Pourquoi Daimler abandonne son usine Smart en Moselle
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Pourquoi Daimler abandonne son usine Smart en Moselle

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Dans une filière automobile française déjà meurtrie, l'annonce a fait l'effet d'une bombe : le constructeur allemand Daimler a décidé de se débarrasser de son usine d'Hambach, en Moselle, connue pour produire la mini-citadine de marque Smart. Inauguré par le président Chirac et le chancelier Kohl en 1997, le site encaisse un coup fatal après avoir été conforté en 2018 par un plan d'investissement de 500 millions d'euros pour produire un modèle électrique de marque Mercedes. Le tour du dossier en cinq questions.

En confirmant son intention de mettre en vente le site Smart d’Hambach, le président du directoire de Daimler a évoqué deux raisons : l’épidémie de Covid-19 et les investissements massifs nécessaires à l’électrification de la gamme du constructeur allemand — Photo : © Daimler

1 - Qu’est-ce qui a poussé le constructeur allemand Daimler à mettre en vente Smartville ?

L'annonce a fait l'effet d'une bombe le 3 juillet : le constructeur allemand Daimler annonce aux représentants des salariés sa décision de vendre son usine d'assemblage automobile d'Hambach, en Moselle. Mise en service en 1997 pour produire une mini-citadine, la Smart, l’usine couramment appelée "Smartville" emploie aujourd’hui 1 600 personnes. Depuis 2019, elle produit la troisième version de la Smart Fortwo. Sur le site, lorsque la colère a éclaté suite à l’annonce de la mise en vente, ce sont les résultats du géant industriel Daimler que les salariés avaient en tête : 172 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2019 pour un total de 3,34 millions de voitures et de véhicules industriels vendus. Mais le résultat net de l’exercice 2019 est ressorti en baisse, à 2,7 milliards d’euros contre 7,6 milliards en 2018. Le dividende distribué aux actionnaires était lui aussi en recul, à 1 milliard d’euros contre 3,5 milliards d’euros en 2018.

Pas de quoi s’affoler ? Certes, mais l’exercice 2020 va être encore plus compliqué : pour le deuxième trimestre, le groupe Daimler a dévoilé une perte d’exploitation de 1,68 milliard d’euros, du fait de l’impact de l’épidémie de Covid-19 sur les ventes (-19 % sur les véhicules particuliers et -38 % sur les camions), mais aussi de 687 millions d’euros de charges de restructuration du réseau de production, incluant la vente de l’usine d’Hambach. Dans un communiqué publié en juin, le groupe Daimler prévenait tous ses partenaires : « Les investissements nécessaires à l’avenir ne peuvent plus être générés par une augmentation des revenus et des gains d’efficacité normaux. Le directoire a donc adopté un programme d’amélioration de la structure des coûts ». Quelques jours après, le sort d’Hambach était scellé.

2 - Comment Daimler va organiser la production de ses véhicules électriques ?

En confirmant son intention de mettre en vente le site Smart d’Hambach, le président du directoire de Daimler et de Mercedes-Benz, Ola Källenius, a évoqué deux raisons : l’épidémie de Covid-19 et les investissements massifs nécessaires à l’électrification de la gamme du constructeur allemand. « Les répercussions de la pandémie sur l’économie engendrent de nouvelles conditions sur le marché et, par conséquent, nous optimisons notre réseau de production mondial », a précisé le dirigeant. Dans la bouche d’Ola Källenius, « optimiser » veut dire réduire les coûts. Jusqu’à l’annonce de la vente du site d’Hambach, six sites étaient programmés pour produire des Mercedes de la gamme EQ, l’appellation des véhicules 100 % électrique de la marque : Brême, le site de référence et l'usine 4.0 qui sert de laboratoire au constructeur ; Rastatt et Sindelfingen, dans le Land du Bade-Wurtemberg ; Tuscaloosa aux États-Unis ; Pékin en Chine ; et enfin Hambach, en Moselle, qui devait sortir dès 2022 un petit SUV baptisé le EQA. Dans un rayon de 300 kilomètres, le groupe Daimler avait donc trois sites de production dédiés à la gamme EQ. Pas totalement déraisonnable face aux ambitions affichées par le groupe il y a encore quelques années : « Nous visons une flotte de véhicules particuliers neutre en carbone d’ici vingt ans », expliquait en 2019 Ola Källenius, dont le groupe prévoyait d’investir près de 10 milliards d’euros pour développer des véhicules électriques, des infrastructures de recharge et des dispositifs de stockage de l’énergie pour arriver à cet objectif.

3 - Daimler réussit-il sa conversion à l’électrique ?

Mais pour Daimler, rien ne se passe comme prévu. Lancé à l’été 2019, le premier véhicule 100 % électrique de marque Mercedes, le EQC, vendu entre 70 000 € et 95 000 € selon les finitions, affiche des chiffres de ventre désastreux. Les dernières données issues du marché allemand montrent que Mercedes a bouclé l’année 2019 avec 397 ventes, et 276 début 2020. A titre de comparaison, la marque Audi, propriété du groupe Volkswagen, a mis sur le marché un véhicule 100 % électrique similaire, le e-Tron, qui s’est écoulé à près de 4 500 exemplaires sur la même période. Le constat est implacable : les consommateurs ne perçoivent pas Mercedes comme un fabricant de véhicule électrique. Pire, c’est toute l’industrie automobile allemande qui est menacée par l’arrivée de nouveaux acteurs sur ce marché.

L’américain Tesla, avec son fantasque dirigeant Elon Musk, concentre une bonne partie de l’attention, et à juste titre, puisque le constructeur a vendu en Europe et aux États-Unis plus de voitures électriques que l’ensemble de ses rivaux. Derrière, encore dans l’ombre, les constructeurs chinois s’apprêtent aussi à mener une offensive sur le marché européen, avec des marques comme Geely, Saic ou encore Aiways. Avec un véhicule électrique, plus besoin de passer les très contraignantes homologations européennes sur les émissions de gaz polluants : de plus, les industriels chinois ont commencé par maîtriser un bout de la chaîne valeur, en mettant la main sur les matières premières nécessaires à la fabrication des batteries, et notamment le lithium. Sur le segment des mini-citadines, Daimler a déjà abandonné le marché à ses concurrents : en mars 2019, le groupe allemand crée une joint-venture avec le chinois Geely pour produire la future génération de Smart électrique en Chine, dès 2022, production qui devait être attribuée à l’usine d’Hambach.

4 - Quel repreneur pour le site d’Hambach ?

En 2018, le constructeur allemand Daimler a dévoilé un plan d’investissement de 500 millions d’euros visant à produire un modèle de marque Mercedes 100 % électrique, qui semblait pouvoir garantir la pérennité de Smartville pendant plusieurs années. Le chantier engagé par Daimler devrait aller jusqu’au bout et permettra au futur repreneur de s’installer dans une usine opérationnelle. Si l’annonce de la mise en vente du site a eu l’effet d’une bombe localement, l’impact a aussi été important dans le petit monde des constructeurs automobiles. Certains observateurs ont pensé à Tesla, empêtré dans ces problèmes pour faire sortir de terre sa « Giga Factory » à Berlin mais bien décidé à défier les géants allemands de l’automobile sur leur propre terrain. D'autres ont cru voir dans un petit contrat passé entre le groupe Bolloré et Daimler pour équiper de batteries produites par sa filiale Blue Solutions les autobus Mercedes-Benz eCitaro un indice sur les intentions de l’industriel breton vis-à-vis d’Hambach.

Mais c’est un autre communiqué, publié en Angleterre, qui a attiré toute l’attention. Ineos Automotive, une filiale du groupe Ineos, le géant anglais de la pétrochimie qui pèse 60 milliards de chiffre d’affaires et emploie plus de 22 000 personnes, révélait être entré en discussion avec le groupe Daimler pour produire sur le site d’Hambach un 4x4, appelé le « Grenadier ». A Hambach, Le conseil économique et social du 25 août aurait livré quelques certitudes : « Ineos a donné une lettre d’intention pour racheter le site d’Hambach. Le groupe Ineos a une période d’exclusivité pour une période de six mois. Maintenant il faut un retour du conseil de sécurité de Daimler », affirme un représentant de la CGT.

5 - Le « Grenadier » est-il le bon véhicule pour sécuriser l’avenir d’Hambach ?

Déjà lancé dans la construction de deux sites de production, à Estarreja au Portugal et Brident au Pays de Galles, le PDG d’Ineos Automotive, Dirk Heilmann, explique que les « surcapacités sont un problème important pour le secteur automobile », et que la mise en vente du site d’Hambach (par Daimler) avait changé la donne pour son groupe. « En raison de la pandémie de Covid-19, de nouvelles options, telles que le rachat de l’usine d’Hambach, se sont ouvertes, ce qui n’était tout simplement pas à notre disposition auparavant. Nous avons donc aujourd’hui un autre regard, et nous examinons si l’ajout de deux nouvelles installations de fabrication est la bonne chose à faire dans le contexte actuel ». Reconnaissant que les mesures de distanciation physique avaient entraîné des retards sur les chantiers, le dirigeant d’Ineos Automotive a expliqué qu’il était dans l’obligation de faire ce qui était « bon pour le business ».

Le Grenadier est un véhicule 4x4 dit « rustique », imaginé pour concurrencer le Land Rover Defender ou encore le Mercedes Classe G. Né de l’imagination de Jim Ratcliffe, le PDG du groupe Ineos, le Grenadier est équipé d’un moteur thermique à 6 cylindres, produit par l’allemand BMW. Conçu pour se réparer facilement, le premier véhicule produit par le groupe Ineos doit être disponible sur le marché fin 2021, pour un prix qui devrait tourner autour de 30 000 €. Pour lancer son 4x4, Jim Ratcliffe a prévu d’investir 1 milliard d’euros, pour sortir environ 25 000 véhicules par an, destinés d’abord au marché européen puis au reste du monde, sur un segment de marché très étroit où la concurrence est moins intense. Lors du lancement du véhicule, Dirk Heilmann avait rejeté la possibilité d'en faire une version électrique, estimant alors que l’autonomie des batteries n’était pas suffisante. Pour l’industriel britannique, le site d’Hambach présente plusieurs avantages non négligeables par rapport à la stratégie initiale : une usine au lieu de deux, en plein cœur du marché européen, et la possibilité de produire en zone euro. Mais alors que l’ensemble des constructeurs européens se débat avec la nécessité de faire émerger des véhicules à faible émission voire à émission nulle, le 4x4 imaginé par Jim Ratcliffe semble un peu daté. « Ineos est aussi en train de travailler sur une stratégie d’électrification. C’est aussi pour cela qu’Hambach est un point stratégique », auraient indiqué, sans plus de détails, au sortir d’un conseil économique et social à Hambach mi-juillet, des responsables de Smartville. Relayée par l’intersyndicale, l’information n’a pas été confirmée à l'heure où nous écrivons ces lignes. Pour ce qui est de la réussite ou non d’un éventuel Grenadier, une fois encore, le consommateur arbitrera.

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