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"J'ai placé l'humain au cœur de ma stratégie de reprise d'entreprise"
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Emilie Lefebvre directrice générale de SAPL "J'ai placé l'humain au cœur de ma stratégie de reprise d'entreprise"

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Emilie Lefebvre a pris la tête de l’entreprise familiale Société d’application des Procédés Lefebvre (SAPL), spécialisée dans la conception et la fabrication d’armes et équipements de maintien de l’ordre, en 2016 à l’âge de 27 ans. Après des débuts difficiles, la dirigeante a réussi à redresser la société alors proche du dépôt de bilan, et met à présent l’accent sur l’innovation et les partenariats industriels locaux.

Emilie Lefebvre, directrice générale de SAPL — Photo : SAPL

Vous avez pris la présidence de l’entreprise familiale SAPL en 2016 à l’âge de 27 ans. Comment s’est passée votre arrivée ?

La reprise a été très compliquée car elle s’est faite en catastrophe et je n’avais aucune expérience en matière de direction d’entreprise. J’ai découvert, à mon arrivée, une entreprise en perte de vitesse qui n’avait pas su s’adapter à l’évolution du monde industriel et du secteur de la sécurité. Le PDG de l’époque, une personne extérieure à la famille Lefebvre en place pendant 10 ans, avait exercé, selon moi, une gestion imprudente de l’entreprise. Quand il a décidé de démissionner soudainement, j’ai dû prendre le siège de présidente à deux semaines de la naissance de mon 3e fils en avril 2016 ! J’ai vécu de gros moments de solitude ! L’entreprise était au bord du dépôt de bilan. Au mois d’octobre suivant, je ne savais toujours pas comment j’allais payer les salaires des dix salariés qui travaillaient dans l’entreprise. Je n’avais ni connaissance en gestion, ni en comptabilité ! Il a fallu apprendre très vite et prendre des décisions drastiques. J’ai commencé par me constituer un réseau, une nouvelle équipe, et petit à petit, nous avons commencé à redresser l’entreprise.

Quelles ont été vos premières actions à la tête de l’entreprise ?

J’ai placé l’humain au cœur de ma stratégie. J’ai commencé par renouveler l’équipe et à me séparer des salariés qui n’adhéraient pas au changement de management dans l’entreprise, ni aux nouvelles méthodes industrielles que l’on souhaitait mettre en place. J’ai embauché sept personnes en une année, ce qui porte l’effectif aujourd’hui à 16 salariés en prenant soin de mixer les compétences, les âges (de 18 à 56 ans, NDLR), mais aussi en embauchant des femmes pour des métiers jusque-là occupés par des hommes. Puis les efforts ont porté sur la réorganisation interne avec l’amélioration des conditions de travail et une organisation axée sur une démarche qualité et une amélioration continue, avec davantage d’autonomie donnée aux équipes : une action qui a fortement contribué au bien-être des salariés. Et une nouveauté avec la fin du bleu de travail ! Nous avons acheté de vrais uniformes brodés au prénom de chaque personne. L’accent a également porté sur la communication interne, la formation continue et la montée en compétences des salariés. Nous avons même créé notre chaîne Youtube pour montrer comment nos équipes travaillent, et mis en scène l’histoire de l’entreprise, depuis son origine, en 1924 lorsque mon arrière-grand-père a ouvert son premier atelier d’arquebusier à Evreux. L’état d’esprit au sein des ateliers a complètement changé aujourd’hui. Tout le monde est motivé et a envie de s’impliquer.

Quelles décisions avez-vous prises concernant la production ?

Une fois, la réorganisation interne mise en marche, je me suis attaquée au commercial, aux achats, à l’organisation de l’administration, à la création d’un pôle R & D, à l’organisation générale de l’atelier et aux méthodes de production en m’inspirant du principe de Perfambiance (management conciliant performance et ambiance, afin de créer une alliance des hommes et de l’entreprise, NDLR). J’ai réalisé une étude sur chacun de nos produits pour voir ceux qui étaient rentables et ceux qui l’étaient moins. Nous avons revu les flux de production, le placement de postes de travail, amélioré l’ergonomie des outils de travail… Le tout en concertation constante avec les salariés. Grâce à l’engagement et à l’aide de mon équipe, nous avons pu renverser la vapeur et gagner en productivité et en rentabilité. Ainsi, de 500 boucliers de maintien de l’ordre et de protection individuelle fabriqués par mois avec notre partenaire historique, l'entreprise honfleuraise Riou Glass, nous sommes passés à 1 000. Nous avons réduit les chaînes de fournisseurs pour qu’il y ait moins d’intermédiaires et renforcé les partenariats locaux. 100 % de nos fournisseurs sont français, 80 % sont normands.

Où en est l’entreprise au niveau financier ?

Ces transformations ont donné des fondations fortes à l’entreprise et renforcé la solidarité entre les équipes, ce qui lui a permis de résister aux turbulences de la crise sanitaire. SAPL a constitué et stabilisé un matelas de trésorerie alors inexistant et a ainsi réalisé un chiffre d’affaires de 2,7 millions d’euros en 2020 et devrait clôturer l’exercice 2021 à 5 millions d’euros, l’export représentant 30 % sur les 2 exercices. Grâce au redressement réussi, nous avons pu dégager une enveloppe de 308 000 euros pour investir et déployer un projet d’industrialisation comprenant la réorganisation des ateliers et l’achat d’équipements plus modernes, dont une fraiseuse, une imprimante 3D et deux tours numériques. D’un petit atelier, nous souhaitons passer à une petite usine. Aujourd’hui, nous fournissons un réseau de plus de 400 armuriers ainsi que les ministères de l’Intérieur, de la Défense et de la Justice de France et de nombreux pays dans le monde, tels que l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Europe.

Quelle est la place de l’innovation dans l’entreprise ?

Notre petite PME s’est toujours démarquée dans ce monde de grosses entreprises par ses innovations de rupture. Après le départ de mon père, la SAPL n’a plus innové pendant 10 ans. J’ai donc monté un bureau de recherche et développement pour être autonome et sortir de nouveaux produits innovants. J’ai embauché deux salariés dédiés à cette tâche, dont Gauthier Larive, le dernier élève du dernier grand maître de l’armurerie française Jean-Jacques SIPP. Nous venons, en parallèle, de créer l’Atelier d’Armurerie Bernard Lefebvre, du nom de mon arrière-grand-père. Il aura pour but l’entretien, la restauration et la création sur mesure d’armes pour les particuliers et pour les boutiques d’armurerie. Cette activité représentera, à terme, je l’espère, au moins 20 % du chiffre d’affaires. Nous réintégrons ainsi un savoir-faire historique qui avait quasiment disparu de l’entreprise. La première née de l’Atelier Bernard Lefebvre, est la carabine Custom-Silence Adamantium®. Elle est le fruit de la collaboration avec une entreprise d’Argentan MF Tech, spécialisée dans l’enroulement filamentaire de carbone. Elle se distingue ainsi des autres produits du marché qui utilisent habituellement les matières alu ou inox. L’Adamantium® est la carabine la plus légère de sa catégorie grâce au carbone utilisé pour la fabrication du canon. Elle a fait l’objet d’un brevet d’innovation déposé en décembre 2020 et la commercialisation a démarré en début d’année.

Quels sont les projets sur lesquels l’entreprise travaille actuellement ?

SAPL fait partie du dispositif Team France Export impulsée par la Région Normandie et la CCI Normandie, dont la vocation est d’aider les entreprises françaises à se développer à l’international, et a été sélectionnée pour intégrer le Booster Afrique, un programme de soutien pour se développer en Afrique. Nous allons également mettre en place un site internet de vente en ligne à destination des particuliers puisque nous ne faisions que du B2B jusqu’à maintenant.
Parmi les autres projets de l’entreprise, SAPL a été retenue pour équiper le Qatar de boucliers de maintien de l’ordre pour la sécurité de la Coupe du Monde de football 2022 : une véritable fierté pour notre petite entreprise ornaise et un travail de longue haleine puisque je travaille sur le dossier depuis trois ans.

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