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Face aux recours, les industriels bretons contraints de revoir leurs projets
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Face aux recours, les industriels bretons contraints de revoir leurs projets

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Terre industrielle, la Bretagne voit toujours essaimer dans ses quatre départements de nombreux projets. Mais les temps changent et ces dossiers sont souvent contestés, voire attaqués. Face à ces oppositions, les industriels tentent de s’organiser, en revoyant leurs projets, en faisant de la pédagogie ou en allant au bout des recours.

Le parc éolien de la baie de Saint-Brieuc aura connu de nombreuses oppositions tout au long des phases du projet — Photo : Christophe Beyssier

Pas dans mon jardin ! À l’heure où les relocalisations ont le vent en poupe, des grains de sable viennent perturber la communication bien huilée autour de la réindustrialisation de la France. Avec 13 709 établissements industriels employant près de 160 000 salariés (sources Acoss et Urssaf en 2018), la Bretagne est la cinquième région industrielle de France. Si l’agroalimentaire occupe la première place, la métallurgie, la chimie, la plasturgie ne sont pas en reste. Pourtant, les nouveaux projets industriels bretons se heurtent à des oppositions croissantes de riverains et d’associations environnementales. Et aucun secteur n’y échappe.

Le plus emblématique d’entre eux est sans doute celui qui a trait au projet du groupe Le Duff (35 000 salariés, 2 Md€ de chiffre d'affaires) en Ille-et-Vilaine. Acteur mondial sur le marché de la restauration et de la boulangerie, Le Duff, porté par une croissance continue, porte un nouveau projet d’usine Bridor à Liffré. Le 12 janvier 2023, le tribunal administratif de Rennes, saisi par des riverains et une association environnementale, a débouté les opposants. En parallèle, le groupe Le Duff vient de déposer plainte après le taggage des grilles de son siège social rennais avec les mentions "Stop Bridor Liffré".

Dans les Côtes-d’Armor, à Plouisy près de Guingamp, un projet de ferme d’élevage de saumons secoue l’écosystème local. Là aussi, le collectif Douriou Gouez (collectif contre le projet salmonicole) l'association Eau et Rivières de Bretagne, la Confédération paysanne des Côtes d'Armor et la fédération régionale conchylicole s’opposent fermement à un projet qu’ils considèrent comme "démesuré et problématique concernant la quantité et la qualité de l’eau rejetée dans le Trieux avec une technologie encore expérimentale de l’alimentation en eau en circuit". La question des ressources en eau, mais aussi en électricité, crée un clivage et freine le développement du projet porté par l’entreprise norvégienne Smart Salmon.

Produire sur place ou importer ?

Faut-il voir, derrière ces deux projets industriels questionnés, un péril pour l’industrie bretonne ? Pour Loïg Chesnais-Girard, président de la Région, pas d’inquiétude outre mesure mais des points de vigilance. "Je suis attentif à notre capacité à accompagner les projets industriels. Nous avons tous conscience que la transformation et la création génèrent un impact. Mais nous avons besoin, en Europe, d’assumer notre souveraineté industrielle." Et le chef de file de la Région d’évoquer l’exemple des carrières. "La Bretagne accueille 20 000 à 27 000 nouveaux habitants chaque année. Il faut construire le plus possible en bois, mais il faut quand même des granulats (sables et graviers, NDLR). Et quand on va chercher des matériaux de carrière hors Bretagne, voire hors de France, parce qu’on ne veut pas de ça chez nous, cela me pose un gros problème." Pour résoudre ces équations, Loïg Chesnais-Girard est favorable à la définition d’espaces "qui peuvent accueillir des entreprises et de sujets qui apportent de la valeur à la Bretagne en intégrant les enjeux des limites de notre planète."

Les propos du président de Région trouvent un écho dans le Morbihan, précisément à Grand-Champ, où le groupe toulousain Chausson (1,5 Md€ de chiffre d'affaires, 500 salariés) projette d’ouvrir une usine de préfabrication de blocs de béton. Cette implantation ne doit rien au hasard, elle se situe à proximité immédiate de la carrière de granit du groupe girondine CMGO (Carrières et Matériaux Grand Ouest), qui a réalisé 115 millions d'euros de chiffre d’affaires en 2021. Ces futurs blocs de béton seront fabriqués à partir de granulats d’extraction mais aussi de granulats de recyclage, autre activité déclinée, in situ, par CMGO. Mais cet aspect lié au développement durable associé à un investissement de 15 millions d’euros s’accompagnant de la création de 35 emplois ne rassure pas certains riverains. "Certes, aujourd’hui, on va dire qu’une carrière, des granulats, ce n’est pas sexy mais moi, je la vois comme une chance. Cette carrière est sans doute la plus importante du Grand Ouest, les investissements y sont réguliers et elle offre une activité de recyclage de matériaux qui limite l’extraction et les flux de camions. Elle va travailler avec Chausson, c’est une filière complémentaire", commente Yves Bleunven, maire de Grand-Champ et soutien de la première heure de ce projet d’implantation.

Connu pour sa ténacité, le premier édile de cette commune morbihannaise a choisi de prendre le taureau par les cornes. Il vient d’organiser une réunion publique en présence de Yann Guau, directeur général de Chausson Matériaux. "Les choses ont été dites, Yann Guau a répondu à toutes les questions et a parlé de ses obligations. De quoi éclairer certains aspects. Je pense qu’il a renversé la salle. Après, il y a toujours une poignée d’irréductibles. Moi, mon rôle est de me mettre au service de projets, de soutenir les industriels et de démontrer le côté vertueux de la démarche." Yves Bleunven met dans cette démarche vertueuse la raréfaction des granulats et du minéral dans les années à venir. "Comment construit-on des routes ou l’habitat de demain ? On va les chercher en mer et on détruit l’écosystème ou alors on les achète à l’étranger ? Est-on prêt à les payer à un prix fou ? Ce sujet sera une bombe sociale demain donc oui, je soutiens un projet vertueux."

Des projets immobiliers désormais touchés

Si le sujet des projets liés aux matériaux est épineux, la construction peut l’être ensuite. C’est le cas pour le groupe malouin Raulic (900 salariés, 70 M€ de chiffre d'affaires), propriétaire entre autres des Thermes Marins de Saint-Malo. Il a racheté en 2016 à la Ville de Saint-Malo le site d’un ancien camping, après un appel à idées. Pour 75 millions d’euros d’investissement, il prévoit la construction de deux hôtels. À la clé : 150 emplois. "Il fallait faire des concessions, de manière à réduire le risque juridique tout en gérant le risque économique et ne pas mettre en péril le projet, ni l’entreprise familiale", indique Olivier Raulic, le directeur général. Car pendant ce temps, le Groupe Raulic hésite à investir sur d’autres projets, celui-ci étant en attente. En réduisant ainsi de 20 % sa capacité d’hébergement sur le futur site, ses projections en termes de revenus seront aussi revues à la baisse. "Le projet devient donc plus risqué", insiste-t-il. En même temps, il admet que les concertations ont eu du bon. "Cela nous a aussi permis de repenser un bâtiment qui sera mieux intégré dans l’environnement, avec des façades crénelées façon bois et végétalisées, et des matériaux biosourcés (le projet initial misait davantage sur des parties vitrées, NDLR). Chaque chambre aura aussi son espace végétal et sa terrasse en bois. Cela coûtera plus cher, mais nous sommes aussi attachés à vouloir donner à Saint-Malo un outil économique de qualité."

Mais des recours persistent, ce qui, selon le dirigeant malouin, "empêche l’économie d’avancer. Cinquante personnes travaillent sur le projet, y voient des opportunités. C’est un frein à leur développement à eux aussi. Les architectes et promoteurs, par exemple, vont mettre dix ans au lieu de trois pour mener ce projet. Pour eux aussi c’est compliqué et cela impacte l’économie du projet." Si les recours sont épuisés fin 2023, le projet pourra voir le jour, au mieux, en 2027.

Le promoteur brestois Océanic (144 salariés, 44,5 M€ de chiffre d'affaires en 2022) a vu, lui aussi, l’émergence des recours. Le programme immobilier Les Perles de Saint-Marc, lancé en 2015, va enfin pouvoir voir le jour. Le dossier est allé jusqu’à la Cour de cassation. "Nous avons gagné à toutes les étapes mais nous avons perdu beaucoup de temps", soupire Elena Azria, directrice du développement du groupe. Elle pointe le coût de l’immobilisation du foncier plutôt que le coût juridique en lui-même : "pendant ce temps-là, nous ne pouvons pas commercialiser. Chaque jugement reconnaissait pourtant que nous faisions ce qu’il fallait, y compris d’un point de vue environnemental. Nous avons de toute façon tout intérêt à préserver au maximum de la nature car c’est ce que nos clients recherchent !"

Vents contraires également pour l’éolien flottant

Le parc éolien de la baie de Saint-Brieuc aura connu de nombreuses oppositions tout au long des phases du projet — Photo : Christophe Beyssier

Face à ces projets industriels, les oppositions ont souvent un lien avec l’environnement. Mais même les projets éoliens en mer sont loin de faire l’unanimité. Les délais étirés de ces chantiers ont bien été intégrés par Ailes Marines, (pas encore de chiffre d'affaires, 100 salariés, certains partagés avec Iberdrola) qui met en œuvre le déploiement du parc éolien offshore en baie de Saint-Brieuc (496 MW, soit la consommation de 835 000 habitants), dont l’attribution a été décidée en… 2011. Stéphane Alain Riou, directeur du développement de cette filiale du groupe espagnol Iberdrola, se veut philosophe : "les gros travaux d’infrastructure sont toujours conflictuels. La notion d’intérêt général n’est pas toujours comprise de la même façon quand on est proche géographiquement du projet." Si les professionnels de la pêche - les opposants les plus bruyants - n’ont pas dans un premier temps manifesté un rejet du parc, un renouvellement de leurs représentants et les circonstances, comme le Brexit ou la politique européenne de la pêche, ont tendu les rapports entre les deux parties ces dernières années.

Ces échanges ont abouti à des amendements du projet, dont le budget total s'élève à 2,4 milliards d'euros. Par exemple, 100 % des câbles reliant les machines ont été enfouis, ce qui a occasionné un surcoût de "plusieurs dizaines de millions d’euros", selon Stéphane Alain Riou. Enfin, Ailes Marines verse des indemnisations aux professionnels de la pêche pendant la construction du parc et versera également pendant vingt ans une taxe éolienne qui s’élève à 2,8 millions d’euros par an, répartis entre les comités national, régional et départemental des pêches maritimes et des élevages marins. Ce dialogue se poursuit et le projet avance. Le parc éolien de la baie de Saint-Brieuc va être mis progressivement en service à partir de cet été jusqu’au mois de décembre.

Dans le Morbihan, le futur parc éolien en mer de Bretagne Sud, situé au large de Groix et de Belle-Ile, fait aussi des vagues. Il prévoit deux phases, un premier parc d’éoliennes flottantes de 250 MW qui pourrait voir le jour d’ici à 2030 et un second de 500 MW qui serait construit ultérieurement. L’investissement est estimé à plus d’un milliard d’euros et neuf candidats sont en lice pour cet appel d’offres. Une cinquantaine d’emplois devaient être créés directement, sur la base de maintenance du site. La réalisation du chantier générera, elle, beaucoup plus d’emplois. Le lauréat devrait être connu dans le courant de l’année. Là aussi, ce projet prône une énergie durable et renouvelable et vise à contribuer à limiter la dépendance énergétique de la Bretagne. Mais ces arguments ne suffisent pas. Plusieurs associations environnementales montent au créneau ainsi que des élus locaux, à l’instar de la présidente de la communauté de communes de Belle-Ile et maire de Bangor. La collectivité a transmis une lettre au Président de la République fin janvier. Dans ce courrier, les élus ne contestent pas "l’opportunité offerte par l’éolien flottant dans la transition énergétique" mais le lieu d’implantation actuellement envisagé "sur un paysage emblématique, reconnu nationalement, et sur l’attractivité du territoire, autant pour la qualité de vie à l’année que pour l’économie touristique", notent-ils. Selon eux, "l’apparition, à l'été 2022, dans l’horizon sud de Belle-Ile, du parc éolien de Saint-Nazaire, n’a fait qu’exacerber la réticence. Or, il est pourtant situé à 30-35 km de la côte sud de Locmaria, et se compose d’éoliennes plus petites que celles qui nous concernent."

L’État dégaine les sites clés en main

Deux approches s’opposent donc. D’un côté, des industriels qui entendent développer leur activité en pensant être dans leur bon droit après avoir obtenu toutes les autorisations et tous les financements. De l’autre côté, les opposants multiplient les recours en saisissant tour à tour les administrations ainsi que les juridictions concernées. Fort de ce constat, le gouvernement a dégainé un nouvel outil : celui des "sites industriels clés en main". Dévoilé en 2022, ce plan est inspiré du rapport de Laurent Guillot, ancien dirigeant du groupe Saint-Gobain, qui observait notamment "les délais réels des procédures administratives" pour les porteurs de projets industriels et logistiques. Sur ces sites clés en main, les procédures relatives à l’urbanisme, à l’archéologie préventive et à l’environnement ont été anticipées afin de permettre l’instruction des autorisations nécessaires à l’implantation d’une nouvelle activité industrielle dans des délais maîtrisés. En Bretagne, les sites concernés sont celui de La Janais à Rennes (Ille-et-Vilaine), le pôle industriel Pégase à Lannion (Côtes-d’Armor), Atalante à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine) et le parc d’activités de Lavallot à Guipavas (Finistère). Associée à cela, la loi Asap de simplification de l'action publique vise à "accélérer les implantations et extensions industrielles en France" depuis 2020.

Voir le bout du tunnel

Touchés mais pas coulés, plusieurs projets industriels qui ont connu les déboires des recours administratifs à répétition parviennent à voir le jour. C’est le cas d'un projet de la Sica de Saint-Pol (140 salariés, 238 M€ de chiffre d'affaires en 2021). En 2007, la coopérative légumière finistérienne commence à élaborer un projet de base logistique regroupant plusieurs de ces stations qui recueillent les légumes de ses adhérents, et le lance en 2009. Il aura fallu dix ans pour que ce projet voie le jour. Un dossier "très stressant, qui a demandé beaucoup d’énergie, notamment de la part de nos salariés, dont certains sont partis, épuisés par chaque nouvelle exigence réglementaire", confie Olivier Sinquin, directeur général de la Sica. Et aussi par quelques aberrations : "En 2009, nous voulions mettre des panneaux photovoltaïques. On nous a dit non. Aujourd’hui, nous pourrions être quasiment autonomes en énergie si nous avions pu le faire." Il pointe toutefois des points positifs : une évolution du projet, avec moins d’automatisation et plus d’humain. "Cela nous permet d’être très agiles. Nous avons aussi créé 25 % d’emplois en plus. Le montant de l’investissement a aussi été divisé par deux", conclut-il.

Dans le Finistère, la Sill n'aura jamais lâché son projet de nouvelle usine de lait malgré les contretemps et les manifestations — Photo : © Dominique Leroux

Le temps a également fini par être payant pour le projet de la Sill (1 600 salariés, 600 M€ de chiffre d'affaires en 2022), un habitué des recours. En 2013, lors de l’inauguration de sa chaufferie biomasse à Plouvien (Finistère), le groupe pensait sans doute avoir fait le plus dur après avoir fait face aux recours contre ce permis de construire. Il avait alors annoncé un nouvel investissement de 35 millions d’euros pour une nouvelle usine de lait, toujours dans son fief de Plouvien. Le début d’un long feuilleton qui s’achèvera avec l’inauguration de l’usine de 94 millions d’euros en 2021… à Landivisiau ! Entre les deux événements : des manifestations, d'oppositions mais aussi de soutien au projet réunissant près d’un millier de personnes, un nouveau projet à Guipavas également attaqué et une pandémie mondiale retardant la mise en route de l’usine. Si du temps a été perdu, Sill a tout de même pu revoir les capacités de production de sa nouvelle usine à la hausse. Tenace, Gilles Falc’hun n’a jamais lâché son projet, même si les recours ont parfois pu le rendre amer vis-à-vis des riverains et de ce qu’il considérait comme un "racket". "Landivisiau a été un choix imposé", rappelait le PDG à l’ouverture de l’usine.

La notion de temps fait partie du jeu de ces projets. Sera-t-elle encore plus incontournable à l’avenir ? Difficile de le prédire. Certains industriels, à l’instar de Dominique Lamballe, dirigeant de FenêtréA (600 personnes, 85 millions d’euros de chiffre d'affaires), à Beignon (Morbihan), ont privilégié l’échange avec les élus locaux et les associations environnementales en amont de la construction de sa nouvelle usine. "La compensation en arbres a déjà été effectuée par la commune de Beignon lors de la vente de la parcelle. Nous avons aussi fait le choix d’habiller la façade de l’usine avec du bois issu des arbres de ce terrain." Soutien du projet de Chausson Matériaux à Grand-Champ, le maire Yves Bleunven croit, lui aussi, à la pédagogie. "Nous devons être capable de bien expliquer les projets mais aussi d’avoir le courage de dire un certain nombre de choses."

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