Prêt garanti par l’État : une bombe à retardement pour les entreprises lorraines ?
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Prêt garanti par l’État : une bombe à retardement pour les entreprises lorraines ?

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En un an de crise, plus de 16 500 entreprises lorraines ont contracté un prêt garanti par l’État (PGE) pour un montant total dépassant les 2,5 milliards d’euros. Alors que les banquiers commencent à toquer aux portes, plusieurs chefs d’entreprise ne cachent plus leurs inquiétudes : comment rembourser dans une situation économique toujours aussi incertaine ? Si rien n’est fait, les défaillances, si peu nombreuses en 2020, pourraient bien exploser dans les prochains mois.

Le prêt garanti par l’État a permis d’abonder les comptes de 16 500 entreprises lorraines, à hauteur de 2,5 milliards d’euros — Photo : G.Berger - CD54

"Le prêt garanti par l'État nous a servi de bouée pour continuer à flotter." Pour Laurent Elles, le dirigeant du groupe Acrotir, spécialisé dans les travaux d’accès difficile et basé à Lunéville (Meurthe-et-Moselle), sans cette solution, la situation de l’entreprise aurait pu devenir très compliquée." Sur les 450 000 euros de prêt garanti par l’État (PGE) que le gérant a cherché à obtenir en mars 2020, un pool bancaire allié à Bpifrance lui a accordé 300 000 euros. "Cet argent nous a permis de régler les encours qu’on ne pouvait pas honorer du fait de l’arrêt de l’activité", détaille-t-il. Un an après, le patron va encore aller chercher 180 000 euros, toujours sous la forme d’un PGE, pour "relancer fortement l’activité parce que notre carnet de commandes est plein", affirme Laurent Elles. Pénalisé par une trésorerie très tendue, le chef d’entreprise est contraint de redémarrer doucement, en fonction du cash disponible.

Le dirigeant meurthe-et-mosellan est loin d’être le seul à être allé chercher des liquidités : selon les chiffres du ministère de l’Action et des Comptes publics, près de 657 000 sociétés françaises ont bénéficié d’un PGE pour un montant dépassant les 133 milliards d’euros au 26 février 2021. 2 % de cette enveloppe globale, soit 2,5 milliards d’euros, ont abondé les comptes de 16 500 entreprises lorraines, pour l’essentiel de très petites structures. En effet, près de 90 % des bénéficiaires de la région sont des TPE (comptant moins de dix salariés et moins de deux millions d’euros de chiffre d'affaires). Pour autant, elles ne représentent même pas la moitié des montants accordés (à peine 47 %). Par ailleurs, moins de 5 % des emprunteurs lorrains sont des PME (pour 39 % des montants) et moins de 0,2 % sont des ETI ou grandes entreprises (pour 9 % des montants).

Une nouvelle franchise d’un an

Un an après le lancement des PGE, le différé de remboursement prend fin et les entreprises concernées sont à la croisée des chemins : "Les clients ont trois options", détaille Frédéric Di Scala, le président du directoire de la Banque Kolb, l'enseigne du Crédit du Nord dans l'Est de la France. "La première, c’est le remboursement total du prêt. La deuxième, c’est d’amortir le crédit sur une durée de 1 à 5 ans, comme il était prévu à l’origine. La troisième option, c’est de faire un remboursement partiel, c’est-à-dire de rembourser la somme dont le client n’a pas l’usage et d’amortir le solde sur une durée de 1 à 5 ans." Face à une crise qui dure, les pouvoirs publics ont " introduit une nouvelle possibilité, celle de pouvoir opter pour un nouveau différé de remboursement d’un an", précise Frédéric Di Scala.

"Il est beaucoup trop tôt pour demander aux entreprises de se positionner sur leur remboursement"

Quelle que soit la décision du chef d’entreprise, elle doit désormais être communiquée aux banquiers, et ce dans les plus brefs délais, sous peine de voir la première échéance tomber : "Par défaut, le PGE va se rembourser. C’est la règle dans le cas où on ne fait rien. C’est pour cela qu’aucune situation ne doit passer à travers la raquette. Il serait vraiment dommage de se retrouver dans une situation difficile simplement parce que le chef d’entreprise a remis ça à plus tard", rappelle Richard Rostoucher, directeur des entreprises, collectivités et banque privée pour le Crédit Agricole Lorraine.

Alors qu’il semble désormais aisé d’emprunter (seulement 2,8 % des demandes de PGE éligibles ont été refusées, d’après le gouvernement), l’histoire est toute autre quand il s’agit de rembourser. En effet, selon un sondage mené par le Medef au mois de décembre 2020, confirmé par son antenne locale de Meurthe-et-Moselle, seules "28 % des entreprises interrogées envisagent de rembourser leur PGE par anticipation ou à l’échéance d’un an, un chiffre en recul de 6 points entre septembre et décembre."

Des patrons indécis face à une crise qui s’installe

Une tendance confirmée par les banques : en 2020, après le lancement du PGE, le Crédit Agricole Lorraine estimait que 30 à 40 % des prêts pourraient être remboursés avant même d’entrer en amortissement. "On était donc sur des PGE de sécurité, souligne Richard Rostoucher. Aujourd’hui, la crise se poursuivant, nous avons environ 20 % des clients qui vont rembourser tout de suite, quand les autres prendraient un autre choix. Et nous avons encore beaucoup de clients indécis, parce qu’on ne voit pas le bout de la crise."

Denis Camillini, directeur départemental de la Banque de France en Moselle — Photo : Jonathan Nenich / Le JDE

C’est effectivement dans ce manque de visibilité que se noue le problème, selon Gilles Caumont, président du Medef en Meurthe-et-Moselle : "Un an après le début de la crise, c’est toujours l’incertitude. Et maintenant, on demande aux entrepreneurs de se positionner tout de suite sur leur remboursement alors qu’ils n’ont pas de visibilité. C’est beaucoup trop tôt. Les entreprises ne disposent pas des informations suffisantes pour prendre une décision éclairée. Elles ne vont tout de même pas jouer leur remboursement à pile ou face !"

Face à une année 2021 "qui fait encore peur à de nombreux dirigeants", selon Anne-Christine Frère, associée au sein du cabinet d’expertise comptable CFGS à Remiremont (Vosges), beaucoup vont "jouer la sécurité et garder le PGE dans le bilan jusqu’en 2022", quitte à payer le taux d’intérêt et le coût de la garantie d’État associés. "Le problème, estime le président du Medef 54, c’est que rembourser 25 % de chiffre d’affaires sur quatre ans, cela veut dire rembourser plus de 6 % de cash-flow (flux de liquidités, NDLR) tous les ans ! Et les entreprises qui en sont capables se comptent sur les doigts d’une main. Quand on n’a pas les moyens et qu’on a consommé tout le PGE sur les deux années critiques, rembourser un tel montant devient mission impossible."

4,5 à 6 % des PGE ne seront pas remboursés

Alors le PGE serait-il devenu un cadeau empoisonné ? "Déjà, ce n’est pas un cadeau, réplique Denis Camillini, directeur départemental de la Banque de France en Moselle. Et il est encore moins empoisonné. Il s’agit d’un levier permettant de répondre rapidement à un besoin de trésorerie. Ce cash a permis d’honorer certaines charges fixes et de passer l’année. Après, cela reste un prêt. Et qui dit prêt, dit remboursement."

"Il y a des entreprises moribondes qui sont maintenues artificiellement sous perfusion."

Selon les estimations de la Banque de France, 4,5 à 6 % des PGE ne seront pas remboursés. Pour Bpifrance, ce chiffre varie de 4 à 7 %. Enfin, pour la Fédération des banques françaises, entre 5 et 10 % des entreprises ne pourront pas faire face à leurs obligations. "Dans tous les cas, ces données sont en dessous de la réalité, estime Stéphane Heit, le président de la CPME Grand Est. À l’heure actuelle, il y a des entreprises moribondes qui sont maintenues artificiellement sous perfusion. Quand la perfusion va être débranchée, j’ai peur qu’on ait une avalanche de dépôts de bilan."

L'experte-comptable Anne-Christine Frère s’attend, elle aussi, à une vague de défaillances, mais qui devrait toucher "essentiellement les TPE". Car, pour l’instant, elle n’observe "pas encore une dégradation énorme de la situation financière des entreprises. Pour les TPE, qui ont un volant de rentabilité déjà plus restreint en temps normal, si ce volant se réduit encore, ça ne va plus passer."

Vers un étalement du remboursement ?

"D’autant que certains dirigeants font une sorte de déni sur la gravité réelle de leur situation, précise Gilles Caumont, du Medef 54. Pour l’instant, l’Urssaf et les services de l’État n’envoient pas au dépôt de bilan. Mais quand ils reprendront leur marche habituelle, les sociétés les plus fragiles se retrouveront dans une situation très compliquée. Le danger, c’est qu’elles n’en sont peut-être pas forcément conscientes."

D’autant que ce "déni de réalité" a été amplifié par la communication "incohérente" du gouvernement, estime Gilles Caumont : "Des ministres ont parlé un peu trop vite d’une éventuelle transformation du PGE en prêts participatifs et en allongements, comme quoi la deuxième année de franchise pouvait se rajouter à la durée totale du prêt. Or, c’est impossible dans le cadre européen actuel. Un PGE, c’est 72 mois, point. Le problème est qu’il y a eu une communication politique déraisonnable en faisant penser à tout le monde que le PGE, de toute façon, finirait bien par se transformer en subventions ou qu’on aurait dix ans pour le rembourser."

Une position balayée par le directeur départemental de la Banque de France en Moselle : "Très honnêtement, nous n’avons jamais présenté le PGE comme une subvention. Nous l’avons toujours présenté comme un prêt bancaire avec une spécificité : celle d’être garanti à 90 % par l’État. C’est tout. Et quand on souscrit un prêt, on s’engage à le rembourser."

Gilles Caumont, président du Medef 54 — Photo : Lucas Valdenaire / Le JDE

Mais alors, que se passe-t-il concrètement si l’entreprise ne peut honorer ses engagements ? "Le PGE va-t-il se transformer en capital ou en subvention ?", comme l’ont demandé certains intervenants lors d’une visioconférence organisée par l’Association des directeurs financiers et de contrôle de gestion en Alsace et en Lorraine. "Ce ne sera ni l’un ni l’autre, répond Christian Thériot, directeur Grand Est de Bpifrance. Sur ce sujet, nous avons entendu tout et son contraire. Non, l’État ne deviendra pas actionnaire à hauteur des 130 milliards d’euros octroyés. Ce serait beaucoup trop compliqué. Et non, le PGE ne se transformera pas en subvention. Une entreprise ne peut pas s’enrichir en s’endettant. Imaginez la distorsion de concurrence !"

Être au rendez-vous de la reprise

À titre personnel, Christian Thériot ne croit pas à une annulation de PGE mais table sur d’autres solutions pour limiter les dégâts : "Par exemple des allongements de remboursement. On pourrait imaginer de tirer la maturité du PGE et ainsi permettre un remboursement sur huit ou neuf ans. Les portes resteront certainement ouvertes et l’accompagnement devrait pouvoir se faire au cas par cas. Je doute que l’État abandonne les entreprises."

Optimisme partagé par Gilles Caumont : "Il y aura forcément des solutions de refinancement pour éviter le massacre. De mesure de court terme en mesure de court terme, on finira bien par adoucir le problème." Malgré tout, d’autres difficultés ne vont pas tarder à s’accumuler. "Les problématiques de recrutement et de prix des matières premières ressurgissent, prévient-il. Il n’y a pas eu plus de formations pendant la crise et l’acier ou le pétrole ont déjà pris 10 à 20 % depuis le 1er janvier 2021. Les tarifs des containers de retour ou en provenance de Chine ont été multipliés par cinq. Il va donc falloir s’attendre à une deuxième crise dans la crise." Celle de la croissance et de l’endettement.

Ce retour aux affaires, il faut le prendre en compte dès maintenant, plaide Christian Thériot, de Bpifrance Grand Est : "La reprise ne s’est pas faite en 2020 et on l’espère pour 2021 avec une croissance estimée entre 5 et 6 %. Ce n’est pas neutre ! Ce rebond, il faut le prévoir et, pour ne pas rater des opportunités, il ne faudra pas être exsangue en trésorerie."

Encore faut-il passer le cap de 2021 pour espérer entrevoir cette reprise tant attendue. "Cumuler les remboursements d’investissement de production au boulet du PGE, c’est un vrai sujet, conclut Gilles Caumont. Maintenant, mieux vaut être vivant avec de nouvelles difficultés que d’être mort avant de les connaître."

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