marché régulièrement chahuté au gré des crises et des aléas climatiques.

Des pertes cumulées estimées à 564 millions d'euros

Viticulteur à Targon (Gironde) depuis 17 ans, Julien Luro cultive 50 hectares et vend 98 % de sa récolte annuelle au négoce. "Entre 2021 et 2022, j’ai perdu 77 000 euros, j’ai encore mon stock de ces années sur les bras et mes chais sont pleins à 85 %. Tout augmente et je me pose beaucoup de questions par rapport à ma rentabilité", déplore-t-il. Le 27 février 2023, il était présent à une réunion publique au Pian-Médoc organisée par le collectif de vignerons Viti 33. Une étude présentée ce jour-là pointe du doigt le marché du vrac (40 % des ventes), avec des pertes cumulées estimées à 564 millions d’euros sur douze ans entre 2010 et 2022, soit une moyenne de -1 377 euros par hectare et par an sur six groupes d’AOC étudiés, représentant 69 000 hectares. 65 % de ces volumes de pertes concernent le vin rouge, qui représente 85 % de la production des vins de Bordeaux. "En gros, sur 110 000 hectares, seuls 30 000 vont plutôt bien, comme les appellations communales (Médoc, Pomerol, Saint-Émilion). 40 000 hectares ne fonctionnent pas du tout", ajoute Olivier Metzinger, membre du collectif et viticulteur à Rions.

La situation économique des viticulteurs eux-mêmes ne rassure pas plus. Selon des données publiées en décembre 2022 par l’Observatoire régional de la santé économique des exploitations agricoles, qui se base sur le suivi des revenus des adhérents de la MSA, 70 % des chefs d’exploitations girondins (viticulteurs à 80 %) avaient un revenu inférieur au SMIC en 2021 et 34 % avaient des revenus négatifs (contre 23 % en 2018), soit près du double des autres départements de Nouvelle-Aquitaine.

Un désamour tenace

Pourquoi le vignoble bordelais semble-t-il plus concerné que les autres par cette crise viticole, au point d’envisager l’arrachage de 10 000 hectares de vignes pour faire face à un excédent de 500 000 hectolitres sur les 3,8 millions prévus à la commercialisation en 2022 ? Au niveau national, d’abord, la consommation de vin rouge dégringole du fait du changement des habitudes de consommation, selon une récente étude Kantar : -32 % depuis 2011, tous âges confondus. En grande distribution, qui pèse plus de la moitié des volumes produits par les crus du bordelais, la baisse des ventes de rouge est estimée entre 10 et 15 % selon une récente étude conjoncturelle de l’Agreste, centre statistique du ministère de l’Agriculture. Les cours des Bordeaux reculent de 5 %, et de 21 % pour les rouges ces cinq dernières années. "Beaucoup de vignobles français vont mal, mais c’est parce que nous produisons essentiellement du rouge que notre crise a tapé plus tôt", analyse Stéphane Gabard, président de l’appellation Bordeaux et Bordeaux Supérieur, qui représente à elle seule 55 % du vignoble girondin.

L’export est, lui aussi, chahuté. "Les ventes aux États-Unis ont souffert pendant deux ou trois ans à cause de la taxe Trump. Le marché chinois a dévissé et un cinquième de nos exportations s'est complètement fermé avec la crise du Covid. Il est en train de se rouvrir mais le déséquilibre est là", poursuit-il. "La Chine a masqué la réalité économique en grimpant jusqu’à 650 000 hectolitres exportés. On pensait qu’on était sauvés en la fournissant, mais aujourd’hui nous sommes plutôt sur une tendance à 250 000 hectolitres", analyse à son tour Jean-Pierre Durand, négociant à la tête de Jules Lebègue - Antoine Moueix (33 M€ de CA en 2022), bras armé local d’Advini, leader français des vins de terroir.

Un terroir fragilisé

La dynamique commerciale des vins de Bordeaux est aussi remise en cause par un marché du vrac en grande difficulté. La suspension des cotations du vin en vrac (face à un prix du tonneau ayant plongé à 600 euros) par l’interprofession en novembre a jeté le flou sur un indice de valeur très observé par la profession. "Les exploitations qui vont mal font souvent appel à ce modèle, pour tout ou partie. Le marché des premiers prix va mal depuis quelques années, et de plus en plus", explique Stéphane Gabard.

Enfin, n’oublions pas la riche histoire du vignoble, dont le rendement moyen annuel avoisine les 50 hectolitres par hectare pour amortir les déficits d’approvisionnement liés aux aléas climatiques. "La baisse de rendement qui nous a été imposée depuis des années est une cause essentielle de la crise aujourd’hui. Tout le monde dit que moins on produit, plus c’est facile à vendre, mais c’est faux", tonne Damien Bages, viticulteur à Noailhac. "On est passé de 90 000 hectares dans les années 90 à 124 000 hectares au début des années 2000 pour revenir à 110 000 aujourd’hui", résume Serge Rizetto, viticulteur et fondateur du collectif Viti 33. "Jusque dans les années 80, la Gironde était une terre de polyculture élevage, avec plus de 2 000 élevages laitiers. Elle s’est spécialisée dans la vigne car le marché était porteur, mais cela la fragilise quand la conjoncture se retourne ou que nous sommes confrontés à une succession de calamités", rappelle Philippe Abadie, directeur du service entreprises à la chambre d’agriculture départementale.

L'urgence de distiller

Si les raisons de la crise et de la colère des viticulteurs girondins sont multiples, les pistes pour sortir de l’ornière le sont tout autant. L’annonce, début février, d’un financement de 160 millions d’euros pour un nouveau plan de distillation de crise en trois ans (après une première campagne de 145 millions d’euros en 2020, où Bordeaux avait distillé 500 000 hectolitres) pour détruire entre 2 et 2,5 millions d’hectolitres de vin excédentaire, a fait largement réagir. Face à une offre déconnectée de la demande, vider les chais pour réguler la surproduction et faire remonter la valorisation apparaît toutefois pour tous comme une urgence. "Pour être équilibrés dans notre métier, il faut avoir 11 à 12 mois de stockage dans une exploitation. Aujourd’hui, on est plutôt sur une moyenne à 19 mois, et certains ont bien davantage", témoigne le négociant Jean-Pierre Durand. "Pour détruire un stock, il faut l’arracher, le distiller, le déclasser ou le vendre au prix où le marché est capable de l’accepter. Ça ne fait plaisir à personne." Encore moins quand on sait qu’en termes de prix à l’hectolitre, tous les vignobles ne sont pas logés à la même enseigne. "Il y a eu un effet d’aubaine pour certains vignobles en 2020, qui ont obtenu des valorisations de crise quasiment identiques à leur valorisation de marché", juge Stéphane Gabard.

Arrachage sanitaire

C’est sans doute en partie ce qui explique pourquoi Bordeaux a été plus enclin à porter une mesure bien plus radicale : l’arrachage "sanitaire" de 9 500 à 10 000 hectares de vignes, pour lequel a été validé un financement à hauteur de 6 000 euros par hectare, en théorie pour éviter de voir se multiplier les vignes laissées à l’abandon (estimées entre 1 500 et 2 000 ha aujourd’hui), susceptibles de propager des maladies. Le subventionnement de l’arrachage n’était, jusqu’à récemment, même plus envisageable pour l’interprofession. En 2005, Bordeaux avait bénéficié d’une aide européenne à hauteur de 15 000 euros par hectare de vigne, avec l’objectif d’en arracher 10 000. Sauf qu’entre 2005 et 2023, "ce dispositif d’arrachage collectif a été sorti des aides en 2008, car nous avons pensé à l’époque que faire payer l’Europe pour de la régulation de marché n’était plus viable et qu’il valait mieux le faire pour de l’investissement, de la communication et de la promotion", explique Stéphane Gabard. "Il a donc fallu trouver un nouvel outil, l’arrachage sanitaire, seule voie légale finançable."

Bilan des courses : 57 millions d’euros, abondés par l’État (38 M€ maximum) et le Conseil interprofessionnel du Vin de Bordeaux (19 M€). En 2005, environ 4 000 hectares avaient été arrachés, en deçà des objectifs, en raison de conditions jugées trop restrictives : l’arrachage ne pouvait pas être subventionné si le viticulteur avait bénéficié de droits de plantations nouvelles sur les cinq campagnes précédentes. "Cette fois, nous allons faire en sorte qu’il y ait le minimum de conditions". Selon la préfecture de Nouvelle-Aquitaine, les premiers arrachages devraient avoir lieu en octobre 2023 et les premiers versements en 2024.

L’espoir de la reconversion

La troisième piste est celle de la diversification des cultures. La chambre d’agriculture a identifié une série de filières sur lesquelles investir. Olives, noisettes, kiwi ou céréales figurent parmi les candidats potentiels. Certains s’y sont déjà mis, comme le château Malleret, cru bourgeois en Haut-Médoc, qui a planté 220 oliviers entre 2021 et 2022 et a sorti la première huile d’olive 100 % girondine. "L’huile d’olive s’est développée sur le bassin méditerranéen souvent en complément de la viticulture. La production française reste aujourd’hui largement déficitaire (4 % de la consommation nationale). Nos expertises disent que le marché est porteur, mais c’est une carte parmi d’autres", tempère Luc Servant, président de la chambre d’agriculture de Nouvelle-Aquitaine.

La diversification suscite toutefois certaines méfiances dans des exploitations déjà en souffrance et confrontées à des problèmes croissants d’irrigation. Pour en aider environ 300 à se reconvertir, le conseil régional a annoncé une aide de 10 millions d’euros, montant qui devrait être massifié par des fonds européens. "Seuls ceux qui ont encore les reins assez solides pour investir pourront s’y mettre, et ce n’est pas la majorité", déplore Serge Rizzetto, qui vient de passer ses 19 hectares en bio. Cela pourrait toutefois en inciter certains à accélérer les choses. Ainsi, Julien Luro envisage d’arracher 5 hectares sur 50 cultivés à Targon pour y replanter des panneaux photovoltaïques. "Ça m’assurerait un revenu fixe d’environ 3 000 euros à l’hectare et ça permettrait de me sortir un salaire et de limiter la casse." Bastien Mercier, viticulteur sur 65 hectares et maire de Camiran, étudie de son côté des plantations en blé, soja ou chanvre. "Pour s’y mettre, il va falloir un accompagnement clair et massif. Une grande partie de ce qui nous est proposé nécessitera de l’irrigation. On sera capables de s’adapter, mais on veut être sûrs qu’on ne part pas dans du rêve", énonce-t-il craintivement.

Se diversifier et s'adapter

Quant à la diversification des vins produits, elle s’inscrit dans un temps encore plus long et aucun consensus n’a pour l’heure donné une véritable direction à prendre, même si plusieurs pistes s’ouvrent comme produire plus d’IGP, du vin de table ou diversifier les cépages pour produire des rouges plus "frais" et moins forts en degrés… Daniel Mouty, président régional du Syndicat régional des vignerons indépendants (près de 800 adhérents), qui cultive avec ses fils une soixantaine d’hectares en bio, quasi intégralement en vente directe, mise depuis longtemps sur la diversité. "Nous avons replanté des blancs, nous produisons 30 000 bouteilles de rosé sur six hectares et 6 000 bouteilles de chardonnay. Produire trop de rouge a été une erreur. Mais si on reproduit ce qu’ont fait les générations précédentes, nous sommes morts. Il faut se diversifier, s’adapter, c’est nécessaire", argue-t-il. Reste à savoir si le marché suivra. Pour Jean-Pierre Durand, en revanche, pas question que le négoce assume seul. "Faire de l’IGP est tentant, mais il faut des marques pour le porter. On voit en ce moment un effet d’aubaine sur le crémant de Bordeaux, c’est aussi une piste à creuser. Globalement, le vignoble est encore un peu dispersé entre le négoce et la production. Nos moyens vont être diminués et nos budgets de promotion vont se réduire, d’où l’intérêt de travailler en synergie", souligne-t-il, optimiste. "Le marché mondial représente 240 millions d’hectolitres. La partie n’est pas du tout perdue, on reste une valeur refuge avec une bonne notoriété. Il faut que les producteurs se confrontent plus directement à leurs marchés. La viticulture ne peut pas rester dans ses vignes en attendant que le négoce fasse le job, ça doit marcher collectivement." Les multiples salons (Bordeaux Fête le Vin, Vinexpo, ProWein) programmés ces prochains mois sonnent déjà comme autant de rendez-vous pour organiser la nécessaire reconquête qui s’annonce.

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