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FTP Lorraine : "Gérons la crise économique comme nous gérons une crise militaire"
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Thierry Ledrich président de la Fédération des travaux publics de Lorraine "Gérons la crise économique comme nous gérons une crise militaire"

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Pour faire face à la crise économique actuelle, Thierry Ledrich n’hésite plus à préconiser des mesures dignes d’une gestion de crise militaire. Le président de la Fédération des travaux publics en Lorraine a même invité à ses Assises annuelles un général et un expert militaire pour conseiller les entreprises du secteur.

Thierry Ledrich, président de la Fédération des travaux publics en Lorraine, dans les jardins de l’Abbaye des Prémontrés (Pont-à-Mousson) où se sont déroulées les Assises du TP le 16 juin 2022 — Photo : Jean-François Michel

Le 16 juin, aux Assises de la Fédération des travaux publics en Lorraine, vous avez invité le journaliste spécialiste des questions militaires Pierre Servent et le général Xavier Culot de la zone de défense et de sécurité Est. Pourquoi ?

Tout d’abord, parce que nous souhaitions traiter de la guerre en Ukraine et de ses effets sur notre secteur d’activité. Il faut le dire, nous sommes en guerre. Pas une guerre où nous ramassons des morts, mais une forme de guerre économique dont nous subissons les conséquences. Ensuite, il n’y a pas meilleur gestionnaire de crise que les militaires. En cas de problème, ils savent réagir rapidement et efficacement. Ils savent rester au pied de l’éventail comme on dit pour conserver toutes les options possibles. Le général Culot nous a conseillés sur les mesures à mettre en œuvre dans cette situation très difficile. J’en suis convaincu, il faut une organisation militaire à la gestion de cette crise économique.

La situation des entreprises régionales du secteur est à ce point dégradée ?

Nous devons d’abord gérer la pénurie de matières premières et de main-d’œuvre. Il y a un déséquilibre important entre l’offre et la demande, les prix explosent et à côté de cela, il n’y a pas vraiment de croissance. Nos prix ont augmenté de 8 % l’an dernier et ce sera la même chose pour 2022. Concrètement, nous subissons une hausse de plus de 15 % de nos dépenses sur deux ans. En plus de la crise de l’offre, nous faisons face à une crise de la demande car nous, les travaux publics (TP), nous dépendons aux deux tiers de la commande publique. Or, ça tarde. Les commandes n’arrivent plus. Elles n’arrivaient déjà pas il y a deux ans. Nous espérions que cela allait enfin repartir en ce début d’année et au moment où nous nous préparions au redémarrage, la guerre en Ukraine est arrivée. Nous sommes confrontés à des maîtrises d’ouvrages et à des collectivités qui ont peur et qui ne savent pas si elles auront leurs dotations l’an prochain. Pour ma part, je pense qu’elles surexagèrent leurs peurs : jamais leur trésorerie et leur dotation n’ont été aussi bonnes. Conséquence : par rapport à avril 2021, nous enregistrons une baisse d’activité de 11 %. Avec l’inflation, c’est une chute de 20 % de nos volumes. Dans ce scénario noir, il faut se préparer à licencier.

Pourtant, vous pourriez être mis à contribution pour engager la transition écologique du pays.

C’est ce que nous croyions. Près de 50 % des gaz à effet de serre émis en France sont émis par l’usage des infrastructures que nous construisons : routes, voies ferrées, transport de gaz ou d’électricité. Quand la France affiche un objectif de neutralité carbone en 2050, elle ne peut pas ignorer notre secteur d’activité. Nous avons donc développé différents projets à la carte et montré que, quelle que soit la tendance politique, il faudrait mettre 20 milliards d’euros par an pendant dix ans dans le business des TP pour améliorer nos infrastructures et réduire significativement les gaz à effet de serre. Nous avons donc, d’un côté, un scénario noir avec 20 % d’activité en moins et de l’autre, une transition écologique qui pourrait nous en apporter 40 % de plus. Les entrepreneurs du secteur ne savent plus où donner de la tête ! Dans un cas comme dans l’autre, ce n’est plus du tout la même histoire. Soit nous devons nous préparer à licencier, soit nous devons embaucher 150 000 personnes supplémentaires pour la transition écologique. Alors maintenant, on fait quoi ?

Vous espérez donc trouver la réponse en vous tournant vers l’armée ?

Oui, car le premier principe des militaires, c’est l’agilité. Nous devons avoir des gens suffisamment polyvalents au cas où l’un d’entre nous tombe au champ d’honneur, un autre doit pouvoir prendre sa place. C’est aussi un travail de cohésion et de sécurisation à l’arrière. C’est là que les ressources budgétaires des collectivités entrent en jeu. À l’image du carburant qu’il faut amener sur le front pour remplir les tanks, c’est toute une logistique qui doit suivre. Le carburant, c’est l’argent des collectivités. Le tank, c’est l’entreprise de TP. Il faut aussi de l’innovation et du progrès technologique. Avec des armes antichars, on change la donne. Il faut enfin simplifier les chaînes de commandement avec plus d’outils numériques et surtout prendre soin des soldats. Cela passe par la réduction de la pénibilité au travail et par un accompagnement de tous les acteurs du secteur. Vu l’état de santé psychologique des Français, la question doit être posée. C’est d’ailleurs ce que nous avons fait avec le lancement il y a un an du label "RSE TP" pour développer, entre autres, la mixité et la qualité de vie au travail. Nous ne faisons plus travailler les jeunes comme on les faisait travailler il y a trente ans. Ils ont un rapport différent à la vie et au travail. Nous ne pouvons plus l’ignorer.

En quoi cet état d’esprit militaire pourrait-il vous aider à faire face à la pénurie de main-d’œuvre ?

Nous n’en sommes plus à vouloir des gens qui ont des compétences. Nous avons abandonné cet espoir. Aujourd’hui, pour la moitié de nos métiers, nous voulons simplement des gens qui veulent travailler, qui se lèvent le matin, qui disent bonjour et merci. C’est exactement ce savoir-être que l’armée peut apporter. Et ceux qui font leur service militaire volontaire rentrent très bien dans la vie active. Ce sont des gens qu’on s’arrache. Clairement, c’est un vivier que nous utilisons.

En résumé, vous dites aux entreprises des travaux publics de faire le dos rond et aux collectivités locales de sortir l’argent qu’elles conservent dans leur trésorerie ?

Je ne dirais pas forcément de faire le dos rond, car on ne sait pas combien de temps va durer la crise. Là encore, comme le dit l’armée, la meilleure défense, c’est l’attaque. Il ne faut pas faire le dos rond trop longtemps au risque d’épuiser les bons éléments qui veulent travailler. Il faut faire les efforts pour les garder et ce, quelle que soit la taille de l’entreprise. Il ne faut pas non plus que le stress ambiant fasse paniquer les chefs d’entreprise. Il faut garder raison. Mais ce n’est pas facile. La crise actuelle aura probablement plus de séquelles que la crise sanitaire. Les comptes courants se vident et les dirigeants n’ont plus cette bouée de sauvetage qu’est le PGE car ils doivent maintenant faire face à leurs dépenses. J’ai peur que l’an prochain, il y ait de la casse. Ce sera d’autant plus aberrant si on nous annonce qu’il faut lancer la transition écologique et faire 40 % d’activité supplémentaire. On dégagerait la moitié des effectifs en raison de la crise et il faudrait doubler leur nombre peu de temps après ? En attendant, il faut que les collectivités locales, communes et départements, aillent de l’avant, nous fassent confiance et arrêtent de thésauriser. Car, si elles ne font rien dans l’objectif d’éviter une situation difficile, nous allons en vivre une autre qui s’avérera encore plus difficile. Et celle-là, elle arrivera à coup sûr.

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