Entreprises libérées : Les arguments pour et les arguments contre
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Entreprises libérées : Les arguments pour et les arguments contre

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Faire confiance aux salariés, mettre le client au coeur du système et relier performance sociale et économique : tels sont les piliers de l'entreprise libérée. Si ce mouvement à la mode compte ses détracteurs, d'autres s'interrogent : libérer l'entreprise de qui ? De quoi ?

Photo : StartupStockPhotos - PIxabay CC0

Porté sur le devant de la scène en 2009 par Isaac Getz, professeur de leadership et d'innovation à l'ESCP, le concept d'entreprise libérée a rapidement suscité l'engouement des milieux économiques et médiatiques. Mais si s'afficher comme une entreprise libérée est tendance, y a-t-il vraiment quelque chose au-delà de ce terme joliment tourné ? Alors que le phénomène continue de séduire des dirigeants, certains détracteurs sortent de l'ombre et crient à l'imposture : « En France, il n'y a pas plus d'une cinquantaine d'entreprises libérées. On est dans le buzz et on voit l'arrivée de coachs qui tentent d'en vivre grassement. L'entreprise libérée pose les bonnes questions mais apporte des réponses fallacieuses », lance François Gueuze, consultant en management des ressources humaines (société dunkerquoise Cap GPS RH) et un de ceux qui n'hésitent pas à jeter des pavés dans la mare de l'entreprise libérée. De quoi s'interroger : s'agit-il d'un effet de mode ou faut-il voler au secours d'une entreprise devenue prisonnière ?

Un modèle organisationnel usé

« Nous sortons de 25 années de suroptimisation de tous les processus de l'entreprise et on ne parle plus qu'en indicateurs : cela manque de sens, notamment collectif. Les cas de burn-out, de bore-out ou les suicides ont attiré l'attention. On a tellement déshumanisé les organisations qu'il faut se poser les bonnes questions », explique Laurence Vanhée, qui se présente comme " Chief Happiness Officer " ou " directrice du bonheur ". Élue " DRH de l'année 2012 " en Belgique, cette experte du bonheur au travail explique donc l'enthousiasme actuel pour les valeurs de l'entreprise libérée par un essoufflement du modèle d'organisation classique des entreprises. Un point de vue que partage Guillaume Aelion, dirigeant de la PME Betsinor (CA 2015 : 9,3 M€, 76 salariés), à Courrières, productrice d'éléments de façade en béton composite : « Je suis persuadé que le modèle tayloriste de la pyramide, dans lequel on infantilise les salariés, est voué à mourir même si c'est sécurisant pour les salariés et valorisant pour les chefs ». C'est un schéma de pensée similaire qui a poussé David Varras, co-dirigeant de la PME productrice de pommes et de poires T&B Vergers (CA 2015 : 13 M€ et 30 salariés) à emprunter le chemin de l'entreprise libérée il y a près de 18 mois : « Il y a deux ans, j'ai regardé le reportage " Le Bonheur au travail " sur Arte : en 45 minutes, j'ai vu tout ce que j'avais dans la tête depuis des années. Je me suis lancé ».

Et il a bel et bien s'agit de libérer l'entreprise. De quoi ? De « l'émergence de petits chefs » qui a conduit à « un climat social détérioré ». Le jeune dirigeant explique : « En 2008, nous avons repris la société avec mon frère. Cette arrivée de deux trentenaires a engendré une peur palpable parmi les salariés, celle du changement. Pour les rassurer, nous avons mis en place des services et des managers mais cela a conduit à un climat social très lourd avec des salariés démotivés et des arrêts maladies nombreux... Même les intérimaires ne restaient pas dans l'entreprise ! Il fallait réagir ».

Bonheur rime avec performance

S'il s'agit de libérer les salariés d'un modèle organisationnel déshumanisé, il s'agit aussi de libérer la performance de l'entreprise. L'un permettant d'ailleurs l'autre. « Aujourd'hui, la productivité est bien meilleure, avec une avance de 30 à 45 min par jour quand il pouvait y avoir avant 1h30 à 2h de retard », constate David Varras. « Des salariés heureux, c'est 2 fois moins de malades, 6 fois moins d'absents, 31 % de performance en plus et 55 % de créativité en plus. Il y a des études scientifiques qui mettent en avant ces chiffres », indique Laurence Vanhée. « Nous avons sous la main une ressource sous employée, c'est le cerveau de nos collaborateurs », constate de son côté Jean-Maurice Morque, dirigeant de la PME Crouzet Agencement à Roubaix, une menuiserie qui est elle aussi sur la voie de la libération. Il ajoute : « Quand il n'y a pas de travail, nous ne mettons pas les salariés au chômage technique, nous leur donnons du temps pour réfléchir et innover ! ». Une façon de fonctionner qui semble réussir à la PME : « Nous sommes passés de 11 salariés à la reprise avec 1,1 million d'euros de chiffre d'affaires à 14 salariés aujourd'hui, avec presque 2 millions d'euros ». Même constat pour Guillaume Aelion, dirigeant de Betsinor : « Depuis décembre dernier, je n'ai plus de revendications de la part du comité d'entreprise, mais des propositions. Ça change : quand vous recevez ça en tant que dirigeant, vous vous asseyez ! ».

Prisonnier du changement ?

Le dirigeant de Betsinor tempère toutefois : « Cela a fonctionné parce que l'entreprise était prête et moi aussi. J'ai aussi été accompagné, par la CCI ». Car libérer son entreprise, c'est la faire changer or, tout changement s'accompagne de risques, notamment psychosociaux. Ce sont ces derniers que pointe particulièrement du doigt François Gueuze, détracteur de ce modèle : « L'entreprise libérée est vendue par certains coachs et spécialistes des RH qui ne connaissent rien aux organisations des entreprises ! Le modèle ne fonctionne que si le dirigeant comprend qu'il est porteur de dérives. Si vous supprimez purement les managers, vous répartissez leurs tâches sur les autres salariés, qui n'étaient pas préparés, pas rémunérés pour ou pas à l'aise. Et si ce sont les salariés qui décident eux-mêmes du planning, des congés ou de la répartition des augmentations, il y a le risque de passer d'une certaine égalité garantie par un manager à la loi de la jungle... De même, si le contrôle ne s'effectue plus par un manager mais par tous, la pression sociale est plus forte. On passe d'une logique d'engagement au surengagement puis au burn-out... » Autant de risques à avoir en tête pour ne pas emprisonner son entreprise dans une organisation plus périlleuse en voulant la libérer...

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