Hervé Bauduin (UIMM Lorraine) : « Penser qu’il n’y aura plus besoin d’industrie est une erreur historique »
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Hervé Bauduin président de l'UIMM Lorraine Hervé Bauduin (UIMM Lorraine) : « Penser qu’il n’y aura plus besoin d’industrie est une erreur historique »

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Les industriels lorrains font face à un enjeu d'envergure : parvenir à recruter 4 000 personnes par an jusqu'en 2025 pour relancer un secteur d'activité qui fait vivre 600 000 personnes et est l'âme même de la Lorraine. Hervé Bauduin, président d'Usines Claas France (380 salariés) et de l'Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM) Lorraine, revient sur ce défi et sur le tournant que s'apprêtent à prendre la région et la France quant à son industrie.

Pour Hervé Bauduin, président d'Usines Claas France et président de l'UIMM Lorraine, "si, dans les cinq ans qui viennent, nous ne redonnons pas toute sa place et toutes les ressources nécessaires à l’industrie en France, ce sera trop tard" — Photo : Jonathan Nenich

Le Journal des Entreprises : Le recrutement est un enjeu majeur de l’industrie en Lorraine. Quelle est la position de l’UIMM par rapport à ce phénomène ?

Hervé Bauduin : A l’échelle nationale, l’Union des industries et des métiers de la métallurgie (UIMM) revendique environ 100 000 besoins de recrutement par an jusqu’en 2025. Dans le Grand Est, nous estimons que 4 000 postes sont à pourvoir entre 2020 et 2025 pour couvrir des départs et répondre à l’érosion régulière des effectifs dans les emplois de l’industrie. La France s’est désindustrialisée et les entreprises ont besoin de croissance pour ne pas générer de réduction des effectifs. Le recul de l’industrie explique le fait que les entreprises ont moins recruté, ce qui a conduit à un vieillissement des effectifs. Par ailleurs, des besoins naissent dans des métiers qui sont en train de se créer. Globalement, c’est un renouvellement générationnel.

Comment expliquer un tel recul ?

H.B. : Nous n’avons pas assez communiqué sur ce qu’étaient devenus nos métiers. L’industrie paye 10 à 15 % mieux qu’ailleurs en moyenne et permet des métiers qualifiés dans lesquels il est possible de s’épanouir. Quand l’industrie traverse des crises, le chef d’entreprise privilégie sa boîte et l’accueil des apprentis n’est plus une priorité. Nous ne sommes pas assez ouverts vis-à-vis de l’Éducation nationale, même si c’est en train de changer.

« Il n’y a pas de grand pays sans grande industrie, car c’est l’essentiel de la R&D et de l’exportation. »

L’enjeu est capital. Si, dans les cinq ans qui viennent, nous ne redonnons pas toute sa place et toutes les ressources nécessaires à l’industrie en France, ce sera trop tard. Or il n’y a pas de grand pays sans grande industrie, car c’est l’essentiel de la R&D et de l’exportation. Pour les métiers de la métallurgie, un poste fait vivre, en emplois indirects ou induits, quatre personnes : des sous-traitants, des services, des commerces, des enseignants… Les industries de l’UIMM, c’est 144 000 employés dans le Grand Est, soit la moitié des effectifs de l’industrie de la région. Si on prend ce ratio, ça fait 600 000 emplois. Est-ce que demain on imagine le Grand Est se passer de 600 000 emplois ?

L’industrie lorraine, voire française, serait donc en état de péril éminent ?

H.B. : Pour que l’industrie soit performante, elle doit avoir un écosystème. Malgré la fermeture des hauts fourneaux, la Lorraine est une région industrielle par essence. C’est un patrimoine, une culture. Si demain on ne faisait plus de cuisine en France, on ne le réinventerait pas après. L’industrie, c’est pareil. Si on descend en dessous d’un seuil, il n’y aura plus les compétences. Parier sur le fait, comme il y a trente ans, que les têtes pensantes resteraient en France, alors même que les usines de production se délocaliseraient en Europe de l’Est ou en Chine est une monstrueuse erreur. L’ingénieur doit voir ce qu’il fabrique, toucher, sentir. Aujourd’hui on s’aperçoit que les bureaux d’études ont suivi les sites de production dans ces pays.

En tant que président de l’UIMM en Lorraine, vous attachez une place prépondérante à la formation. Est-ce le meilleur moyen d’attirer les jeunes ?

H.B. : Depuis deux ans, nous notons une progression spectaculaire dans le pôle de formation des industries lorraines. En 2017, nous avons eu 15 % d’entrées en plus dans les centres de formation d'apprentis de l'industrie (CFAI), et 20 % en plus cette année dans les formations de CAP à BTS. L’objectif d’augmenter de 50 % le nombre d’apprentis semble possible et nous espérons atteindre 2 000 apprentis en 2022 dans les CFAI, contre 1 450 aujourd’hui. 85 % des étudiants réussissent leurs examens et, six mois après la sortie du CFAI, 80 % obtiennent un travail. Il faut développer la représentation féminine, qui apporte une diversité indispensable. Dans les meilleures écoles d’ingénieurs, il y a 18 % de filles, et 10 % à l’École Nationale d'Ingénieurs de Metz.

« Je ne voudrais pas que la France devienne un grand musée et un camp de vacances. (...) Avoir pensé qu’il n’y aurait plus besoin d’industrie est une erreur historique. »

Je ne voudrais pas que notre pays devienne un grand musée et un camp de vacances. On a tout ce qu’il faut pour être un grand pays industriel, mais on atteint un seuil dangereux : l’industrie représente 10 % du PIB. On était à 27 %, il y a trente ans. Les sociétés ont externalisé des services, mais la chute reste vertigineuse. L’Allemagne est encore à 18 %. On a aussi un souci de charges, qui sont 5 à 6 points plus élevées que celle de nos voisins immédiats. Quand bien même elles baisseraient, s’il n’y a plus personne pour travailler…

Pourtant un milliard d’euros a été investi dans des industries en Moselle en un temps record. Paradoxal ?

H.B. : C’est fabuleux. Il y a de l’argent consacré à moderniser des entreprises existantes, et Knauf, qui part de rien ! L’entreprise va se créer de 0 et représente un investissement de 110 millions d’euros, 125 emplois. Mais depuis combien de temps nous n’avons pas vu ça ? C’est le moment de sortir du bois et de dire que nous comptons.

La bonne nouvelle, c’est l’investissement. Le grand pari, c’est de faire en sorte que ces investissements trouveront les compétences pour les faire fonctionner. C’est un travail de concert entre les industriels, les élus, l’éducation nationale, les politiques. Nous n’allons pas remplacer l’industrie par des start-up, des services. L’industrie, notamment manufacturière, produit de la valeur ajoutée présente partout, des smartphones aux bureaux. Le virtuel fait fonctionner le monde physique. Vous êtes content d’utiliser le smartphone pour réserver le train, mais vous prenez quand même le train à la fin. Avoir pensé qu’il n’y aurait plus besoin d’industrie est une erreur historique.

La digitalisation s’accélère dans tous les domaines, y compris l’industrie. Quel est votre point de vue sur l’usine du futur ?

H.B. : Dans ma carrière d’industriel, j’ai vu beaucoup de choses, y compris les effets de mode. La digitalisation est inéluctable. Il faut avoir la prudence nécessaire pour distinguer l’utile du gadget. Tout n’est pas justifié économiquement et il ne faut pas céder aux sirènes de ceux qui disent qu’il faut tout automatiser.

La connectivité entre machine, système, homme et le traitement des données est inexorable. Mais si la transition s’opère trop vite, un problème social va se poser. L’ingénierie sociale est indissociable de la transformation d’une entreprise. L’ingénieur fier, qui a toujours fait sa soudure, ne peut devenir le pilote d’un robot de soudure du jour au lendemain. L’intelligence humaine doit être en amont de la machine. Il faut concevoir les pièces et les gabarits différemment, pour adapter la production aux capacités des robots, moins souples par exemple que les hommes.

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