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Le groupe Kramer redonne vie à la dernière usine de céramique française
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Le groupe Kramer redonne vie à la dernière usine de céramique française

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Usine historique de la marque de céramique sanitaire Jacob Delafon, le site de Damparis, dans le Jura, a été repris à l’américain Kohler par le groupe Kramer, une PME meusienne spécialisée dans la fabrication de robinets. Un rachat qui ressemble à un défi : le groupe meusien, qui pèse 30 millions d’euros de chiffre d’affaires, veut redonner un nouveau souffle à une usine de 75 000 m2, opérationnelle depuis 1899.

54 des 151 salariés employés sur le site de Damparis ont retrouvé leur poste avec la création de la Jurassienne de céramique française — Photo : APR - Kramer

Sous la tête de la fraiseuse à commande numérique, le plâtre prend peu à peu la forme d’une vasque. Encore quelques heures de travail, et le moule sera prêt. "Réussir à sortir un premier moule et maîtriser une première référence après un mois de travail, c’est formidable !", se félicite Rodolphe Gomis, délégué CFE-CGC du site de Damparis et futur directeur opérationnel de la Jurassienne de céramique française.

Le 3 septembre 2020, lorsque le groupe américain Kohler a dévoilé son intention de vendre l’usine de fabrication de céramique sanitaire de Damparis, dans le Jura, berceau historique de la marque Jacob Delafon, personne n’aurait misé sur la survie du site, en activité depuis 1899 : 151 salariés se retrouvaient sans perspective dans un département très touché par les fermetures de sites industriels. Face à la détresse du personnel, un groupe américain engagé dans une logique de rationalisation des coûts : la marque Jacob Delafon reste sa propriété, la production réalisée à Damparis est attribuée à une usine marocaine.

Un groupe, trois sites de production

Un an plus tard, après plusieurs rebondissements, c’est une PME meusienne, le groupe Kramer, qui endosse le costume de sauveur de la dernière usine de production de céramique sanitaire en France. Réalisant 30 millions d’euros de chiffre d’affaires, pour un effectif de 112 salariés, le groupe meusien fabrique des robinets pour la distribution professionnelle et la grande distribution, vendus à 60 % pour les marques de distributeurs et à 40 % sous les marques Kramer et Horus. Une activité en hausse 35 % sur le dernier exercice, réalisée à 20 % à l’export, dans 40 pays différents. La marque Horus est la propriété de Kramer depuis 2018, date à laquelle le groupe a racheté le fabricant de robinet haut de gamme alsacien, dont le site de production est installé à Obernai. Une usine qui vient compléter le principal site de production du groupe, basé à Étains, dans la Meuse. Depuis le 9 décembre dernier, le groupe s’appuie sur un troisième site de production, la Jurassienne de céramique française, à Damparis.

"Je me suis posé une question : pourquoi fermer une usine comme celle-là ?"

C’est par son réseau de distributeurs que le président du groupe Kramer, Manuel Rodriguez, a appris que le groupe Kohler avait décidé de fermer le site jurassien. Lors de sa première visite, organisée en accord avec le groupe américain, il prend une "grande claque dans la figure" : nichée dans un mouvement de terrain, l’usine ne dévoile pas immédiatement ses 75 000 m2. À l’extérieur, les bâtiments accusent leur âge et semblent sortir d’une autre époque. À l’intérieur, les espaces, gigantesques, cachent un outil de production capable, dans sa configuration actuelle, de produire plus 400 000 pièces de céramique sanitaire par an. Les ateliers, où la main de l’homme reste indispensable, se conjuguent avec des zones où les robots garantissent la compétitivité du site.

"J’ai réagi comme un industriel français et je me suis posé une question : pourquoi fermer une usine comme celle-là ?", se souvient Manuel Rodriguez. Un an auparavant, le président du groupe Kramer s’était intéressé à un fabricant français de meubles de salle de bains, avec une idée en tête : devenir un "ensemblier" de la salle de bains. Concrètement, Manuel Rodriguez voulait mettre sur le marché des ensembles comprenant meuble et robinet, afin de générer plus de valeur ajoutée. "Pour des raisons diverses et variées, ça ne s’est pas fait", rappelle Manuel Rodriguez. "Mais nous étions plutôt orientés vers ce type de croissance externe pour nous développer."

Le soutien du réseau de distributeurs

Avant de trouver un fabricant de meubles de salle de bains, Manuel Rodriguez se retrouve donc face à la fermeture de la dernière usine de céramique sanitaire française. Une fois l’idée de la reprise implantée dans la tête du dirigeant, elle va faire son chemin, jusqu’à germer : "Notre client principal, Saint-Gobain Distribution, nous a dit qu’il pourrait nous appuyer", dévoile Manuel Rodriguez. "Dès le départ, nous avons eu des promesses d’achat." Le comportement des salariés a achevé de convaincre le chef d’entreprise : plongés en pleine incertitude, les 151 salariés n’auront fait qu’un seul jour de grève après l’annonce de la fermeture. "Et le mois suivant le plan de sauvegarde de l’emploi, ils dégageaient une rentabilité record sur le site", souligne Manuel Rodriguez.

Le sujet fait irruption dans les cabinets ministériels, en plein mouvement de valorisation du made In France. L’État s’engage et met plus de 1,5 million d’euros dans la reprise, dont "550 000 € grâce au dispositif Territoire d’industrie", a précisé Agnès Pannier-Runacher, la ministre déléguée à l’Industrie, dans une vidéo diffusée lors de l’inauguration du site, le 9 décembre. Les collectivités locales ne sont pas en reste : Aktya, une société d’économie mixte qui opère en Bourgogne Franche-Comté, va racheter les bâtiments au groupe Kohler, pour un montant total de "1,35 million d’euros, dont 600 000 € versés par la Région", précise Anne Vignot, maire de Besançon et présidente de la société d’économie mixte Aktya. Le groupe Kramer commencera à payer son loyer dans un an, et pourra racheter les bâtiments à Aktya dans 15 ans.

"Nous sommes les derniers fabricants français de céramique : et ça, c’est vendeur"

Les négociations tendues entre Kramer et Kohler ont laissé des traces : la vente n’a pas pu être bouclée avant la fin du plan de sauvegarde de l’emploi, signé le 3 mars 2021. Les 151 salariés du site ont donc été licenciés, et Manuel Rodriguez a prévu de reprendre "en priorité" les anciens salariés. À ce jour, 54 d’entre eux ont retrouvé leur emploi, dont certains à des postes clés. Début décembre, Jean-Claude Cetre a retrouvé son atelier. Les mains pleines de plâtres, le technicien fait le moule des moules, la matrice, qui va ensuite servir à la production en série. "Mais des matriceurs, en France, il n’y en a plus. Sans nous, Monsieur Rodriguez aurait été contraint de sous-traiter en Italie". Une orientation loin de la stratégie portée par le groupe Kramer : "Mon idée n’est pas de botter les fesses des concurrents, mais juste devenir un acteur incontournable du marché français. Nous sommes les derniers fabricants français de céramique : et ça, c’est vendeur", affirme Manuel Rodriguez.

Faire du volume, un business model

Faire du made In France, Manuel Rodriguez s’y emploie depuis plus de 27 ans, depuis qu’il est à la tête de son entreprise : "J’ai l’impression que nos dirigeants politiques ont pris conscience, pendant la crise du Covid, que dans un pays où on n’est même plus capable de produire des masques ou du paracétamol, il va falloir produire à nouveau en France. Évidemment, on ne va pas récupérer rapidement 20 années de retard, qui ont mené à la désindustrialisation, mais j’ai l’impression qu’on va pouvoir récupérer une partie du retard". Le dirigeant place aussi sa confiance dans la stratégie qu’il a appliquée pour développer l’activité de Kramer dans la robinetterie : faire du volume avec les marques distributeurs et gagner sa marge en produisant des pièces haut de gamme, à forte valeur ajoutée.

"Faire du volume, c’est notre business model", insiste le président du groupe Kramer. "Nos distributeurs sont parmi les plus gros distributeurs. Ils vendent sous leur marque beaucoup de volume. Et nous allons nous inscrire dans ce volume. Aujourd’hui, faire venir une vasque, un lavabo, une toilette de l’autre côté de la planète, d’Asie par exemple, ça coûte très cher. Et tant mieux. Il faut que ça continue encore à coûter très cher. Parce que tant que ça coûtera cher, on aura peut-être la chance de mettre en place notre projet."

Employer 150 salariés en 2026

Le chef d’entreprise sait que le temps est compté : "Pendant au moins six mois, nous ne ferons pas de chiffre d’affaires. Les six autres mois du premier exercice, nous ferons un peu de chiffre d’affaires mais bien évidemment, pas assez pour couvrir les frais", dévoile Manuel Rodriguez, qui prévoit d’arriver à l’équilibre au bout du troisième exercice. À cette date, le site devrait dégager plus de 15 millions d’euros de chiffre d’affaires.

Poussé par les élus pour reprendre l’ensemble des anciens salariés de Kohler, Manuel Rodriguez s’est engagé à reprendre 70 personnes au terme du premier exercice et "ambitionne d’atteindre un total de 150 salariés à l’horizon 2026". Un défi en soi : "Je rappelle que 54 salariés, c’est 2,5 millions d’euros de masse salariale", souligne Manuel Rodriguez, qui se voit aussi contraint par la hausse des prix de l’énergie. L’usine de Damparis consomme du gaz et de l’électricité, pour cuire les pièces en céramique dans un four de plus de 100 mètres de long.

La demande peut permettre de redémarrer

Désormais exploitant d’un site industriel de 75 000 m2, Manuel Rodriguez estime que le maintien de l’outil en état va lui coûter 5 millions d’euros sur cinq ans : "On ne peut pas être propriétaire d’un site comme celui-ci sans un investissement minium annuel. Kohler a arrêté d’investir sur ce site il y a cinq ans. Il y a des manques, il va notamment falloir investir dans l’automatisation", détaille le dirigeant.

Un mois après la relance de l’activité, l’équipe de Damparis a finalisé un premier prototype : une vasque en céramique, un modèle simple qui a permis à l’équipe de se roder. "On est concentré sur la remise en marche parce qu’on part de zéro", rappelle le président du groupe Kramer, qui a vu partir l’industriel américain avec les moules permettant de fabriquer les pièces en céramique. "Nous avons le carnet de commandes, l’outil et le savoir-faire. Maintenant, il faut tout mettre en musique, et c’est là-dessus que je me concentre aujourd’hui."

Le groupe Saint-Gobain Distribution a confié à la Jurassienne de céramique française la réalisation "d’une douzaine de produits différents". Une pièce est déjà prête pour la production en grande série, quand trois autres sont aussi en cours de finalisation. "Un mois pour finaliser un prototype, c’est très encourageant", se félicite Manuel Rodriguez. "Et nous avons signé un nouveau marché sur des éviers, avec quatre autres modèles à produire pour un autre client. La demande, ce n’est pas ce qui manque. L’enjeu, c’est d’arriver à tout remettre en marche".

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